Fiche Documentaire n° 4654

Titre « Penser un espace transculturel »

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Auteur(s) CHATENAY ANNIE  
Site de l'auteur www.imf.asso.fr ( CHATENAY ANNIE )  
     
Thème Axe 2 : Les expérimentations et la mise en œuvre des solidarités.
Quelle place par rapport à la société
 
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

« Penser un espace transculturel »

« Penser un espace transculturel »

Voici maintenant plusieurs années que se multiplient les indices sociologiques témoignant d’une aggravation de la pauvreté en France ; ce phénomène de paupérisation étant pour partie responsable d’une déliquescence sociale également de plus en plus sensible.
Mais nous pouvons aussi observer, en réaction à cette dernière, une multiplication d’auto-organisations collectives qui s’appuient sur une certaine transformation des liens interindividuels, et sont autant de tentatives de mise en œuvre de nouvelles solidarités.
Notre hypothèse est que ces solidarités trouvent un puissant levain au sein d’espaces d’expérimentation que nous proposons de nommer « transculturels ». En effet dans ces lieux spécifiques, l’opportunité de s’affranchir momentanément des rapports de domination propres au travail et des identités induites par les catégories socio-professionnelles peut être saisie par le biais des moments de socialité qu’offrent les supports culturels.
Ce texte est centré sur une expérience singulière, celle d’un festival en Provence qui a la caractéristique d’être animé par des personnes dites « désaffiliées ». Après avoir brièvement énoncé le contexte socio-économique dans lequel s’origine cette expérience, il s’agira de voir comment peut se construire un espace transculturel favorable au retissage des liens sociaux grâce à ce regard posé sur les personnes en fragilité. Un focus sur cette expérience culturelle et conviviale qu’est le festival « C’est pas du Luxe ! » pourra alors ensuite nous permettre d’un peu mieux repérer l’intérêt d’être, d’un point de vue social comme individuel, « connecté» avec l’autre.

I. Le contexte socio-économique depuis la création du festival (2012)

Selon l’observatoire français sur les inégalités, l’écart de revenus ne cesse de se creuser entre les plus riches et les plus pauvres avec des conséquences sur la santé et l’isolement social. La sociologue Saskia Sassen (2016) rappelle que dans la plupart des pays européens, le taux de chômage des jeunes en 2012 dépassait les 20 %. Elle dresse un constat alarmant sur la violence ordinaire du capitalisme global. Elle observe en effet « des formations prédatrices qui combinent élites et capacités systémiques avec la finance comme catalyseur essentiel » et qui expulsent de leur espace de vie « ceux qui se trouvent en bas de l’échelle » (2016, pp. 26-27), les personnes dites ainsi « déplacées ». Les défauts de solidarité se déclinent à l’aune d’un individualisme moderne.
François Dubet (2014) explique ainsi la crise des solidarités par un déclin du désir d’égalité qui s’appuie lui-même sur un « deuil de l’intégration » et une mise en avant de l’empowerment des individus. Et pourtant la solidarité reste plus que jamais nécessaire, ne serait-ce qu’à considérer les enjeux écologiques de plus en plus prégnants. De fait, il est difficile d’envisager les possibilités de réponses qu’offre la solidarité face aux phénomènes d’expulsion (Michel Wieviorka, 2017), sans prendre en compte « la ligne de butée » que représente le réchauffement climatique. En ce sens, l’économie collaborative ou du partage (sharing économie) apparait comme une logique de co-production plus respectueuse de l’environnement. Elle crée aussi de la convivialité. Le besoin d’un nouveau tissage de liens sociaux, posé par le problème de paupérisation, ici des personnes en grandes fragilités s’inscrit ainsi au sein des défis écologiques, de « l’homme durable ». Une économie solidaire permet en effet de prendre plus efficacement en compte la place dans la société civile des personnes qui sont privées de travail, voire de toits.
Le propos de cette communication est précisément de mettre en exergue l’expérience culturelle d’un festival ouvert aux personnes vulnérables qui en remobilisant les solidarités cherche précisément à les ré-affilier par d’autres voies que celles traditionnelles du travail. Il nous semble en effet qu’à son niveau, cette action s’inscrit de plain-pied dans la proposition faite par Robert Castel en 2007 d’aller au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi pour sortir de la crise de la société salariale (S. Paugam, 2007).

