La prise en compte des jeunes en France suivis au sein de dispositifs très désinstitutionnalisés
Ludovic Quinquis
Colloque de l’AIFRIS 2017 à Montreal
Récit d’expérience et analyse,
Axe 2 :« les expérimentations et la mise en œuvre des solidarités aujourd’hui »
La communication qui va suivre prend pour points de départ deux structures d’accueil de jeunes dans lesquelles j’ai officié de 2007 à 2016 sur Marseille. Les deux structures existent toujours et remplissent les mêmes missions en ce début d’été 2017.
La première structure est un Foyer de Jeunes Travailleurs développant, à partir de son bâti, une multitude d’autres services, de l’accompagnement à l’insertion professionnelle à l’hébergement social, voire d’urgence, en passant par la protection de mineurs et de jeunes majeurs.
La seconde structure est un Espace Santé Jeunes accueillant des jeunes de 12 à 25 ans pour des entretiens psychologiques, sociaux et/ou médicaux, toujours avec les professionnels compétents en la matière : psychologues, travailleurs sociaux, médecins.
J’ai officié au sein de ces deux structures en tant que travailleur social. J’ai effectué des entretiens sociaux avec à peu près 500 jeunes durant ces neuf années. Pour resserrer mon propos, je ne parlerai que des jeunes ayant entre 16 et 25 ans. Pour rappel, en France il y a une obligation de scolarité jusqu’aux 16 ans, la majorité s’acquiert aux 18 ans et ce n’est qu’à partir de 25 ans qu’il est possible de réclamer des minimas sociaux, actuellement le RSA (il est possible de l’obtenir avant mais cela ne concerne qu’un tout petit nombre de situations).
De 2013 à 2016 j’ai préparé un diplôme d’Etat en Ingénierie Sociale et c’est à cette occasion que je me suis penché plus particulièrement sur « le sort » que les services sociaux réservaient aux jeunes, à leurs désirs, à leurs paroles, à leurs besoins. Mais devant cette assemblée, composée de personne travaillant au sein de système sociaux bien différents, par leur histoire, leur culture et leur structuration, il me semble nécessaire de présenter l’offre sociale actuellement en cours parce qu’il s’agit bien là, quand même, d’une forme de solidarité (mais peut-être échangerons nous sur ce point plus tard…) nationale envers les jeunes, même si elle est fortement institutionnalisée, et que certaines solidarités de ce type sont plutôt à considérer comme des droits (droit à être hébergé, nourri, à bénéficier d’un accompagnement social, à être protégé, etc.).
Les travailleurs sociaux intervenant auprès des jeunes les rencontrent alors qu’ils sont (ou s’apprêtent à l’être) en rupture avec leurs familles ou leurs parcours professionnel et de formation. De ces ruptures naissent une forte instabilité résidentielle ; hébergés par un tiers dans des conditions précaires, dans un « chez soi » dont les charges (locatives et énergétiques) sont difficiles à assumer ou bien au sein de foyers où la confrontation avec le réel peut s’avérer tout aussi brutale que pour les deux situations précédentes, les jeunes nécessitent une intervention mobile et déterritorialisée, en mesure d’appréhender l’apparent chaos de leur existence hors de procédures administratives rigides d’accès au droit. Les structures désinstitutionnalisées rencontrent donc énormément de jeunes : tel éducateur de rue, tel accueil de jour, tel espace santé ou tout autre dispositif « souple ». Les centres d’hébergement, les Missions locales (dont la mission s’est quand même resserrée sur l’insertion professionnelle) doivent travailler avec ce types de structures dans une forme de réciprocité. Si des projets de prévention spécialisée participent de la « solidarité territoriale » la coordination s’avère bien souvent problématique entre les différents niveaux d’intervention.
Rapidement, se fait le constat d’un morcellement important de l’offre sociale en direction des jeunes avec des acteurs spécialisés, des lieux dédiés, des processus spécifiques liés à des dispositifs plus ou moins anciens. Il est possible de représenter différentes combinaisons d’acteurs au fil du parcours des jeunes. Tout aussi rapidement, devant cette complexité le bon sens du professionnel rencontrant un jeune qui a recours à différents services sera de rechercher l’acteur qui pourrait être responsable de ce parcours, celui qui pourrait agir en tant que coordinateur, mais il va se heurter à cette spécialisation des acteurs qui fait que l’un est responsable de l’emploi, l’autre de la santé, l’autre de l’hébergement, l’autre de l’accès aux droits, l’autre de la formation, l’autre des secours d’urgence, etc.
