Fiche Documentaire n° 4714

Titre Le temps comme variable d’ajustement des solidarités en action.

Contacter
l'auteur principal

Auteur(s) BOULLET JEAN YVES  
     
Thème les temps de la solidarité  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

Résumé | Bibliographie | Les auteurs... | Article complet | PDF (.fr) | Résumé en anglais | PDF .Autre langue | Tout afficher

Résumé

Le temps comme variable d’ajustement des solidarités en action.

Le temps comme variable d’ajustement des solidarités en action.
Nous pouvons considérer que la solidarité est un ensemble d’actes, un principe d’action mais aussi un élément d’une structure culturelle. La solidarité en se mettant en œuvre, en s’exprimant signifie tout à la fois un modèle de l’être ensemble et un substrat de valeurs et de symboles porteurs de projets.
Etant tout à la fois objectif et mode d’action, il est nécessaire de l’aborder comme un objet sociologique complexe au sens de JL Le Moigne ou E. Morin. Cet « objet » est doté de propriétés singulières, il est « agi » et « agissant », il s’exprime dans ses parties qui contiennent le tout et dans le tout qui résultent des parties. Il est à la fois forme et mouvement, séquence et durée.
C’est sur cet aspect particulier du temps de la solidarité que nous allons concentrer notre propos en considérant celui-ci comme inscrit dans une boucle rétroactive entre représentation et mode d’action.
Notre présentation sera illustrée d’exemples issus de la pratique et de travaux de recherche menés par des étudiants en intervention sociale et de mise en perspective d’expériences réalisées sur plusieurs années.
Le temps est un contenu et un contenant, une ressource et une contrainte de l’action de solidarité. Il y a le temps des acteurs et le temps de l’action.
Si on considère que la solidarité est une action qui tend à renouer des liens entre des individus qui ne possèdent pas ou ne possèdent plus les ressources pour être inscrit dans l’ordre du monde, on peut faire l’hypothèse que la variable temps influe sur cette solidarité.
Nous proposons de mettre en perspective à partir d’observation de terrain, un ensemble de situations où le temps peut être un facteur de réussite, ou d’échec, dans la mise en place d’actions de solidarité, que celles-ci soient portées par les professionnels ou les populations elles-mêmes.
Ainsi nous constaterons qu’au-delà des conditions économiques, des réseaux sociaux, de l’accès à la culture, le temps en tant que rythme est un facteur nécessaire à prendre en compte et à intégrer dans l’action solidaire. Le rythme est une pulsation, de l’ordre social qui scande et donne le tempo de l’intégration ou de l’exclusion.
Ce battement peut-être différent dans les territoires sociaux urbain, péri-urbain ou ruraux et qu’il y a peut-être à formuler des hypothèses pour comprendre la juxtaposition de la différence des temps sociaux vécus par les populations. Parmi celles-ci, il y a peut-être la nécessité de construire des « sas » ou des « territoires de convalescence sociale » pour passer d’un espace-temps à un autre.
Mais au-delà de l’espace où le temps s’exprime, il y a sa syntaxe propre, sa grammaire dans l’action où les successions de moments forts et de moments faibles, de saccades ou encore de bégaiements et de répétions témoignent de l’expression d’un rapport au monde pour les citoyens, les usagers ou les professionnels de la solidarité.

Bibliographie

MORIN E: La méthode tome 1 &3 1977 - 1986 seuil poche
Le MOIGNE JL le constructivisme Tome 1&2 1994 - 1995 ed des organisations
SUE R théorie des temps sociaux 1994 PUF

Présentation des auteurs

JY Boullet, Docteur en Sociologie, chercheur associé au CORHIS, chargé de cours au Master PRISS de l’Université de Perpignan, Directeur Général de l’association départementale des PEP 66 (Pupilles de l’Enseignement Public , organisme gestionnaire d’établissements sociaux ).

Communication complète

Du temps comme variable d’ajustement….

