Fiche Documentaire n° 4852

Titre Hôpital psychiatrique ou asile de pauvres ? Solidarité sous contrainte et manques de solidarité familiale

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Auteur(s) BORZIN Aurica  
     
Thème  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

Hôpital psychiatrique ou asile de pauvres ? Solidarité sous contrainte et manques de solidarité familiale

Le sujet que je voudrais développer dans le cadre du 7ème Congrès de l'AIFRIS, Solidarités en questions et en actes: quelles recompositions?, est lié à ma recherche doctorale qui porte sur l’adaptation des patients de L’Hôpital Psychiatrique de Chisinau (République de Moldavie) aux contraintes institutionnelles et sociétales.
Les 55 entretiens approfondis semi-directifs que j’ai réalisés jusqu’en ce moment avec des patients de l’Hôpital psychiatrique de Chisinau m’ont révélé, à une première analyse, que la grande majorité de mes répondant-e-s provenaient de familles pauvres, voire vulnérables. A partir de cet indice, on pourrait émettre l’hypothèse que certains facteurs sociaux influenceraient certaines maladies mentales (Demailly, 2011). La population vulnérable du point du vue socio-économique, étant plus exposée à la précarité et aux tensions, seraient aussi en situation de risque accru de déclenchement et/ou d’aggravation de certaines maladies ou troubles mentaux. Les facteurs sociaux ne sont pas pourtant les seuls éléments de l’étiologie des maladies mentales (APA, 1994). La question qui s’impose alors est la suivante : où sont traitées les personnes souffrant de maladies ou troubles mentaux, provenant de groupes sociaux relativement aisés? Aussi, quels sont les mécanismes qui contribuent à cette ségrégation sociale des patients psychiatriques ?
Certains employé(e)s de l’hôpital nous ont avoué, sous réserve de confidentialité, qu’ils/ elles avaient soigné en secret des personnes de familles aisées. Certains éléments laissent à penser que l’institution même contribue à ce mécanisme de sélection sur le critère de classe (et de revenu) à cause des conditions d’internement et du modèle autoritaire de traitement des patients, mais aussi de la représentation fortement négative de l’hôpital psychiatrique au sein de la société et du risque de stigmatisation dont souffrent les patients traités à l’hôpital. Le traitement à l’hôpital psychiatrique est souvent perçu comme un élément qui affecterait l’image et le statut de la personne et de la famille au sein de la communauté d’origine, fait dont se plaint un certain nombre de répondants dans notre enquête. Les familles au revenu plus élevé ayant un membre souffrant de troubles psychiques évitent l’institutionnalisation. Elles cherchent donc des moyens de traitement alternatif. Ceci pour ne pas être enregistré dans la base des données centralisée des personnes au diagnostic psychiatrique. Les statistiques officielles n’enregistrent pas ces personnes. On ne peut donc pas savoir combien et qui sont-elles ?
Ce phénomène de ségrégation sociale du traitement psychiatrique, resté en partie invisible, nous invite à réfléchir sur les formes de solidarité extrinsèque de certaines familles, dans un contexte social de forte stigmatisation des patients psychiatriques. D’autre part, les patients provenant de milieux en précarité témoignent des faits de solidarité affaiblie de la part de leur famille. Ces derniers se sentent souvent abandonnés dans l’hôpital. Plusieurs membres de la famille des patients avouent aussi être motivés par l’ « indemnisation d’invalidité » dont les patients psychiatriques bénéficient à la suite de l’internement. De cette façon, l’hôpital psychiatrique reste une institution dont l’une des fonctions serait d’isoler certaines catégories de personnes inadaptées (et qualifiées d’inadaptables) au système et à la société modernes (Foucault, 1973 ; Bauman, 2004).
Les réformes démarrées récemment dans le système psychiatrique, notamment par l’ouverture de centres communautaires de santé mentale et la fermeture des effectifs des hôpitaux psychiatriques, sont de nature à affecter ce mécanisme de ségrégation sociale du traitement psychiatrique.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

• American Psychiatric Association. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. 4th edition, text revised. Washington DC: American Psychiatric Association, 2000.

