Fiche Documentaire n° 4904

Titre Les effets ambivalents de la solidarité économique dans le processus d’endettement problématique

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Auteur(s) HENCHOZ CAROLINE
COSTE Tristan
 
     
Thème Illustration par une recherche menée en Suisse  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

Les effets ambivalents de la solidarité économique dans le processus d’endettement problématique

S’appuyant sur plus de 40 entretiens approfondis menés en Suisse francophone dans le cadre d’une recherche pluriméthodologique financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (2015-2018), cette contribution discute des effets ambivalents de la solidarité économique sur le parcours de personnes qui sont/ont été en situation d’endettement problématique ou surendettées ; c’est-à-dire dont les ressources existantes et attendues sont durablement insuffisantes pour répondre à leurs engagements financiers sans diminution de leurs standards de vie (European Commission, 2008).

Nous comprenons la solidarité économique comme un lien volontaire ou non d’interdépendance financière (Blais, 2008) unissant les personnes (sur)endettées à d’autres. Nous montrons qu’elle n’est pas seulement un facteur de soutien et de protection comme cela est communément admis (cf. Paugam, 2007; Paugam & Zoyem, 1997), elle peut parfois aussi contribuer à accentuer les difficultés financières. En ce sens, il nous parait central d’isoler les conceptions de la solidarité économique qui interfèrent sur le parcours d’endettement problématique et d’en évaluer les effets de manière à suggérer des interventions qui soient aussi adéquates que possible. Nous relevons les effets ambivalents de trois d’entre elles :

1. La solidarité économique juridiquement imposée signifie, dans le droit suisse, une solidarité entre le débiteur, son conjoint et ses enfants, notamment en ce qui concerne le paiement des assurances maladie obligatoires. A leur majorité, les enfants sont responsables des primes impayées et risquent ainsi d’être poursuivis pour des dettes qu’ils n’ont pas contractées eux-mêmes (Commission technique des juristes des Centres sociaux protestants, 2003).

2. La solidarité économique dans l’intervention sociale conduit notamment les services spécialisés qui traitent de la gestion des dettes et du désendettement à considérer le ménage comme une seule unité économique. Cela implique des limites compromettant parfois les mesures mises en œuvre. La première est la nécessaire mise en commun des revenus et dépenses des membres du ménage et l’adhésion du partenaire au programme mis en place. Or le débiteur n’est pas forcément informé des revenus et dépenses de son conjoint et il ne tient pas nécessairement à partager ses propres informations (Henchoz, 2008). La seconde est liée au cadre de la solidarité financière qui, excepté pour les pensions alimentaires, est généralement limitée au ménage. Cela permet, par ex., difficilement d’intégrer dans les budgets d’assainissement des charges comme celles des familles transnationales (World Bank Group, 2016 : 14) qui ne peuvent réduire/cesser l’aide qu’elles versent aux proches du pays d’origine sans de lourdes conséquences.

3. La conception de la solidarité économique par la personne endettée elle-même peut également favoriser le (sur)endettement. Ainsi, les femmes semblent s’endetter davantage par solidarité conjugale. De leur côté, les jeunes, par souci de préserver une autonomie nouvellement acquise, refusent parfois très longtemps de recourir au réseau familial pour surmonter leurs difficultés financières (Henchoz & Coste, 2017). Généralement, la honte est un facteur central justifiant le non recours à la solidarité financière de proches, quand bien même cette dernière, une fois mobilisée, peut contribuer à favoriser la gestion de l’endettement ou sa sortie (Henchoz & Coste, 2017).

Ces formes de solidarité vont dans le sens d’une collectivisation de la responsabilité visant à limiter les conséquences de comportements économiques individuels (Blais, 2008 : 53). Elles peuvent être bénéfiques lorsqu’elles permettent d’assainir une situation économique difficile, mais en conduisant les individus à assumer des responsabilités financières non sollicitées, elles vont parfois aussi à l’encontre d’une autre conception de la solidarité axée sur la garantie des droits de chacun (Blais, 2008 : 53).