« S’il n’a jamais permis de fonder des théories à la fois cohérentes, définitives et consensuelles, le temps figure en bonne place en philosophie au registre de ces questions récurrentes qui n’ont de cesse d’aiguiser l’imagination créatrice » écrivait C.Dubar en 2008. La sociologie offre d’autres constats. Le concept de temps est confronter aux organisations, il est mis en perspective dans les pratiques, interrogé dans ses représentations, mesuré dans ses systèmes. L’objet temps et ses déclinaisons, temporalités ou rythmes sociaux sont des outils au service des modèles de compréhension du réel. Notre propos ne sera pas de le redéfinir ou de le revendiquer comme un nouvel objet à saisir, mais plutôt de nous interroger sur les interactions et les déclinaisons qu’il suscite dans la pratique de l’intervention sociale et notamment, des organisations qui supportent ses interventions. Notre propos sera entre autre, de lire les conceptions en ouvre dans la pratique et dans les représentations des travailleurs sociaux vis-à-vis de leur public. Mais nous nous interrogerons aussi sur l’appropriation intrinsèque du temps par les organisations du travail social. A la fois condition et contingence de l’exercice de la production dans nos organisations, le temps est la matière autant que le contexte dans lequel se déroule l’action. Le travail social ne fait pas exception, même s’il est exercé dans le cadre d’une économie sociale et solidaire porté par des associations de type loi 1901. Ces organisations produisent leurs interventions sociales dans le cadre des lois et des conventions qui déterminent le temps de travail autant qu’elles produisent ou qu’elles sont produites par des représentations du temps que transportent ses professionnels ou ses usagers.
En effet, nos organisations du travail social, peut-être plus que d’autres organisations, sont aussi le résultat d’un contrat social et à ce titre sont largement dépendantes des conditions idéologiques, des contextes socio-culturels dans lesquels elles évoluent et agissent. L’évolution de la représentation de la relation que les individus entretiennent avec le temps, est un élément contingent des organisations sociales et certainement de nos organisations.
Depuis le début du XXI siècle avec les lois de 2002, il y a eu plus de réformes et de changements constitutifs du secteur et de son environnement immédiat qu’il n’y en avait eu pendant tout le XXe siècle ; et ces changements se sont déroulés à un rythme si accéléré que parfois, les décrets d’application d’une loi n’étaient pas encore publiés, qu’une nouvelle loi apparaissait. Au-delà de la question du temps et de sa représentation, c’est aussi la question de son accélération qui est préoccupante. L’accélération et donc la vitesse, produit un impact sur les pratiques de nos organisations et sur les publics avec lesquels elles agissent - que leurs difficultés soient structurelles ou conjoncturelles -. Le constat partagé par différents auteurs, s’applique parfaitement à notre secteur. C’est ce que nous présenterons dans une première partie.
Mais au-delà des constats qui parfois confèrent au pessimisme ou à la fatalité, comment nos organisations peuvent-elles répondre aux besoins dont elles sont responsables ? Peut-on concevoir le temps dans la perspective des solidarités? Ces questions serviront de guide à notre réflexion qui, dans une deuxième partie explorera modestement les limites de l’organisation de nos solidarités face à la question du temps de nos usagers.
1 L’impact du temps et de son accélération dans nos pratiques : un constat préoccupant.
Un proverbe sénégalais disait « les Africains ont le temps, les Européens ont la montre », la formule était jolie pour signifier l’importance culturelle que chacun accordait au temps qui passe. La trotteuse de la montre aujourd’hui semble s’être accélérée au point que, ce que nous retenons est davantage la vitesse que le temps. Le monde a modifié sa vision du temps depuis la fin du XIX siècle dans les pays occidentaux mais aussi dans les pays émergents. Plusieurs observateurs constatent que le temps c’est accéléré et que le contenant qu’il pouvait être, s’est éparpillé, s’est dispersé sous forme d’instants ou d’instantanés et que le concept de vitesse a pris sa place.
Ce concept de vitesse analysé en 2010 par Virillo est au cœur de notre quotidien et a pris le pouvoir sur l’ensemble de nos rapports sociaux. Des speed dayting pour trouver un emploi ou un amour jusqu’à la soutenance de thèse en 3 minutes ; la rapidité devient l’alpha et l’oméga de nos choix et de nos intérêts. Ce qui était l’apanage de certains sportifs super entrainés, est devenu le lot quotidien de presque chacun d’entre nous. La vitesse est le gage de la réussite autant que l’indicateur de la performance.
Le temps un concept organisateur.