II. Un espace transculturel

L’hypothèse d’un espace transculturel considéré comme un espace transitionnel (D. W Winnicott, 2002) favorisant la ré-affiliation pourrait ainsi s’avérer féconde et peut-être constituer un élément de réponse possible face aux défis que pose le déclin des solidarités et la montée des individualismes. Ces enjeux socio-économiques montrent de fait l’intérêt de l’émergence d’un nouveau paradigme où se croiserait espace écologique, expérience sociale et histoire biographique.
Le concept de transculture est transdisciplinaire. Sans être exhaustive, nous notons que dans le champ de l’apprentissage des langues, Paul Dubé (2009) définit celui-ci, comme « une traversée de langues, de cultures, d’expériences, de mémoires ». Le médecin Adalberto de Paula Barreto (2012) parle d’un paradigme rassembleur fondé sur une anthropologie culturelle qui permet de mettre en œuvre la résilience. Il prône une éthique de la personnalisation où l’éducateur est « celui qui transforme de manière créative le chaos en ordre, le désespoir en espoir… celui qui respecte les valeurs et l’autonomie de l’autre et accorde plus de valeur à l’écoute qu’au parler, car il sait déjà que celui qui parle le plus est celui qui domine le plus ». Vincent Delahaye, directeur de la maison relais « Le Village », membre du groupe projet du festival, évoque également lors d’une conférence en Avignon en 2017, sur le thème de l’étranger, l’intérêt de cette manière de percevoir l’autre. Cette préoccupation est centrale pour les travailleurs sociaux.
C’est pourquoi, les logiques du travail social pensées en tension entre pacification, contrôle, et proximité peuvent être en partie dépassées. (R Castel et E Boucher, ASH, n°2627, 2009). En effet, le travail social ne doit-il pas se penser désormais dans les sillages de la postmodernité ? L’activité déployée dans les espaces transculturels par les personnes fragilisées par la perte de travail leur permet de se sentir à nouveau reconnues au travers d’une nouvelle économie collaborative solidaire qui unifie un ensemble de valeurs telles que l’écologie, le multiculturalisme, l’inclusion et la participation. Les artistes comme ceux du festival « C’est pas du Luxe ! » participent ainsi à la construction de cette culture fondée sur le partage et la créativité. Ils contribuent ainsi avec les travailleurs sociaux à recréer du lien social au niveau local.

III. « C’est pas du luxe ! » : regard sur la solidarité

Comme le rappelle le magazine « C’est pas du luxe ! » diffusé à l’occasion de la deuxième manifestation du festival, c’est un séminaire entre travailleurs sociaux et artistes, tenu en 2008 à Gennevilliers, qui est à l’origine du projet. Il s’agissait alors de « réfléchir ensemble à l’intégration de pratiques artistiques comme vecteur de relation entre les personnes ». En 2012, la fondation Abbé Pierre et ses partenaires, La Garance (Scène nationale de Cavaillon) et la maison relais « Le Village », créent un festival destiné principalement à mettre en scène les personnes hébergées (500 nuitées, 6000 festivaliers). Ainsi naît « C’est pas du Luxe ! » qui depuis lors est régulièrement programmé.
De façon, symbolique, ce festival a été l’occasion pour chacun de ces « artistes » de poser sa valise. Entre chaque édition du festival, des leçons de peinture de son (soundpainting) où la voix peut se faire l’expression d’une vie pleinement vécue, de nouveaux projets culturels et les préparatifs alimentent leur quotidien. Dans un Manifeste écrit sur la culture, ils déclarent que « la culture permet à chaque individu de prendre conscience de sa valeur, d’être critique vis-à-vis du monde en général et de celui qui l’entoure, d’être acteur de sa vie, d’être citoyen ».
L’activité du travailleur social, auprès de ces personnes tend à attiser cette joie de vivre au sein d’une relation de réciprocité et d’« exaltation du je dans le nous », manifestation d’une « vraie poétique » dont Edgar Morin nous rappelle qu’elle se retrouve aussi bien dans l’amour, dans la fête ou dans le jeu (E Morin, B. Chevillard, 2015). La poésie occupe ainsi une place centrale dans ces passages biographiques que sont les extraits de vie chantée telle que « Les chaussettes à la plage », ou dans le nom que prennent les cuisiniers qui midi et soir nourrissent les festivaliers : « les guerriers de l’arc en ciel ». Dans les moments de festival, ces personnes fragilisées et creusées par « cette faim de culture » rencontrent et font même « famille » avec des stars et des artistes. Elles sont alors comme transcendées autant par le nouveau regard porté sur elles que par leur propre regard : un regard qui se lève sur l’autre et qui ose. Elles s’extirpent par-là, ne serait-ce qu’un instant, de la figure biographique du « sans-abri » (N Anderson, O Schwartz, 2011).