Lorsque j’ai commencé à parler de cela autour de moi à des travailleurs sociaux officiant au sein d’autres secteurs, dans le champ du handicap notamment, mes constats ne leur paraissaient pas représenter la réalité pour les situations les plus problématiques. Tout d’abord, il m’était avancé qu’en France un jeune pouvait bénéficier de la Protection de l’Enfance jusqu’à ses 21 ans. Toutefois, cela n’est une responsabilité de l’Etat et des Départements que jusqu’aux 18 ans, ensuite le jeune est majeur, d’un point de vue juridique ça change tout et une enquête menée dans les Bouches du Rhône sur la sortie des jeunes des dispositifs ASE nous a montré que l’accompagnement entre 18 et 21 ans était optionnel et concernait généralement les jeunes ayant intégré une Maison d’Enfant à Caractère Social avant leur majorité. A partir de 18 ans, il existe une seule autre manière d’avoir un travailleur social qui aider à la coordination du parcours, travailleur social qui portera le qualificatif de « référent », il s’agit des CHRS. Mais les CHRS, emportés par la nécessité de réduire leur cout et la montée en puissance de la politique du « logement d’abord » doivent donc se recentrer sur leur mission d’hébergement et encourager le plus possible la Prise En Charge externe. Il y a donc bien un problème de coordination des parcours et de référence pour les jeunes rencontrant des difficultés d’insertion.
Cette difficulté va se retrouver particulièrement dans le manque de liaison à l’intérieur du parcours. Liaison qui peut être opérée par des tiers-aidant, solidaires de la situation, essentiels dans le parcours des jeunes mais qui apparaissent peu lors des entretiens ainsi que j’ai pu le découvrir en discutant sur ce sujet avec des jeunes et des travailleurs sociaux.
La présence d’une personne aidante dans l’entourage du jeune peut jouer un véritable rôle de pivot, il n’est pourtant pas très simple de faire apparaître cette personne et de lui donner toute son importance. Un moment d’entretien lors d’une enquête avec un jeunes (M) illustre parfaitement cette ambivalence :
[M] avait un parcours de migration particulier, il était né aux Comores avant de passer à Mayotte puis dans le Massif Central avant de se retrouver à Marseille. Il y avait, dans son discours, comme un « trou » avec une difficulté à savoir si il était arrivé avec quelqu’un (et dans ce cas qui ?) ou si il avait été accueilli et pris en charge par une institution (Protection de l’Enfance, PJJ ?). Lorsque nous le questionnâmes sur ce point il nous parla d’abord d’un « responsable », puis d’une « famille d’accueil » puis d’un « éducateur ». Il y avait donc une personne qui semblait avoir un joué un rôle de premier plan mais qui apparaissait très peu dans le récit de son parcours.
Nous finîmes par apprendre que cette personne était un enseignant, militant d’une association qui développe des actions de soutien pour les mineurs scolarisés dans des établissements d’enseignement français, après avoir rencontré la mère du jeune homme, cet enseignant l’aida à poursuivre sa scolarité en France, et ils étaient encore tous les deux en contact. Il n’était guère possible de comprendre son parcours sans « visualiser » (au second degré) cette personne qui a été pendant plusieurs années un véritable soutien, un trait d’union. Il manque toutefois un statut à ces « autres », nous avons rencontré au cours de nos lectures la notion de tiers aidant ou d’autrui significatif qui nous ont semblé être un premier pas vers une dénomination de ces « ressources » de première importance. Parfois, il faudra faire une sorte de « pont culturel » pour apprendre à les considérer (au niveau du travailleur social), ainsi [M] dit également se faire aider, à l’époque de l’entretien, par d’autres personnes :
« Est-ce que tu peux me présenter les gens qu’il y a autour de toi ?
- En fait j’ai mes amis, ici à Marseille
- Quels liens vous avez ensemble ?
- Ils viennent de mon village, c’est pas la famille proche » [M]
Notre interlocuteur a bien conscience que le réseau d’entraide dont il bénéficie correspond assez peu aux catégories de ses interlocuteurs travailleurs sociaux (auxquels il nous identifie : il avait eu du mal à nous situer, notre démarche d’enquête). C’est ainsi qu’il différencie ses amis de sa famille proche et nous affirme avoir peu évoqué ce réseau d’entraide avec les travailleurs sociaux qu’il a rencontrés, principalement des conseillers de la Mission Locale. Il semble pourtant impossible de comprendre sa réalité sans cela, sans avoir connaissance de ces tiers qui assurent la continuité de son parcours dans la ville où il habite.
Une professionnelle rencontrée durant l’enquête amène le sujet des tiers-aidants et de la continuité qu’ils permettent après avoir utilisé une expression surprenante : les « parcours de rupture »…
« Tous les jeunes qui sont dans des parcours de ruptures, précarité, conflits familiaux, il y a pas mal de ces jeunes-là qui arrivent sur x, parce que c’est plus tranquille que Marseille, ils ont un ami, une tante, un pied à terre qui les héberge qui du coup, x c’est une petite ville, ils peuvent tenter de recommencer quelque chose
- Tu parles de « parcours de rupture »… ?