N. Aubert traite dans son livre du concept du temps, et plus particulièrement en identifiant le temps comme une matière et un enjeu. Le rapport au temps, d’après elle est une caractéristique propre « propre à la mentalité capitaliste » un esprit dont l’éthique est le mouvement. « Ce nouveau rapport au temps réside dans l'alliance qui s'est opérée entre la logique du profit immédiat, celle des marchés financiers qui règnent en maîtres sur l'économie, et l'instantanéité des nouvelles technologies de communication », affirme l’auteur. Tout est renvoyé à l’immédiateté et à l’instantanéité. Ce qui n'est pas sans laisser des traces, des séquelles sur un certain nombre de personnes. Pour synthétiser la pensée de l’auteur, les TIC (technologies de l’information et de la communication) provoquent des TOC (des Troubles Obsessionnels du Comportement). Être toujours en action et en mouvement, avoir « la tête dans le guidon », ne plus prendre la peine de réfléchir au pourquoi, à « l'échange » emmènent certaines personnes à « une surchauffe énergétique intense » à « péter les plombs » pour reprendre des expressions consacrées dans des analogies énergétiques. Mais le constat est fait que la vitesse opère partout et que ce phénomène à des répercutions à de multiples niveaux. Nous sommes passés « d'un mode de fonctionnement à ‘’temps long’’ - où les repères se comptaient en années à l'échelle de l'individu, en siècles à celle de l'histoire - à un mode ‘’à temps court’’, société du zapping, du « fast », des clips et des spots dans laquelle il s'agit de vivre l'intensité sans la durée et d'obtenir des résultats à efficacité immédiate ».
Cette évolution est le résultat incontestable d’une évolution technologique continue depuis plusieurs siècles. L’avènement de la vitesse n’est pas le résultat d’un déterminisme à court terme. La figure contemporaine de cette évolution prend des contours particuliers parce qu’elle s’associe à une perte des solidarités de proximité et d’un rapport à la consommation qui en font un phénomène social complexe et paradoxal. Harmut Rosa en héritier de l’école de Francfort en fait une analyse très argumentée montrant entre-autres que, l’accélération des rythmes de vie provoque « un sentiment que le temps passe plus vite ». Cette évolution sociale est complexe parce qu’elle se joue au travers de dynamiques multifactorielles enchevêtrées. Elle produit un ensemble de paradoxes qui confinent les individus dans les logiques aliénantes du « toujours plus vite », jusqu’aux limites de l’impossibilité d’être soi, rejoignant ainsi les approches proposées par Ehrenberg. Le temps semble être devenu un contenant débordé par lui-même, un organisateur désorganisé.
H. Rosa explique ce mouvement d’accélération comme étant le résultat de trois facteurs : premièrement une logique de compétition ou de concurrence entre individu, en cela il perpétue la critique du libéralisme et reprend une des remarque de ce que Tocqueville avait observé sur la démocratie libérale naissante aux Etas unis : c’est le régime de la jalousie envieuse. Le deuxième facteur repéré par Rosa, est une logique culturelle qui porte les individus à considérer qu’une vie accomplie est une vie riche d’une multitude d’expériences. La quantité d’expériences serait le gage d’une vie pleine, selon l’auteur, chacun serait tenté d’en multiplier le nombre et donc d’avoir le sentiment d’accélérer son existence. Enfin, l’auteur nous propose une troisième dynamique liée à la technologie, tant du point de vue de sa performance que de son obsolescence programmée qui nous oblige « à la renouvelé rapidement ». Ces trois facteurs s’inscrivent dans des boucles de feed-back qui les amènent à autoalimenter leur dynamique avec une force pouvant se démultiplier. L’analyse est puissante et montre que le processus d’aliénation n’est pas le résultat de l’expression de la volonté d’une caste ou d’une classe mais plutôt, le résultat d’un processus qui s’apparente plus à de servitude volontaire pour parler à la manière de La Boétie, qu’à une dialectique Hegelienne entre maître et esclave.
Les organisations dans le temps.
Dans ce contexte, quelle place pour les organisations du social et du médico-social. Les éducateurs, les cadres intermédiaires, les cadres dirigeants, tous se plaignent du temps qu’ils n’ont pas, qui va trop vite ou encore qui n’est pas synchrone entre eux ou avec celui des usagers. Cette plainte lancinante revient au-devant des préoccupations à chaque interrogation sur nos difficultés d’accompagnement. De quoi parle-t-on ? Que signifie-t-on quand on accuse l’horloge, la montre ou le planning, des maux de notre organisation ? Comment faire pour faire autrement et sortir de la dictature de l’urgence ?
Nos métiers évoluent dans des contextes indubitablement complexes où se jouent des actions portées par des acteurs dotés d’une marge de liberté et d’auto-détermination, dans un jeu de rôles stratégiques. Les organisations peuvent être pensées métaphoriquement, comme des scènes ou s’échangent des ressources et se distribuent des contraintes afin d’orienter le projet ou le sens de cette même organisation. Le jeu d’acteur des uns, produit des rétroactions sur celui des autres avec des effets parfois sur ou sous multipliés, dans le champ du réel qu’il soit économique, politique, social ou encore, du symbolique ou de l’imaginaire. La notion de temps est présente à toutes les étapes de cette construction et de ces interactions. Les acteurs vivent dans le temps avec ses contraintes et l’utilisent aussi comme une ressource. Les coups stratégiques sont pensés à l’horizon temporel du court, moyen ou long terme.