Dans nos sociétés « liquides », la créativité, l’imaginaire et les espaces publics festifs ouvrent ainsi une dynamique collective inverse à l’anomie sociale. L’émergence à cette occasion d’une « connexion sociale » (Emma Seppälä, Journées Accord, Avignon 2014) témoigne d’un mieux-être psychologique qui aide à lutter contre la tendance à l’isolement. C’est cette perception de la connexion qui constitue un rempart immédiat contre la modernité liquide où les liens humains se fragilisent et où il s’avère périlleux de se projeter à long terme (Z. Bauman, 2010). C'est aussi là où nous voyons poindre un contre-regard sur la pauvreté qui nous permet de nous rendre compte à quel point « la violence n'est pas seulement celle des coups de poing (…), mais aussi celle qui se traduit par la pauvreté des uns et la richesse des autres » (Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, 2013). Nous apprenons ainsi de la personne fragilisée qui vit si près de nous que la pauvreté n’est pas forcement là où on le croit ; nous sommes alors à même de réfléchir sur nos propres vulnérabilités.

Bibliographie

Bibliographie
Anderson, Nels. Schwartz, Olivier. Le Hobo, sociologie du sans-abri. Suivi de l'Empirisme irréductible, Paris : Armand Colin, 2011, 396 p.
Barreto, Adalberto de Paula. La thérapie Communautaire pas à pas, trad. du portugais par Jean-Pierre Boyer, Nicole Hugon et Christiane Fénéon. Toulouse : éd. Dangles, Coll. « Psychothérapie et Psychanalyse intégrative », 2012, 374 p.

Bauman, Zygmunt. L’amour liquide : de la fragilité des liens entre les hommes. Paris : Fayard/Pluriel, 2010, 192 p.

Benasayag, Miguel. Connaître est agir. Paysages et situations, édition La découverte, 2006, 252 p.

Blanchard, Christophe. Les maîtres expliqués à leurs chiens. Essai de sociologie canine. Paris : éd. Zones, 2014, 158 p.

Bréon, François-Marie. Luneau, Gilles. Atlas du climat : Face aux défis du réchauffement. Paris : éd. Autrement, 2015, 96 p.

Caillé, Alain. Dufoix, Stéphane. « La globalisation des sciences sociales ». Sciences humaines, n° 290, mars 2017, La mondialisation en questions, p. 54-55.

Cassiers, Isabelle, Maréchal, Kevin, Méda, Dominique (dir.). Vers une société post-croissance. Intégrer les défis écologiques, économiques et sociaux. La Tour d’Aigues : éd. de l’Aube, 2017, 224 p.

Dubé, Paul. Des multiples espaces du transculturel : réflexions/actions à partir d’un paradigme rassembleur. Cahiers franco-canadiens de l’ouest, Vol. 21, n° 1-2, 2009, p. 25-61.

Dubet, François. La préférence pour l'inégalité. Comprendre la crise des solidarités, Paris, Seuil, coll. « La république des idées », 2014, 106 p.

Durkheim Emile, De la division du travail social, 1893, réédition, Puf, 2007, 416 p.

Maffesoli, Michel. Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés post-modernes, Essai, Poche, 2000, 350 p.

Navarre, Maud. « Vivre dans la rue ». Sciences humaines, n° 265, déc. 2014, L’art de négocier. p.22-27.

Paugam, Serge (dir.). Repenser la solidarité. L'apport des sciences sociales. Paris : Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Essais Débats », 2011, 980 p.

Pimor, Tristana. Zonards. Une famille de rue. Paris : Presses Universitaires de France, Coll. « Partage du savoir », 2014, 280 p.

Pinçon, Michel. Pinçon-Charlot, Monique. La violence des riches. Chronique d'une immense casse sociale, Paris : Zones, 2013, 251 p.

Sassen, Saskia. Expulsions. Brutalité et complexité dans l'économie globale. Trad. de l'anglais par Pierre Guglielma. Paris: éd. Gallimard, coll. « NRF Essais », 2016, 384 p.

Wieviorka, Michel (dir.). Les solidarités. Paris : éd. Sciences humaines, coll. « Les entretiens d’Auxerre », 2017, 288 p.

Winnicott, Donald. W. Jeu et réalité. L’espace potentiel, 1ère édition.1975, Folio. Essais.2002, 288 p.