Bibliographie

Blais, Marie-Claude. (2008). La solidarité. Le Télémaque, 1(33), 9-24.
Commission technique des juristes des Centres sociaux protestants. (2003). Couple et dettes. Lausanne: Editions La Passerelle.
European Commission. (2008). Towards a common operational european definition of over-indebtedness. Brussels: European Commission.
Henchoz, Caroline. (2008). Le couple, l’amour et l’argent. La construction conjugale des dimensions économiques de la relation amoureuse. Paris: L’Harmattan, coll. « Questions sociologiques ».
Henchoz, Caroline, & Coste, Tristan. (2017). Endettement problématique des jeunes et solidarité familiale. Recherches Familiales, 14, 37-48.
Paugam, Serge (Ed.). (2007). Repenser la solidarité, L'apport des sciences sociales: PUF.
Paugam, Serge, & Zoyem, Jean-Paul. (1997). Le soutien financier de la famille : une forme essentielle de solidarité. Économie et statistique, 308-309-310, 187-210.
World Bank Group. (2016). Migration and Remittances Factbook 2016 (Vol. Third Edition). Washington, DC: World Bank.

Présentation des auteurs

Caroline HENCHOZ est sociologue, maitre d’enseignement et de recherche à l’Université de Fribourg (Suisse). Elle mène actuellement une étude financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) sur les processus et modes de gestion de l’endettement et du surendettement (http://fns.unifr.ch/dettes-et-argent/fr). Ses recherches portent sur les pratiques et les comportements économiques, notamment au sein du couple et de la famille. Plus largement, elle s’intéresse à la constitution, au fonctionnement et à l’évolution de l’économie du quotidien et de l’intime, à savoir tout ce qui circule et s’échange dans le champ des relations personnelles (argent, sentiment, care, valeurs, tâches ménagères ou encore biens matériels).

Tristan COSTE est travailleur social et sociologue. Après 10 ans d'activité dans le champ du travail social, il est depuis 2014 chargé de recherche à l’Université de Fribourg (Suisse). Il travaille actuellement sur l’étude susmentionnée sur les processus et modes de gestion de l’endettement et du surendettement. Dans ce cadre, il s’occupe notamment de l’exploitation et de l’analyse des données quantitatives.

Communication complète

Communication proposée dans le cadre du 7ème congrès de l’AIFRIS, Montréal, 4-7 juillet 2017

Les effets ambivalents de la solidarité économique dans le processus d’endettement problématique
Caroline Henchoz, Tristan Coste et Fabrice Plomb
Université de Fribourg, Département des Sciences sociales/sociologie, Suisse

Cette contribution discute des effets ambivalents de la solidarité économique sur le parcours de personnes qui sont/ont été en situation d’endettement problématique ou surendettées; c’est-à-dire dont les ressources existantes et attendues sont durablement insuffisantes pour répondre à leurs engagements financiers sans diminution de leurs standards de vie (European Commission, 2008). Nous nous appuyons sur des entretiens approfondis menés en Suisse francophone dans le cadre d’une recherche pluriméthodologique financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (2015-2018) sur les modes de gestion de l’endettement et du surendettement (http://fns.unifr.ch/dettes-et-argent/fr). Plus de 40 personnes en situation d’endettement problématique ont été rencontrées ainsi qu’une dizaine d’assistants sociaux chargés des procédures de désendettement ou du soutien à la gestion budgétaire et membres de l’association faitière Dettes Conseils Suisse (DCS). Dans les différents cantons de Suisse, l’Etat a en effet signé des partenariats avec des services sociaux privés à but non lucratif afin de leur déléguer cette tâche et la plupart sont membres de DCS. Cette association regroupe aujourd’hui 38 services sociaux actifs dans le domaine et répartis dans toute la Suisse.

Cette étude, fondée sur la grounded theory et la démarche compréhensive, a un objectif avant tout exploratoire, car nous ne disposons que de peu de données dans un pays où l’endettement a longtemps été considéré comme un problème public mineur. En effet, si les dettes des ménages suisses sont plus importantes que celles des ménages canadiens et presque deux fois plus conséquentes que celles des ménages français, il s’agit surtout
de dettes hypothécaires qui ne sont pas considérées comme problématiques si elles sont équilibrées
par un patrimoine suffisant (Busch, Lorenz, & Morger, 2016). Si l’on n’en tient pas compte, la proportion de personnes vivant dans un ménage avec au moins un crédit de consommation ou un emprunt dans un établissement bancaire
ou de crédit est beaucoup plus faible que la moyenne européenne.