• BAUMAN, Zygmunt. Wasted Lives: Modernity and Its Outcasts. 2004. Cambridge UK: Polity Press, 2004.

• GOFFMAN, Erving. ASILES. : Etude sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus. Paris: Minuit, 1968.

• GOFFMAN, Erving. Stigmate. Les usages sociaux des handicaps. Paris: Minuit, 1975.

• FOUCAULT, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique. Paris: Gallimard, 1976.

• BECKER, Howard. Outsiders. Studies in the Sociology of Deviance. New York: The Free Press, 1963.

• CASTEL, Robert. La gestion des risques: de l’antipsychiatrie à l’après psychanalyse. Paris: Minuit, 2011.

• CASTEL, Robert. Préface, dans „Asiles”. Études sur la condition sociale des malades mentaux. Paris: Minuit, 1968.

• DEMAILLY, Lise. Sociologie des troubles mentaux. Coll. « Repères Sociologie ». Paris: La Découverte, 2011.

• SCOTT, James C. Domination and the Arts of Resistance. Hidden Transcripts. New Haven and London: Yale University Press, 2009.

• SCOTT, James C. Weapons of the Weak. Everyday Forms of Peasant Resistance. New Haven and London: Yale University Press, 1987.

• QUETEL, Claude. Histoire de la folie : De l'Antiquité à nos jours. Paris: Tallandier, 2012.

• PAUGAM, Serge. La disqualification sociale: Essai sur la nouvelle pauvreté. Paris : PUF, 2013.

Présentation des auteurs

Aurica BORZIN, doctorante en sociologie à l’Université d’État de Chisinau en cotutelle avec l’Université de Iasi, Roumanie, avec une thèse qui porte sur l’adaptation des patients de L’Hôpital psychiatrique de Chisinau aux contraintes institutionnelles est sociétales. Études à l’École Doctorale Francophone en Sciences Sociales de Bucarest, Roumanie (2016) et cours d’art-thérapie à Université de Californie, Berkeley - Extension (2014).

Communication complète

Introduction
Le sujet que je voudrais développer ici est lié à ma recherche doctorale qui porte sur l’adaptation des patients de L’Hôpital Psychiatrique de Chisinau (République de Moldavie) aux contraintes institutionnelles et sociétales.
La recherche est basée sur 65 entretiens approfondis, semi-directifs , avec les patients de L’Hôpital Psychiatrique de Chisinau, les parents des patients et des employés de l’hôpital. La plupart des 53 entretiens, réalisés avec les patients sur un modèle holiste du type « récit de vie » , m’ont révélé, lors d’une une première analyse, que la grande majorité dees répondant-e-s provenaient de familles pauvres, voire vulnérables. Partant de ce constat, notre intention est de dépasser les trois visions réductrices appliquées dans les recherches dans ce domaine, à savoir le misérabilisme (« la pauvreté crée de troubles mentaux »), le méritocratisme (« la maladie fait échouer professionnellement ») et le foucaldisme rigide (« on psychiatrise les pauvres pour les contrôler »). Nous nous proposons en revanche de construire une appréhension totalisante et multidimensionnelle de l’objet de cette recherche, basée sur des corrélations, causalités et retombées multiples.
« La carrière du patient psychiatrique », selon le concept d’Ervin Goffman , commence avant l’hospitalisation elle-même, c’est-à-dire au sein de la famille. La famille joue donc un rôle important dans cette « carrière » du patient et, par extension, dans le phénomène de ségrégation sociale du traitement psychiatrique. Ce fait nous invite à réfléchir sur les formes de solidarité (Durkheim, 1893 ; Paugam, 1991), ou au contraire, sur le manque de solidarité et de soutien familial, à partir de la manifestation des premiers symptômes de la maladie, en passant par la phase d'hospitalisation, jusqu’à la sortie de l’hôpital. Il s’agit aussi de voir comment se transforment les relations avec un membre de la famille qui devient patient chronique, à la suite de l’admission répétée et pendant des années dans l’hôpital psychiatrique.
La recherche analyse l’expérience familiale des patients psychiatriques à travers leurs propres définitions, concepts et compréhension de cette expérience, en appliquant aux patients psychiatriques une approche compréhensive des rationalités . En même temps, la recherche corrobore les perspectives personnelle, institutionnelle et familiale. Ainsi va-t-on combiner la définition et la compréhension des relations interpersonnelles exprimées par les patients, la perspective exprimée par les membres de la famille et les proches du patient et la perspective présentée par l’administration et les employés de l'institution, dans un contexte social et psychosocial qui est celui de la République de Moldavie durant sa longue transition post-soviétique.
La réforme dans le domaine de la santé mentale, qui a commencé officiellement il y a 3 ans par l'ouverture de centres communautaires de santé mentale, a pour but de fournir l’accès aux services de santé mentale dans les communautés, près de la famille, où les patients peuvent recevoir un traitement ambulatoire. Cette réforme transfère une partie de la responsabilité sociale de l'institution et de l'ensemble du système de santé mentale sur la famille. Mais dans quelle mesure la famille est-elle prête à faire face à cette responsabilité? Dans un contexte plus large, la recherche est une réflexion sur les limites et les défis de la participation de la famille comme participant à part entière dans le traitement et la réadaptation psychosociale des personnes ayant un diagnostic psychiatrique.