Présentation des auteurs

Présentation de l’auteur :
Annie Chatenay,
a.chatenay@imf.asso.fr
Formatrice en travail social à l’Institut Méditerranéen de Formation et Recherche en Travail Social.
Docteur en sociologie.
Membre de l’Association Française de Sociologie.

Communication complète

« Penser un espace transculturel »
Annie Chatenay, IMF-RTS, Avignon, le 6 juin 2017.
Voici maintenant plusieurs années que se multiplient les indices sociologiques témoignant d’une aggravation de la pauvreté en France ; ce phénomène de paupérisation étant pour partie responsable d’une déliquescence sociale également de plus en plus sensible.
Mais nous pouvons aussi observer, en réaction à cette dernière, une multiplication d’auto-organisations collectives qui s’appuient sur une certaine transformation des liens interindividuels, et sont autant de tentatives de mise en oeuvre de nouvelles solidarités.
Notre hypothèse est que ces solidarités trouvent un puissant levain au sein d’espaces d’expérimentation que nous proposons de nommer « transculturels ». En effet dans ces lieux spécifiques, l’opportunité de s’affranchir momentanément des rapports de domination propres au travail et des identités induites par les catégories socio-professionnelles peut être saisie par le biais des moments de socialité qu’offrent les supports culturels.
Ce texte est centré sur une expérience singulière, celle d’un festival en Provence qui a la caractéristique d’être animé par des personnes dites « désaffiliées ». Après avoir brièvement énoncé le contexte socio-économique dans lequel s’origine cette expérience, il s’agira de voir comment peut se construire un espace transculturel favorable au retissage des liens sociaux grâce à ce regard posé sur les personnes en fragilité. Un focus sur cette expérience culturelle et conviviale qu’est le festival « C’est pas du Luxe ! » pourra alors ensuite nous permettre d’un peu mieux repérer l’intérêt d’être, d’un point de vue social comme individuel, « connecté» avec l’autre.
I. Le contexte socio-économique depuis la création du festival (2012)
Selon l’observatoire français sur les inégalités, l’écart de revenus ne cesse de se creuser entre les plus riches et les plus pauvres avec des conséquences sur la santé et l’isolement social. La sociologue Saskia Sassen (2016) rappelle que dans la plupart des pays européens, le taux de chômage des jeunes en 2012 dépassait les 20 %. Elle dresse un constat alarmant sur la violence ordinaire du capitalisme global. Elle observe en effet « des formations prédatrices qui combinent élites et capacités systémiques avec la finance comme catalyseur essentiel » et qui expulsent de leur espace de vie « ceux qui se trouvent en bas de l’échelle » (2016, pp. 26-27), les personnes dites ainsi « déplacées ». Les défauts de solidarité se déclinent à l’aune d’un individualisme moderne.
François Dubet (2014) explique ainsi la crise des solidarités par un déclin du désir d’égalité qui s’appuie lui-même sur un « deuil de l’intégration » et une mise en avant de l’empowerment des individus. Et pourtant la solidarité reste plus que jamais nécessaire, ne serait-ce qu’à considérer les enjeux écologiques de plus en plus prégnants. De fait, il est difficile d’envisager les possibilités de réponses qu’offre la solidarité face aux phénomènes d’expulsion (Michel Wieviorka, 2017), sans prendre en compte « la ligne de butée » que représente le réchauffement climatique. En ce sens, l’économie collaborative ou du partage (sharing économie) apparait comme une logique de co-production plus respectueuse de l’environnement. Elle crée aussi de la convivialité. Le besoin d’un nouveau tissage de liens sociaux, posé par le problème de paupérisation, ici des personnes en grandes fragilités s’inscrit ainsi au sein des défis écologiques, de « l’homme durable ». Une économie solidaire permet en effet de prendre plus efficacement en compte la place dans la société civile des personnes qui sont privées de travail, voire de toits.
Le propos de cette communication est précisément de mettre en exergue l’expérience culturelle d’un festival ouvert aux personnes vulnérables qui en remobilisant les solidarités cherche
précisément à les ré-affilier par d’autres voies que celles traditionnelles du travail. Il nous semble en effet qu’à son niveau, cette action s’inscrit de plain-pied dans la proposition faite par Robert Castel en 2007 d’aller au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi pour sortir de la crise de la société salariale (S. Paugam, 2007).