Dans cette contribution, nous comprenons la solidarité économique comme un lien volontaire ou non d’interdépendance financière (Blais, 2008) unissant les personnes (sur)endettées à d’autres. Notre propos vise à démontrer que la solidarité n’est pas seulement un facteur de soutien et de protection comme cela est communément admis (cf. Paugam, 2007; Paugam & Zoyem, 1997), elle peut parfois aussi contribuer à accentuer les difficultés financières. Par exemple, selon les statistiques de DCS, plus de 15% des personnes venant les consulter attribuent leur surendettement à des dettes générées par un tiers (Dettes Conseil Suisse, 2016 : 14). En ce sens, il nous parait central d’isoler les différentes conceptions de la solidarité économique qui interfèrent sur le parcours d’endettement problématique et d’en évaluer les effets de manière à suggérer des interventions qui soient aussi adéquates que possible. Nous allons discuter des effets ambivalents de trois d’entre elles :

1. La solidarité économique telle que l’entend le droit

Le droit suisse comporte un certain nombre de prescriptions concernant la solidarité économique face aux dettes privées. Nous allons surtout examiner celles qui concernent les membres de la famille, soit les conjoints et les enfants car ce sont celles qui, à notre sens, ont le plus de conséquences sur le processus d’endettement problématique. Ainsi, le droit suisse impose une certaine solidarité entre les conjoints qui ont conclu un contrat de mariage (et ce peu importe le régime matrimonial choisi) ou un contrat de partenariat enregistré pour autant qu’ils vivent en ménage commun.

Avant 1988 et la révision du code civil, l’épouse avait besoin de la signature de son mari pour effectuer des dépenses importantes alors qu’à l’inverse, l’époux n’avait pas besoin de celle de sa conjointe étant considéré par la loi comme le chef de famille et représentant de l’union conjugale (Zirilli, 2006 : 22 et 27). Dans le cadre des ventes par acomptes, la loi exigeait par contre le consentement des deux époux pour que le contrat soit valable, les conjoints devenant alors débiteurs solidaires de la dette (Commission technique des juristes des Centres sociaux protestants, 2003 : 12). Cela comportait certains avantages comme celui de permettre au consommateur signataire du contrat d’invoquer « l’absence de consentement de son-sa conjoint-e pour «annuler» le contrat, et donc échapper à l’obligation de payer le prix convenu » (Commission technique des juristes des Centres sociaux protestants, 2003 : 12).

Depuis la révision du code civil de 1988, la signature du conjoint n’est plus nécessaire pour que le contrat soit valable (excepté pour le loyer et le cautionnement). Les époux et les épouses ont désormais les mêmes droits et les mêmes obligations, chacun étant seul responsable des dettes qu’il a lui-même contractées. Il reste toutefois une exception : les dettes qui répondent à un besoin courant du ménage. Selon la législation en effet, même si l’un des époux n’a pas donné son accord, il est solidaire des dettes contractées par son ou sa partenaire pour autant qu’elles concernent les dépenses ménagères ordinaires (Zirilli, 2006 : 27). Il en va de même pour les partenaires enregistrés depuis l’entrée en vigueur de la loi fédérale sur le partenariat enregistré des personnes de même sexe le 1er janvier 2017. Dans ce cas, le créancier peut poursuivre indifféremment l’un ou l’autre des conjoints ou les deux pour l’entier de la dette (Commission technique des juristes des Centres sociaux protestants, 2003 : 18).