- Des ruptures, je pense à des ruptures affectives principalement, les ruptures sociales, scolaires, familiales, ce sont des ruptures successives qui font que ça devient difficile de se poser quelque part et de recommencer quelque chose…» [H]
Cet exemple illustre une tentative de réconciliation entre ces deux notions de « parcours » et de « rupture » que l’on entend plutôt dans l’autre sens : les « ruptures de parcours »… L’expression inversée, en évoquant l’environnement des jeunes suivis, leur entourage, réinstaure une continuité là où la lecture du travailleur social aurait peut-être privilégié la discontinuité. Ainsi, elle renverse le regard en considérant les ruptures comme éléments fondamentaux du parcours, voire qui pourraient en donner le sens, un peu comme un traumatisme non réglé qui amènerait toujours une personne face aux mêmes obstacles.
Néanmoins, il n’y pas toujours de matière suffisante pour comprendre les ruptures. La jeune femme que nous connaissions pour avoir fréquenté l’ESJ avait été alors très laconique pour décrire son environnement, son entourage ; la rencontrer dans le cadre de la production du mémoire de DEIS nous a permis de revenir là-dessus :
« C’était difficile pour moi d’évaluer les soutiens dont tu disposais…
- Oui, en fait, c’est qu’ils étaient là pour moi, mais c’était difficile de m’aider… dans tout, si j’avais besoin de quelque chose, si j’étais en manque d’argent, des trucs comme ça, si j’avais besoin d’un meuble… Déjà ils étaient là mentalement pour moi, donc ça m’allait (…) c’était dur d’aller en parler, tu es dans la merde et tu dois aller demander de l’aide, c’est pas facile, c’est pas facile d’en parler (…), c’est vrai que des fois il y a des questions qu’on nous pose et qu’on a pas envie de répondre, mais vous nous les posez quand même, alors on essaye d’esquiver, on essaye de ne pas en parler mais peut-être que c’est important après au final » [L]
L’extrait d’entretien renvoie aux fonctions des uns et des autres : le travailleur social est là pour l’aide matérielle, les choses « concrètes » et les amis, la famille proche ou éloignée, sont là pour le soutien moral. Cela nous renvoie à la question de la spécialisation que nous avions évoquée plus haut. En effet, quelle légitimité un travailleur social peut avoir à demander des renseignements qui semblent a priori périphériques au besoin pour lequel un jeune s’adresse à lui ?
L’autre point que soulève cet extrait est la méconnaissance des manières de faire des travailleurs sociaux lorsqu’elle avoue que « peut-être c’est important au final ». Il semble manquer un travail d’explication des procédés du travail social et de l’intérêt pour une personne de faire état des ressources dont elle dispose. Au final, l’impression qui en ressort est une certaine asymétrie. Ainsi, une autre jeune rencontrée, en évoquant son parcours mentionne une personne qui a été un véritable soutien pour elle et qui illustre combien elle a pu produire la continuité qui manquait entre les différentes séquences de son parcours d’insertion :
« J’ai rencontré un copain, on est resté deux ans ensemble, qui habite près d’ici, à la rue x, on avait pris un appartement et tout, tout allait très bien jusqu’à ce que… moi je suis une fille… J’ai tendance à m’enfermer… Je gamberge tout le temps, bon lui il a essayé et puis il en a eu marre, après quand c’était fini avec lui j’ai dû appeler le 115, bon il est resté présent, il m’a aidée encore (…). Ouais, voilà, parce que même la Garantie Jeunes quand j’y allais… Bon heureusement qu’au début il y avait mon ex qui me donnait à manger et tout, parce que des fois... Le midi, voilà quoi… Bon on se levait à huit heures [en hébergement d’urgence], on commençait à neuf heures, des fois ils nous lâchaient avant, bon les autres ils étaient contents, moi je dois attendre cinq heures avant de rentrer parce que voilà… »
Pour faire apparaître ce réseau de solidarité autour de la personne, réseau qui permettra de palier en partie les déficiences du système de l’aide sociale en direction des jeunes qui ne sont, en France, de la compétence particulière d’aucune institution en France, cela demande beaucoup d’efforts et un changement de posture radical de la part du travailleur social recevant le/la jeune. Il faut reconnaître l’expertise des jeunes sur leurs propres parcours.
J’ai participé avec une association à une rencontre un après-midi sur Marseille où jeunes, professionnels de l’accompagnement et représentant d’institutions travaillaient de concert sur la question des secours d’urgence. Le croisement des regards et des expériences a permis à cette occasion un véritable transfert de compétences de manière horizontale, ce qui est à mon avis la condition de toute solidarité pour qu’elle ne devienne pas de la bienfaisance et que nous retombions dans les travers d’une action sociale verticale.
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