II. Un espace transculturel
L’hypothèse d’un espace transculturel considéré comme un espace transitionnel (D. W Winnicott, 2002) favorisant la ré-affiliation pourrait ainsi s’avérer féconde et peut-être constituer un élément de réponse possible face aux défis que pose le déclin des solidarités et la montée des individualismes. Ces enjeux socio-économiques montrent de fait l’intérêt de l’émergence d’un nouveau paradigme où se croiserait espace écologique, expérience sociale et histoire biographique.
Le concept de transculture est transdisciplinaire. Sans être exhaustive, nous notons que dans le champ de l’apprentissage des langues, Paul Dubé (2009) définit celui-ci, comme « une traversée de langues, de cultures, d’expériences, de mémoires ». Le médecin Adalberto de Paula Barreto (2012) parle d’un paradigme rassembleur fondé sur une anthropologie culturelle qui permet de mettre en oeuvre la résilience. Il prône une éthique de la personnalisation où l’éducateur est « celui qui transforme de manière créative le chaos en ordre, le désespoir en espoir… celui qui respecte les valeurs et l’autonomie de l’autre et accorde plus de valeur à l’écoute qu’au parler, car il sait déjà que celui qui parle le plus est celui qui domine le plus ». Vincent Delahaye, directeur de la maison relais « Le Village », membre du groupe projet du festival, évoque également lors d’une conférence en Avignon en 2017, sur le thème de l’étranger, l’intérêt de cette manière de percevoir l’autre. Cette préoccupation est centrale pour les travailleurs sociaux.
C’est pourquoi, les logiques du travail social pensées en tension entre pacification, contrôle, et proximité peuvent être en partie dépassées. (R Castel et E Boucher, ASH, n°2627, 2009). En effet, le travail social ne doit-il pas se penser désormais dans les sillages de la postmodernité ? L’activité déployée dans les espaces transculturels par les personnes fragilisées par la perte de travail leur permet de se sentir à nouveau reconnues au travers d’une nouvelle économie collaborative solidaire qui unifie un ensemble de valeurs telles que l’écologie, le multiculturalisme, l’inclusion et la participation. Les artistes comme ceux du festival « C’est pas du Luxe ! » participent ainsi à la construction de cette culture fondée sur le partage et la créativité. Ils contribuent ainsi avec les travailleurs sociaux à recréer du lien social au niveau local.
III. « C’est pas du luxe ! » : regard sur la solidarité
Comme le rappelle le magazine « C’est pas du luxe ! » diffusé à l’occasion de la deuxième manifestation du festival, c’est un séminaire entre travailleurs sociaux et artistes, tenu en 2008 à Gennevilliers, qui est à l’origine du projet. Il s’agissait alors de « réfléchir ensemble à l’intégration de pratiques artistiques comme vecteur de relation entre les personnes ». En 2012, la fondation Abbé Pierre et ses partenaires, La Garance (Scène nationale de Cavaillon) et la maison relais « Le Village », créent un festival destiné principalement à mettre en scène les personnes hébergées (500 nuitées, 6000 festivaliers). Ainsi naît « C’est pas du Luxe ! » qui depuis lors est régulièrement programmé.
De façon, symbolique, ce festival a été l’occasion pour chacun de ces « artistes » de poser sa valise. Entre chaque édition du festival, des leçons de peinture de son (soundpainting) où la voix peut se faire l’expression d’une vie pleinement vécue, de nouveaux projets culturels et les préparatifs alimentent leur quotidien. Dans un Manifeste écrit sur la culture, ils déclarent que «
la culture permet à chaque individu de prendre conscience de sa valeur, d’être critique vis-à-vis du monde en général et de celui qui l’entoure, d’être acteur de sa vie, d’être citoyen ».