Cette solidarité conjugale inscrite dans la loi est problématique à plus d’un titre :

Premièrement, la définition de ce qu’est un besoin courant ou une dépense ménagère ordinaire reste vague. Certaines dépenses sont explicitement désignées comme telles, par exemple les frais de logement, d’éducation et de formation des enfants ou de vacances familiales (Commission technique des juristes des Centres sociaux protestants, 2003 : 16). Pour les autres dépenses, ce sont « les mœurs et la situation financière du ménage » qui décident de la prévalence d’une solidarité conjugale (Zirilli, 2006 : 28). Ces deux critères permettent en effet de distinguer les achats couvrant les besoins courants des achats exceptionnels. Ainsi un lave-vaisselle pourra être considéré comme un besoin courant dans un ménage ayant un revenu supérieur, et par conséquent impliquer la co-solidarité des conjoints en cas de dette, alors qu’il ne sera pas considéré comme tel pour une famille à revenu modeste (Commission technique des juristes des Centres sociaux protestants, 2003 : 16). Par conséquent, les « débiteurs » ne savent pas forcément si et quand leurs achats impliquent la responsabilité de leur partenaire.

Deuxièmement, la division sexuée du travail, encore très pratiquée par les couples suisses, implique que la prise en charge des dépenses courantes est rarement le fait des deux conjoints. Dans la moitié des cas, ce sont les femmes qui s’en occupent le plus souvent (contre respectivement l’homme dans 10% et les deux partenaires dans 40% des cas) (Mosimann, 2016 : 18). Or le partenaire n’est pas forcément au courant des achats effectués par l’autre et il ne va pas forcément lui demander des comptes, la répartition des tâches étant fondée sur le principe de la confiance (Henchoz, 2008). Autrement dit, le système légal suisse combiné au mode de solidarité conjugal privilégié conduit certaines personnes à s’endetter « malgré elles » et sans forcément qu’il y ait « malveillance » de la part de leur conjoint, celui-ci ignorant que ses actes économiques peuvent avoir des conséquences pour son partenaire.

On retrouve ce même processus, mais de manière un peu différente, dans le cas de deux autres types de dépenses qui impliquent la solidarité maritale : les cotisations à l’assurance-maladie de base (obligatoires en Suisse) et les impôts (Commission technique des juristes des Centres sociaux protestants, 2003 : 17). Ce sont les dettes les plus fréquentes en Suisse. On peut les qualifier de passives car ces dettes ne sont pas le fruit d’une action de la part des personnes concernées. Leur paiement dépend de la responsabilité individuelle, ces charges n’étant pas déduites directement du salaire comme dans d’autres pays. Chaque citoyen est tenu de s’acquitter de cotisations annuelles, celles-ci étant réparties durant l’année sous la forme d’acomptes

Dans nos entretiens, il est fréquent que les personnes ne s’acquittant pas de leurs impôts à temps ne considèrent pas cela comme des dettes. En effet, elles le voient davantage comme un report de charges qui permet de libérer un peu de liquidité pour des dépenses plus urgentes (Henchoz & Coste, 2017). Cette perception est renforcée par le fait qu’il peut se passer une voire plusieurs années avant que l’Etat n’exige le règlement des arriérés d’impôts. Dès lors, dans un contexte où la plupart des couples se répartissent le « travail financier » (Collavechia, 2008; Henchoz, 2008), les conjoints en charge de l’administration et du paiement des impôts ne vont pas nécessairement faire part de cet arriéré de paiement à leur partenaire, car il n’est pas considéré comme problématique. De son côté, le partenaire ne va pas forcément s’en soucier ou demander des comptes, car cette tâche ne relève pas de sa responsabilité.

En ce sens, les effets de la loi sont en quelques sortes renforcés par le mode de solidarité conjugale adopté. Lorsque les couples privilégient la solidarité par la complémentarité des rôles (Henchoz & Poglia Mileti, 2016), la répartition sexuée du travail domestique et familial implique une certaine cartellisation des responsabilités qui ne favorise pas l’échange d’informations entre les conjoints. Cela explique en partie pourquoi certaines personnes ne découvrent la situation d’endettement de leur ménage que très tardivement, voire même seulement lorsqu’elles sont mises aux poursuites ou lorsqu’elles entrent dans un processus de désendettement ou de gestion de dettes (voir le chapitre suivant).