Le profil de familles des patients en chiffres
En analysant les données disponibles sur les sujets interviewés, le tableau présenté ici permet d’avancer les constats suivants : Un patient sur six ont eu, dès l’enfance, des expériences familiales traumatisantes, avec violence familiale, ou ont été victimes de violence domestique dans leur vie adulte, ou encore ont été condamnés pour cause de comportement violent. Chaque cinquième patient présente témoigne souffrir de certaines formes de dépendance d'alcool ou de drogue. 35 de ces personnes vivent avec leurs parents âgés, de celles-ci 25 sont divorcées et retournées à leur famille d’origine après le divorce ; 10 personnes n’ont jamais été mariées et sont en difficulté à trouver un ou une partenaire. 9 personnes sont officiellement mariées, dont 3 vivant seul(e) parce que leur mari / épouse travaille à l'étranger. 8 personnes vivent seules (dont 2 prennent soin d’enfants mineurs, trois d'entre eux ont des enfants qui vivent séparément et 3 n’ont ni parents, ni enfants). Une personne se dit prête à se marier.


Un statut social fragile avant l’hospitalisation
Comme nous l’avons déjà remarqué, « la carrière du patient psychiatrique » commence avant l’hospitalisation elle-même. Il n’est donc pas négligeable que la plupart des patients avaient déjà un statut social fragile dans la famille avant d’être hospitalisés. Cette fragilité est causée ou aggravée par un certain nombre de formes de privation psychosociale: perte du travail, chômage prolongé, facteurs de stress au lieu du travail et dans la famille (violence domestique, infidélité de la part du- de la partenaire, addiction alcoolique ou de drogue). Dans les cas de patients plus jeunes on peut encore constater la séparation du ou de la partenaire ou des difficultés à en trouver un/une, voire en général des difficultés à s’intégrer dans un groupe, mais aussi échecs scolaires, pression psychologique de la part des parents sur les règles de la vie en commun.