N’oublions pas tout d’abord que dans ce système, nos organisations et leurs acteurs participent et ont une fonction de régulation sociale dans le sens où, leurs actions doivent palier à des dysfonctionnements sociaux, rétablir les équilibres afin que les principes d’égalité des droits et des chances ou plus simplement, la solidarité puissent avoir du sens. Cette fonction s’inscrit dans une représentation du temps comme un ensemble de séquences dans l’existence des sociétés : le temps de l’éducation, le temps du travail, le temps des loisirs, le temps de la solidarité. Il pourrait y avoir un temps pour chaque fonction sociale. C’est la vision de R Sue dans sa sociologie des temps sociaux. Les temps portés par des acteurs sociaux seraient en lutte pour définir la dominance sociale du temps et par là, caractériser les sociétés. Cette lecture sociologique pose comme principe implicite qu’il y a une pluralité de temps sociaux et chacun cherche à devenir hégémonique. Le temps de la solidarité n’ayant pas encore occupé durablement la dominance sociale, on pourrait considérer que les acteurs qui l’incarnent, n’ont pas encore trouvé la stratégie de conquête de cette dominance ou n’ont pas maitrisé les zones d’incertitudes pour parler comme Crozier qui leur permettraient d’avoir cette position dominante. Si nous partageons la première partie de la thèse de Sue, nous sommes plus perplexes quant à la lutte des temps repris sur le modèle de la lutte des classes. Il nous semble qu’il peut y avoir juxtaposition des temps sociaux sans nécessairement conflit ou tentative de dominance.
Gardons en mémoire ensuite, que nos organisations sont animées d’idéologie de transformation du monde, autant que de vertu rédemptrice qui dans un cas comme dans l’autre présuppose leur fin probable, sinon souhaitable et qu’à ce titre, elles s’inscrivent ou combattent des prophéties auto-réalisatrices. En effet, nos organisations produisent des services, qui si ils sont bien fait devraient à la fois réparer le social et faire en sorte que ses dysfonctionnements disparaissent entrainant ainsi la fin du travail social. L’idéologie du travail social serait tout aussi messianique que les grandes théories révolutionnaires et eschatologiques comme la question de la fin du temps dans la théologie chrétienne. Mais on peut aussi considérer, sans abuser d’une posture cynique, que comme tout système celui du travail social cherche le maintien de ses équilibres et sa survie selon le principe de l’homéostasie. L’objectif de maintien et d’inscription dans la durée pourrait être une dynamique de nos organisations du travail social qui viendrait paradoxalement entrer en concurrence avec l’objectif idéologique. Il y aurait un chiasme, une contradiction indépassable ce que Morin appelle aussi une dialogique entre la logique de la fin et celle de la durée.
Rappelons-nous enfin, que nos organisations sont le résultat d’une construction sociale systémique complexe où se mêlent tout à la fois du politique, de la technique et de la clinique de manière diachronique et synchronique. Le travail social est le résultat d’un processus hologramatique pour parler comme E. Morin reprenant la pensée de Pascal ou : « Je ne peux pas concevoir le tout sans concevoir les parties et je ne peux pas concevoir les parties sans concevoir le tout ». Il y a en effet dans le travail social en chaque point de sa constitution une dimension politique technique et clinique qui se combine pour donner le système complexe du travail social, dont la somme des éléments est indiscutablement supérieure à la somme des parties. Le principe hologramatique consiste à considérer que chaque élément contient la quasi-totalité de l’information contenu dans le tout.
Ces trois logiques avec leur rythme propre sont interdépendantes. Il ne peut pas y avoir de clinique sans technique ou sans politique, il faut en conséquence que ces temps trouvent des points de confluences et d’interpénétration pour que l’action soit cohérente et réponde aux besoins des populations pour lesquelles l’organisation s’est instituée au sens de Castoriadis . En effet, le temps produit des imaginaires qui constituent des identités. La question des générations par exemple, n’est pas qu’une question de démographie, c’est aussi du temps vécu ensemble avec des références partagées. C’est du temps expérimenté dans des rapports sociaux et métabolisé dans des attachements à des pratiques partagées. C’est une série d’instants sublimés dans un discours narratif auxquels des individus adhèrent. Ces temporalités constituent le temps vécu individuel et/ou social ; elles ont comme caractéristiques communes d’être intériorisées en représentations mentales et de donner lieu à telle ou telle forme de verbalisation conceptuelle qui classe et découpe à sa façon, les variétés de mouvements initiés ou imaginés. Elles expriment à proprement parler, les modalités de l’expérience humaine . Du coup, la question de l’intergénérationnel dans les organisations n’est pas qu’un nombre d’individus ayant des âges proches, c’est aussi des individus ayant participés à des évènements ensemble et en possédant une lecture historique dans laquelle ils se reconnaissent. De fait, dans ces discours foisonnent les éléments pouvant donner une idée des rythmes internes de l’organisation. En effet, il y a un temps fondateur qui catalyse l’imaginaire d’une société et qui crée une réponse institutionnelle à une condition sociale particulière. On peut imaginer que dans un contexte comme celui de nos sociétés de la vitesse, nos institutions doivent aussi s’adapter à cette demande d’accélération du temps et qu’en conséquence, les rythmes spécifiques du politique, de la technique ou de la clinique en soient affectés.