Troisièmement, cet endettement « malgré soi » est aussi favorisé par le système législatif suisse pour un autre type de population : les jeunes adultes. Le Code civil suisse oblige les parents à pourvoir à l'entretien de leur enfant jusqu'à sa majorité, ce qui inclut notamment le paiement de ses primes d'assurance-maladie (art. 276 al. 1 et 277 al. 1 CC). Mais les primes d’assurance-maladie pèsent lourd dans le budget des ménages suisses et les plus modestes ont parfois de la difficulté à s’en acquitter. Or « la législation ne précise pas qui est dans ce cas-là débiteur à l'égard de l'assureur » et « en l'absence de règle expresse dans le droit de l'assurance-maladie, l'assureur peut s'adresser directement à l'enfant dès que celui-ci a atteint sa majorité ». Comme le soulignent Isabelle Baume et Rémy Kammerman, tous deux engagés dans le désendettement et la gestion de dettes, dans le journal « Nou(s)velles » de mars 2017 : « Ce sont alors leurs enfants, une fois majeurs, qui nous consultent, ahuris d’être poursuivis pour des dettes dont ils ne sont pas responsables. A sa majorité, le jeune adulte peut en effet être poursuivi pour des arriérés liés à l’assurance maladie, alors même qu’il était encore mineur au moment des faits et qu’il demeure très souvent dépendant financièrement de ses parents au-delà de ses 18 ans » (Baume & Kammerman, 2017 : 6). Cette situation qui rend les enfants co-solidaires de leurs parents pour les arriérés de paiement des primes d’assurance-maladie est dénoncée depuis de nombreuses années par les intervenants du social. Pourtant, jusqu’à présent, rien n’a changé. La discussion est en cours au Parlement pour exonérer les enfants (tous ou seulement ceux des ménages les plus modestes) du paiement de l’assurance-maladie, ce qui serait un moyen indirect de résoudre ce problème.

2. La solidarité économique dans l’intervention sociale et étatique

Une autre conception de la solidarité a également un impact sur le processus d’endettement. Il s’agit de celle qui est imposée dans le cadre d’interventions sociales ou étatiques visant la personne endettée. Par exemple, le fait qu’un des conjoints ait des dettes a un effet indirect sur l’autre car pour déterminer la part du montant saisissable, « l’Office des poursuites (OdP) calcule le minimum d’existence de la famille en tenant compte du revenu des deux conjoints [puis] détermine ensuite la proportion du minimum d’existence que le-la conjoint-e-s endetté-e doit lui/elle-même assumer sur son revenu ». Sur cette base de calcul, une partie plus ou moins importante du revenu de la personne endettée est saisie par l’OdP et ne peut donc plus bénéficier aux autres membres de la famille.
Les intervenants sociaux que nous avons interrogés se fondent sur les mêmes directives que l’OdP pour élaborer un budget d’assainissement en vue d’un désendettement. Le minimum d’existence qu’ils établissent est souvent un peu plus élevé, car ils intègrent plus de charges (comme les impôts courants dont ne tient pas compte l’OdP) et laissent plus de marge de manœuvre. En effet, ils considèrent qu’il est essentiel que la personne « tienne » durant les trois ans au maximum que peut durer la démarche de désendettement. Néanmoins, le programme mis en place intègre davantage la solidarité familiale car plus encore que pour l’OdP, le ménage est considéré comme une seule unité économique. Cela signifie que l’ensemble des dépenses mais aussi des revenus du ménage (y compris ceux des enfants) est pris en compte pour établir le montant qui peut servir au remboursement des dettes. Cette pratique peut compromettre le programme de gestion des dettes et de désendettement mis en place. En effet, certaines personnes ne souhaitent pas que leur conjoint soit au courant de leurs dettes ou encore ne souhaitent pas les impliquer dans leur remboursement. De leur côté, certains partenaires ne sont pas forcément prêts à sacrifier une part de leur revenu pour éponger les dettes de l’autre. Or pour qu’un programme d’assainissement puisse être mis en place et soit efficient, il faut que tous les membres du ménage y adhèrent et y contribuent.