La famille, deux directions : centripète et centrifuge
Selon l’appréciation d'un médecin de l'hôpital psychiatrique de Chisinau , lors des premières admissions à l’hôpital, les proches sont ceux qui accompagnent les personnes souffrant de crises psychiatriques, puis viennent leur rendre visite pendant leur séjour à l'hôpital et s’intéressent à leur santé, cherchent des solutions à leurs problèmes, demandent des conseils. Cependant, lorsque les admissions à l’hôpital deviennent plus fréquentes (« après la troisième hospitalisation », selon la même source), les proches sont moins souvent vus avec le patient. Les patients finissent par être apportés à l’hôpital par le service d'urgence, par la police, ou même viennent seuls à l’hôpital. De même, les membres de la famille ou des proches viennent plus rarement pour emmener à la maison le patient à la sortie de l’hôpital. Il y a des patients qui n’ont pas assez d’argent pour rentrer chez eux. « Nous habillons ces personnes et nous leur donnons de l’argent pour qu’ils peuvent aller à la maison. Pour ceux de la province, nous n’avons pas de moyens à les faire transporter chez eux. Personne [les membres de la famille] ne les attend à la maison, personne ne s’en réjouit ». Les témoignages des patients confirment le même mécanisme d’érosion, de dégradation et même de la perte permanente des relations avec les membres de la famille après l’activation de la maladie et l’hospitalisation répétée. Au fil des années, la participation et le soutien familial sont en baisse, replaçant ainsi le lieu familial d’une position « centripète » vers une position « centrifuge ». Enfin, les relations familiales se s’effritent, les membres de la famille se séparent.

Une spirale interminable et douloureuse
Une fois hospitalisée, la personne reçoit un statut socialement disqualifiant. De plus, l'hospitalisation répétée pendant des années lui crée l'image de malade chronique. D'autre part, les relations du patient avec les membres de la famille se détériorent ou même se rompent, parce que tous les symptômes de la maladie elle-même se reflètent directement sur le milieu familial et l’affectent négativement. « Remarquons tout d’abord que tout être humain, patient ou non, n’est pas seulement un sujet, mais également une personne en lien avec sa famille qui l’influence et qu’il influence en retour. Lorsque la maladie s’en mêle et qu’elle dure, elle exerce des effets sur le
patient et son entourage, et réciproquement, dans une spirale interminable et douloureuse. »
L'état de la personne placée dans un hôpital psychiatrique accentue encore plus le sentiment d'échec personnel et professionnel. Peu d'entre eux reprennent leur travail quand ils sortent de l’hôpital. En d'autres termes, l’hospitalisation aggrave un processus de dégradation du statut social de personnes déjà fragiles.
Pour la famille, cette personne devient un fardeau, du point du vue économique parce qu'il n'a pas de revenu, mais aussi psychologiquement, parce que les relations avec lui sont souvent conflictuelles. Selon les témoignages de patients et leur famille, les patients reviennent le plus souvent à la maison des parents après le divorce, vivant avec ces derniers dans des conditions précaires.





Les réformes démarrées récemment dans le système psychiatrique, notamment par l’ouverture de centres communautaires de santé mentale et la fermeture des effectifs des hôpitaux psychiatriques, sont de nature à affecter ce mécanisme de ségrégation sociale du traitement psychiatrique. Cette évolution du traitement psychiatrique dans une société post-autoritaire révèle sur les avatars du paradigme de la modernité, selon laquelle les personnes qui souffrent de maladies mentales ne sont pas exclues de la société mais, au contraire, y sont radicalement inclues (Gauchet et Swain, 1980).

Résumé en Anglais

Psychiatric Hospital or Asylum for Poor People? Forms of Patients’ Family Solidarity

The large majority of patients from the Psychiatric Hospital in Chisinau (Moldova, ex-Soviet country) come from poor and vulnerable families. The institution itself contributes to this selection mechanism on class criterion because of bad internment conditions and authoritarian model of treatment, but also as a result of the strongly negative representation of the psychiatric hospital within the society. Higher-income families with a member suffering of mental disorders avoid institutionalization and look for alternative forms of treatment. The social segregation of the psychiatric treatment, which is partly invisible, invites us to reflect on various forms of solidarity within different patients’ families.