Une organisation à 3 temps.
Ainsi, dans nos organisations du social et du médico -social, le politique est exprimé dans le projet associatif, les valeurs ou les principes d’action et est incarné par les administrateurs bénévoles plus ou moins impliqués et plus ou moins militants mais néanmoins décideurs et responsables officiels de l’action. Le temps y est cyclique fait de bureaux, de conseils d’administration, d’assemblées générales avec ces moments de décisions et de validations. Le politique pourrait être marqué par le Dieu Aiôn qui, chez les grecs, est le temps du retour au même et le temps du « il y a » dont Deleuze disait « qu’il manque toujours à sa propre place » induisant ainsi qu’il était la permanence.
Le temps de la technique est l’expression administrative juridique et financière de l’action, c’est un ensemble de moyen ou de contraintes qui permettent la déclinaison politique. Elle trouve trace dans l’action des managers et cadres hiérarchiques de l’organisation, elle est aussi l’expression d’un ordre ou d’une méthode et a tout autant une fonction normative que logistique. En cela la technique pourrait être le domaine de Chronos, celui qui compte et détermine le temps nécessaire à chaque chose et ainsi ordonne pour chacun sa tâche.
Le temps de la clinique enfin, traduit la relation réalisée ou souhaitée avec l’usager ou le bénéficiaire de la volonté politique. Elle est le temps de la rencontre, de la cure et de la passe pour parler à la manière de Lacan. Elle est faite d’occasions et d’opportunités, d’effractions et de lapsus, c’est le temps de Kaïros le dieu grec qui faisait dire à Aristote cité par P. Aubenque « s’il n’y a qu’une façon de faire le bien, il y est bien des manières de le manquer. L’une d’elle consiste à faire trop tôt ou trop tard ce qu’il eut fallu faire plus tard ou plus tôt ». Le temps de la clinique est le temps du « bon » moment, de l’occasion favorable, de ceux qui permettent de déceler le trouble ou de proposer l’alternative.
Entre les trois dimensions il y a des boucles de rétroaction qui font que l’organisation est plus ou moins apprenante et plus ou moins régulée. L’organisation produit une identité culturelle et aussi une identité temporelle plus ou moins homogène et plus ou moins synchronisée. Tous ceux qui travaille dans les organisations du social et du médico -social connaissent ces moments particulier où un projet d’accompagnement répondant à des préoccupation cliniques doit attendre après des autorisations administrative parce que l’enfant pas exemple n’a pas encore l’âge civil correspondant à l’agrément entrainant ainsi une rupture de parcours ou une prise de responsabilité associative que des administrateurs bénévoles hésite à prendre….Le rapport Piveteau après les amendements Creton donne des exemples à foisons de ces situations où la questions des rythmes et des temps vient percuter le travail politique technique ou clinique des acteurs qui font l’accompagnement.
Au sein de nos types d’organisation, des temps différents et des anachronismes ou des arythmies existent. Les logiques en œuvre ne fonctionnent pas sur les mêmes temps : le temps politique est un temps plus long que le temps technique, de surcroit on peut considérer que le premier est cyclique et le second plus séquentiel et plus linéaire alors que par ailleurs, le temps clinique peut à la fois être très ritualisé et linéaires.
Le temps des travailleurs sociaux.
Les travailleurs sociaux sont comme leur nom l’indique, des travailleurs et à ce titre répondent aux obligations du code du travail, sont inscrit dans une économie, possèdent un contrat de travail qui part nature les oblige et les positionne dans un rapport temporel particulier. Les travailleurs sociaux interviennent soit en institutions, soit en milieu ouvert. Dans les deux cas le temps de travail de ces professionnels met en perspective le temps d’intervention et le temps de vie des populations. Si pour ceux qui interviennent en milieu ouvert, le décalage temporel est pensé et intégré dans la pratique comme une variable d’ajustement du risque et de l’anticipation de celui-ci, en institution les enjeux sont d’une autre nature.