Enfin, il existe une autre limite liée à la définition même du ménage. Hormis les pensions alimentaires versées à des enfants hors ménage, le budget d’assainissement établi ne tient compte que des dépenses des membres du ménage. Cela ne permet pas d’intégrer les transferts financiers hors ménage, comme par exemple ceux effectués par des familles transnationales dont certaines versent des montants conséquents aux proches restés dans le pays d’origine. Avec plus de 25 milliards francs versés en 2014, les migrants vivant en Suisse sont en effet parmi les plus généreux au monde (World Bank Group, 2016 : 14). Dans le même temps, les personnes d’origine non européenne sont aussi parmi les plus endettées en Suisse. Ce mode de calcul qui ne tient pas compte des transferts hors ménages conduit par conséquent certaines personnes à refuser d’entrer dans des programmes d’aide à la gestion de dettes ou de désendettement afin de pouvoir continuer de soutenir des proches, même si c’est au prix d’importants sacrifices financiers (Henchoz & Poglia Mileti, 2017). En effet, elles préfèrent se priver, voire risquer d’être mises aux poursuites, plutôt que de réduire ou de cesser l’aide qu’elles versent, car elles estiment que les conséquences seraient plus lourdes encore.

3. La conception de la solidarité économique par la personne endettée elle-même

Cela nous amène à examiner les conséquences d’une troisième conception de la solidarité économique, celle de la personne endettée elle-même. Dans une analyse portant sur les jeunes hommes et femmes de moins de 30 ans (Henchoz & Coste, 2017), nous avons pu voir qu’elle intervient à différentes étapes du processus d’endettement problématique. La conception de la solidarité conjugale des jeunes femmes a par exemple contribué à favoriser leur entrée dans l’endettement. En effet, nombreuses sont celles qui nous ont affirmé avoir emprunté de l’argent et contracté des crédits bancaires pour soutenir leur conjoint ou encourager son projet professionnel. Ce n’était pas le cas des hommes qui, de leur côté, estimaient s’être endettés essentiellement par manque de compétences et de suivi administratif (Henchoz & Coste, 2017 : 40-41). La solidarité familiale comme cause d’endettement semble également être invoquée à un autre âge de la vie. Ainsi selon une enquête mandatée par la Banque de France, 5% des personnes interrogées vivant dans des ménages surendettés attribuaient leurs difficultés financières à l’entraide intergénérationnelle. Dans ce cas, il s’agissait plutôt de personnes âgées de plus de 65 ans ayant apporté de l’aide « à un membre de la famille en recourant au crédit après avoir épuisé leur épargne » (Banque de France, 2011 : 8). En Suisse en 2015, DCS observe le même phénomène : presque 8 % de la population venant les consulter attribuent leur problèmes financiers à un soutien versé à des tiers (Dettes Conseil Suisse, 2016 : 14).

Si la solidarité peut contribuer à favoriser l’entrée dans les dettes, nous observons également qu’elle peut être déterminante quant à la gestion et à la durée de l’endettement. Par souci de préserver une autonomie nouvellement acquise, les jeunes que nous avons rencontrés refusent parfois très longtemps de recourir au réseau familial pour surmonter leurs difficultés financières (Henchoz & Coste, 2017). Un sentiment de honte et une volonté de s’en sortir seul sont des facteurs souvent évoqués pour justifier le fait de garder secret leurs difficultés financières. Pourtant, lorsque ce secret est dévoilé, la solidarité familiale, et notamment parentale, joue un rôle essentiel. Elle prend des modalités et des fonctions différentes selon les milieux sociaux. Elle va de la couverture des besoins les plus urgents chez les milieux les plus modestes à des aides visant à empêcher l’aggravation de l’endettement, voire à favoriser sa sortie (Henchoz & Coste, 2017). De même, comme nous l’avons déjà dit, la solidarité conjugale joue un rôle essentiel dans les programmes de désendettement mis en place par les services sociaux. A l’image de ce couple rencontré lors de nos entretiens : le mari, lourdement endetté après s’être mis à son compte, a pu s’appuyer sur les ressources financières de sa femme. Bien que celle-ci était contre son projet de devenir travailleur indépendant, elle a augmenté son taux d’activité professionnelle pour participer au programme de désendettement mis en place avec les services sociaux. Durant plusieurs années, ils ont vécu ainsi avec le minimum vital, la majorité des revenus du couple servant à rembourser les différents créanciers du mari.