L’activité du travailleur social, auprès de ces personnes tend à attiser cette joie de vivre au sein d’une relation de réciprocité et d’« exaltation du je dans le nous », manifestation d’une « vraie poétique » dont Edgar Morin nous rappelle qu’elle se retrouve aussi bien dans l’amour, dans la fête ou dans le jeu (E Morin, B. Chevillard, 2015). La poésie occupe ainsi une place centrale dans ces passages biographiques que sont les extraits de vie chantée telle que « Les chaussettes à la plage », ou dans le nom que prennent les cuisiniers qui midi et soir nourrissent les festivaliers : « les guerriers de l’arc en ciel ». Dans les moments de festival, ces personnes fragilisées et creusées par « cette faim de culture » rencontrent et font même « famille » avec des stars et des artistes. Elles sont alors comme transcendées autant par le nouveau regard porté sur elles que par leur propre regard : un regard qui se lève sur l’autre et qui ose. Elles s’extirpent par-là, ne serait-ce qu’un instant, de la figure biographique du « sans-abri » (N Anderson, O Schwartz, 2011).
Dans nos sociétés « liquides », la créativité, l’imaginaire et les espaces publics festifs ouvrent ainsi une dynamique collective inverse à l’anomie sociale. L’émergence à cette occasion d’une « connexion sociale » (Emma Seppälä, Journées Accord, Avignon 2014) témoigne d’un mieux-être psychologique qui aide à lutter contre la tendance à l’isolement. C’est cette perception de la connexion qui constitue un rempart immédiat contre la modernité liquide où les liens humains se fragilisent et où il s’avère périlleux de se projeter à long terme (Z. Bauman, 2010). C'est aussi là où nous voyons poindre un contre-regard sur la pauvreté qui nous permet de nous rendre compte à quel point « la violence n'est pas seulement celle des coups de poing (…), mais aussi celle qui se traduit par la pauvreté des uns et la richesse des autres » (Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, 2013). Nous apprenons ainsi de la personne fragilisée qui vit si près de nous que la pauvreté n’est pas forcement là où on le croit ; nous sommes alors à même de réfléchir sur nos propres vulnérabilités.
Bibliographie
Anderson, Nels. Schwartz, Olivier. Le Hobo, sociologie du sans-abri. Suivi de l'Empirisme irréductible, Paris : Armand Colin, 2011, 396 p.
Barreto, Adalberto de Paula. La thérapie Communautaire pas à pas, trad. du portugais par Jean-Pierre Boyer, Nicole Hugon et Christiane Fénéon. Toulouse : éd. Dangles, Coll. « Psychothérapie et Psychanalyse intégrative », 2012, 374 p.
Bauman, Zygmunt. L’amour liquide : de la fragilité des liens entre les hommes. Paris : Fayard/Pluriel, 2010, 192 p.
Benasayag, Miguel. Connaître est agir. Paysages et situations, édition La découverte, 2006, 252 p.
Blanchard, Christophe. Les maîtres expliqués à leurs chiens. Essai de sociologie canine. Paris : éd. Zones, 2014, 158 p.
Bréon, François-Marie. Luneau, Gilles. Atlas du climat : Face aux défis du réchauffement. Paris : éd. Autrement, 2015, 96 p.
Caillé, Alain. Dufoix, Stéphane. « La globalisation des sciences sociales ». Sciences humaines, n° 290, mars 2017, La mondialisation en questions, p. 54-55.
Cassiers, Isabelle, Maréchal, Kevin, Méda, Dominique (dir.). Vers une société post-croissance. Intégrer les défis écologiques, économiques et sociaux. La Tour d’Aigues : éd. de l’Aube, 2017, 224 p.
Dubé, Paul. Des multiples espaces du transculturel : réflexions/actions à partir d’un paradigme rassembleur. Cahiers franco-canadiens de l’ouest, Vol. 21, n° 1-2, 2009, p. 25-61.
Dubet, François. La préférence pour l'inégalité. Comprendre la crise des solidarités, Paris, Seuil, coll. « La république des idées », 2014, 106 p.
Durkheim Emile, De la division du travail social, 1893, réédition, Puf, 2007, 416 p.
Maffesoli, Michel. Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés post-modernes, Essai, Poche, 2000, 350 p.
Navarre, Maud. « Vivre dans la rue ». Sciences humaines, n° 265, déc. 2014, L’art de négocier. p.22-27.
Paugam, Serge (dir.). Repenser la solidarité. L'apport des sciences sociales. Paris : Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Essais Débats », 2011, 980 p.
Pimor, Tristana. Zonards. Une famille de rue. Paris : Presses Universitaires de France, Coll. « Partage du savoir », 2014, 280 p.
Pinçon, Michel. Pinçon-Charlot, Monique. La violence des riches. Chronique d'une immense casse sociale, Paris : Zones, 2013, 251 p.
Sassen, Saskia. Expulsions. Brutalité et complexité dans l'économie globale. Trad. de l'anglais par Pierre Guglielma. Paris: éd. Gallimard, coll. « NRF Essais », 2016, 384 p.
Wieviorka, Michel (dir.). Les solidarités. Paris : éd. Sciences humaines, coll. « Les entretiens d’Auxerre », 2017, 288 p.
Winnicott, Donald. W. Jeu et réalité. L’espace potentiel, 1ère édition.1975, Folio. Essais.2002, 288 p.

Résumé en Anglais


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