En institution de placement que le public soit enfant ou adulte, le temps s’inscrit le plus souvent dans une permanence, 365 jours, 24h avec des rythmes très institutionnalisés. L’heure des repas, l’heure des couchers, l’heure des visites rythme la vie institutionnelle au point que l’on a pu parler parfois de conditionnement de type pavlovien. Cette organisation est liée aussi bien au manque de moyens humain, qu’à la recherche de conciliation des professionnels entre temps de travail et temps de vie privée. En effet l’institution est oppressante aussi bien pour les résidents que pour les professionnels qui y travaillent. Il y a toujours la tentation pour les professionnels de réduire leur temps de présence à l’intérieur ou de l’aménager. Dans cette quête, les publics n’ont pas souvent le dernier mot. Le temps en tant que rythme n’est pas toujours une variable prise en compte dans la bientraitance. Ce phénomène associé au manque de ressources humaines entraine facilement que les repas dans les maisons de retraite par exemple, soient pris à 18h hiver comme été, et qu’à 19h30 tout le monde soit couché.
Pour certaines institutions liées à l’enfance, les enfants sont autorisés à retourner en famille les fins de semaines et pendant les périodes de vacances scolaires, il n’est pas rare que ces retours en famille soient angoissants pour l’enfant parce que pathogènes pour leur équilibre mais comment faire quand les budgets ne permettent pas d’avoir les effectifs au complet disent les directeurs. Personnes n’est désigné comme responsable de ces situations, c’est un effet de système. Mais cet effet de système ne se réduit pas à mettre quelques enfants en difficulté, il gangrène le système tout entier. Les angoisses du départ en week-end génèrent des excès de violences avant le départ et au retour, qui peuvent aller jusqu’à un sentiment de trahison vis-à-vis de l’institution et une perte de confiance. Ces retours en famille en fin de semaine provoquent aussi des troubles chez les parents qui à cette occasion, ne savent pas comment faire. Ils en font souvent trop ou pas assez en s’inscrivant dans une logique de concurrence ou de rejet avec l’institution, créant de fait une asynchronie dans la co-élaboration de solution pour l’enfant. La rupture temporelle fabrique si elle n’est pas accompagnée un manque de sens autant pour l’enfant, que pour les familles et l’institution.
Pour ceux qui interviennent en milieu ouvert, qui interviennent au mieux entre 8heures et 20 heures au domicile des populations, s’est développer un savoir opérationnel qui leur permet de repérer les moments de risque. En effet, on sait que les violences intra familiales se produisent plutôt en début de soirée ou le week-end. Aussi les travailleurs sociaux développent un savoir pour repérer et anticiper les situations et faire intervenir les voisins ou les forces de l’ordre si d’aventure une situation dérapait. C’est une lecture fine, une lecture clinique des rythmes sociaux des populations qu’ils ont développé, pour répondre à la disynchronie provoquée par le manque de moyens alloués par les politiques publiques.
Les travailleurs sociaux par ailleurs, n’ont pas souvent l’occasion de penser le temps. L’essentiel de la culture du temps qu’ils possèdent est bâti sur le temps de travail, sur le temps juridique du contrat de travail. Quand ils abordent le temps de l’usager, c’est au travers l’outil du projet dit individualisé ou personnalisé. Même si les deux notions relèvent de conception du public assez différencié, la méthode pour les élaborer relève d’une conception du temps assez similaire, laissant peu de place à la notion d’opportunité, de hasard, de rencontre ou de résilience.
JP. Boutinet nous a fourni depuis de nombreuses années les outils intellectuels pour appréhender cette question. En 1990 avec son ouvrage l’anthropologie du projet, il nous ouvrait le regard sur cette lame de fond qui traversait la société comme un tsunami théorique et méthodologique afin que toutes initiatives soient inscrites dans un projet et nous en désignait les limites et les apories. Mettant en opposition le temps linéaire et le temps circulaire, le concept de projet d’une certaine manière déni au sacré une participation à la dynamique d’élaboration du réel et met de côté la part de rêve nécessaire à l’inscription dans l’avenir. Le projet ne serait qu’un outillage élaboré pour répondre aux besoins d’anticipation rationnels, nécessaires aux organisations. Le projet à une fonction programmatique permettant de légitimer le contrôle par son évaluation étape par étape. Le projet est un instrument de maîtrise qui permet de mesurer le chemin parcouru entre un point A et un point B. La distance est souvent mesurée, rarement la surface ; alors que les projets ne sont pas toujours aussi linéaires et les organisations ont parfois une marche erratique. Pour reprendre et paraphraser l’expression consacrée par A. Korzybski si « le projet est une carte, il n’est pas le territoire ».