Conclusion

Le temps et l’espace manquent pour aborder plus finement et de manière exhaustive les différentes conceptions de la solidarité économique qui s’entrecroisent, s’affrontent, voire se confrontent, et qui d’une manière ou d’une autre ont un impact sur le processus d’endettement problématique. Nous avons privilégié celles que nous jugions les plus pertinentes pour souligner leurs effets ambivalents. Ces formes de solidarité vont toutes dans le sens d’une collectivisation de la responsabilité visant à limiter les conséquences de comportements économiques individuels (Blais, 2008 : 53). Elles peuvent être bénéfiques lorsqu’elles permettent de gérer ou d’assainir une situation économique difficile. Mais en conduisant les individus à assumer des responsabilités financières non sollicitées, elles vont parfois aussi à l’encontre d’une autre conception de la solidarité axée sur la garantie des droits de chacun (Blais, 2008 : 53). D’après nos observations, il nous semble particulièrement central d’agir sur plusieurs fronts. D’abord, sur celui de la prévention, par exemple en informant davantage des dettes impliquant la solidarité conjugale et familiale. Ensuite, sur celui de l’action sociale en imaginant des interventions qui n’impliqueraient pas nécessairement l’ensemble des membres du ménage. Le souci n’est pas seulement de les préserver mais aussi d’offrir des marges de manœuvre aux personnes concernées directement par les dettes, indépendamment de l’adhésion de leurs proches. Enfin, sur celui de la politique, notamment en garantissant les mêmes chances d’entrée dans la vie adulte à l’ensemble des jeunes et ceci indépendamment de la situation économique de leurs parents.

Références

Banque de France. (2011). Le surendettement des ménages. enquête typologique 2011.
Baume, I., & Kammerman, R. (2017). Mineur... et déjà endetté. Nou(s)velles, 1.
Blais, M.-C. (2008). La solidarité. Le Télémaque, 1(33), 9-24.
Branger, K., Gazareth, P., & Schön-Bühlmann, J. (2003). Vers l'égalité ? La situation des femmes et des hommes en Suisse. Troisième rapport statistique. Neuchâtel: OFS.
Busch, C., Lorenz, S., & Morger, M. (2016). Un système fiscal qui incite à l’endettement. La Vie économique, 11, 40-43.
Collavechia, S. (2008). "Doing Moneywork" : le travail domestique des femmes dans la gestion des finances familiales In H. Belleau & C. Henchoz (Eds.), L’usage de l’argent dans le couple, pratiques et perceptions des comptes amoureux. Perspective internationale (pp. 183-218). Paris: L’Harmattan, coll. Questions sociologiques.
Commission technique des juristes des Centres sociaux protestants. (2003). Couple et dettes. Lausanne: Editions La Passerelle.
Dettes Conseil Suisse. (2016). Statistiques 2015 de Dettes Conseils Suisse. Berne: Dettes Conseil Suisse.
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Henchoz, C. (2008). Le couple, l’amour et l’argent. La construction conjugale des dimensions économiques de la relation amoureuse. Paris: L’Harmattan, coll. « Questions sociologiques ».
Henchoz, C., & Coste, T. (2017). Endettement problématique des jeunes et solidarité familiale. Recherches Familiales, 14, 37-48.
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Henchoz, C., & Poglia Mileti, F. (dir.) (2017). Ces milliards qui cimentent les familles. REISO, Revue d’information sociale, https://www.reiso.org/articles/themes/professions/parcours-de-vie?task=export.export&id=1422.
Mosimann, A. (2016). Les relations de couple. Enquête sur les familles et les générations 2013. Neuchâtel: Office fédéral de la statistique.
Paugam, S. (Ed.) (2007). Repenser la solidarité, L'apport des sciences sociales: PUF.
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World Bank Group. (2016). Migration and Remittances Factbook 2016 (Vol. Third Edition). Washington, DC: World Bank.
Zirilli, A. (2006). Le couple devant la loi. Lausanne: Plus.

Résumé en Anglais


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