Le médico-social n’échappe pas à la vague et le concept de projet est à l’aune de toute les démarches entreprises. Il est regrettable toutefois que les projets des institutions n’aient retenu dans la méthodologie que les dimensions linéaires voire cybernétiques de la démarche, ne laissant pas de place à l’aléatoire et à la bifurcation. Il en va de même pour la notion de projets individuels dans nos institutions laissant peu de place à la résilience ou l’opportunité de la rencontre. Les projets individuels qui sont élaborés pour tous, des enfants aux vieillards n’ont de toute évidence pas le même sens et pas les mêmes enjeux. Cette insistance sur la notion de projet oblige tous et chacun à s’imaginer dans une durée et les inscrire dans une responsabilité individuelle comme si leur avenir dépendait essentiellement d’eux : Comment nos usagers et ceux qui les accompagnent peuvent s’inscrivent dans ce quasi-contrat qu’implicitement le projet conditionne ?
La notion de projet implique celle de déterminisme et de liberté qui obère la notion d’accident, et cela met le porteur de projet dans une obligation implicite de la toute-puissance, dans ces conditions le projet ne conduit il pas à un paradoxe où ce qui était fait pour libérer devient une contrainte supplémentaires à son enfermement ? La notion de projet prend en considération des tendances issues du réel et en fait des probabilités et du déterminisme. N’est-ce pas pour nos organisations une manière de construire aussi de la permanence et de la stabilité face à un monde instable, une ruse de la raison pour garder leur position sociale ? Le service rendu serait de garantir des projets que les institutions n’ont pas et produire de l’avenir individuel quand elles ne peuvent plus produire d’avenir collectif ?
Le temps des publics de l’action sociale.
Les populations qui ont à faire aux travailleurs sociaux sont le plus souvent des populations précarisées ou marginalisées. Le premier symptôme de la précarisation peut se traduire dans la désynchronisation temporelle liée à l’absence d’emploi. Le travail ordonne un emploi du temps pour une large part de la population. Dès lors que celle-ci n’a plus ce lien à l’activité, son rythme social s’en trouve perturbé et son entourage en subit les conséquences. Honorer un rendez-vous, être ponctuel est plus difficile pour les populations sans emploi de longue durée, que pour les autres ; l’absentéisme scolaire est plus fréquent chez les enfants de chômeurs de longue durée. La culture de l’emploi du temps produit une organisation du temps si l’un des deux paramètres est absent l’autre se détériore aussi.
L’observation de terrain nous montre aussi que les populations éloignées de l’emploi, quelques soit leur origine culturelle, subissent un phénomène de dérégulation temporelle au fur et à mesure de leur absence d’emploi. Nous avons pu observer qu’il y a une corrélation forte entre la durée de chômage et donc à l’exclusion sociale et le retard ou l’absence à certaines prises de rendez-vous. Nous avons également constaté, en faisant des entretiens avec des populations marginalisées qui disait « avoir peu de temps libre » et nous expliquaient que l’ensemble des tâches administratives qu’elles devaient faire pour avoir droit à leurs aides sociales « leur prenaient tout leur temps ». En d’autre terme, pour avoir droit à certaines allocations, il faillait être patient faire des attentes longues dans différentes administrations et que cela ne pouvait pas se prévoir et s’organiser en conséquence de quoi les autres rendez-vous et notamment les rendez-vous qui ne permettaient rien n’étaient pas privilégiés. Ainsi, quand on à passer la demi-journée à attendre pour avoir une consultation médicale gratuite et une demi-journée à avoir un rendez-vous pour remplir un dossier d’aide logement « on n’a pas le temps de faire autre chose ». Dans le même esprit, une échelle du rapport au temps passé et au « bénéfice » pouvait s’entendre comme « un travail » à part entière. De plus, pour les personnes sans moyen de locomotion autonome, les transports collectifs augmentent les temps improductifs.
Mais ces lieux d’attente sont aussi des lieux de rencontre et de réseau parfois plus efficace que le rendez-vous avec le travailleur social. Dans ces lieux d’attente on y lie des relations d’expériences partagées et de compréhension de situations vécues. A ces moments là, on y échange des adresses, des soutiens, des ressources. Le temps d’attente s’apparente et un autre temps. Alors qu’internet et les différentes bornes interactives peuvent fournir les informations, les populations relevant de l’aide sociale préfèrent ses couloirs et ses salles d’attente. Le rapport au temps trouve une référence utilitaire.
S’il y a un lien entre travail/argent/temps même chez des populations éloignées de l’emploi, la question du temps pour les populations qui font l’objet d’intervention sociale ne se résume pas qu’à cela. Le temps de la solidarité ne fonctionne pas que sur le registre pécunier. Il y a par exemple un rapport aux besoins et à l’idée que l’on se fait de ses propres ressources. Nous avons plusieurs situations où l’appel aux interventions sociales se font régulièrement trop tard et ont des effets délétères sur les populations. Deux cas sont caractéristiques de cela à nos yeux, le surendettement et la dépendance liée à l’âge.
Dans le premier cas les individus tardent à faire appel aux services d’aide pour traiter leur problème en estimant qu’ils vont trouver la solution, faire des économies sur leur consommation et travailler plus. Bien souvent ces options sont vaines et à la dette financière s’ajoute des situations individuelles et familiales de dépression. Ce qui pouvait le plus souvent être traité sous la forme d’un calcul mathématique prend des proportions qui mettent en danger de manière structurelle un individu et son entourage. Nous sommes dans une culture où la question de la représentation de l’argent croise celle du temps ; et même s’il n’est jamais trop tard, il est toujours mieux plus tôt.
Dans le cas de la dépendance, hormis les situations brutales ou un accident cardio-vasculaire vient provoquer la dépendance subitement, le plus souvent elle s’installe progressivement par renoncements successifs autant que par fragilités accumulées. Cette dépendance peut s’anticiper tant sur le plan financier que sur le plan de l’aménagement de son logis, mais la plupart du temps encore elle survient comme une surprise et s’impose aux individus qui n’ont pas anticipé.
Ces deux exemples nous renvoient à l’idée de Bourdieu dans ses premiers travaux sur la société Kabyle et sur les difficultés culturelles et organisationnelles qu’il y a à passer de la prévoyance à la prévision. Il n’est en effet pas facile d’organiser sa vie en faisait des prévisions, c’est à dire en imaginant de manière abstraite et à long terme, alors que tout un chacun à l’impression d’être prévoyant en se disant qu’un jour il sera vieux. La distinction qu’opère Bourdieu va de pair avec celle qu’il fait entre l’entraide qui associe des individus unis par des liens de sanguinité réelle ou fictive et la coopération travail collectif orienté vers des fins abstraites . C’est l’expérience sensible qui donne une unité au temps et lui permet de construire une projection, mais celle-ci doit encore s’inscrire dans une donnée perceptive et pas une probabilité du possible.
Dans le dialogue entre travailleurs sociaux et populations, la question du temps est filtrée par l’expérience sensible pour les uns et la probabilité des possibles pour les autres. Mais une autre difficulté vient renforcer la complexité du dialogue, les populations ont parfois un rapport narratif à leur propre histoire où passer présent et futur se télescopent. Les situations de précarité des populations brouillent les logiques temporelles au point qu’il est difficile pour les travailleurs sociaux d’engager le rapport de confiance minimum nécessaire à la relation d’aide. En effet, pour que l’intervention ait du sens, il faut que les individus donnent un sens à leur histoire et qu’une projection vers un futur soit possible. Les travailleurs sociaux ont besoin de perspective pour agir avec la population, sans cela le cynisme conduit à la désespérance et le travailleur social à la punk-attitude.

Résumé en Anglais


Non disponible