Souffrance au pluriel. Souffrance en quête de sens.
Souffrance au pluriel. Souffrance en quête de sens.
Quand la solidarité permet d’assumer la souffrance et ses concomitants psychosociaux.
Aborder une telle question conduit à prêter une attention particulière aux conditions et aux formes de mobilisation de l’intelligence et de la personnalité dans le travail. Nous sommes là dans la perspective psychodynamique du travail, chère à Christophe Desjours, nourrie par des apports de plusieurs disciplines voisines : l’ergonomie, la sociologie compréhensive au sujet de la construction du monde social et de la psychanalyse sur la vie psychique et ses rapports avec la santé. Pour la compréhension de notre communication, nous allons la structurer en deux parties :
- Dans la première partie, seront restitués quelques aspects de la généalogie des modalités présentes de cette relation d’aide dans le travail social. Régler les malentendus entre le travail prescrit et le travail réel d’une part (Christophe Desjours, 1980).
- Dans la seconde partie, seront mises en avant les expériences des professionnels donc des intervenants sociaux, les relations sociales du travail de l’autre, par l’analyse ancrée.
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I- Le travail prescrit et le travail réel.
Quand les catégories habituelles cessent d’être opératoires, quand les ressources des savoirs et des savoir-faire s’avèrent impuissantes à maitriser les situations, alors surgissent des références qui traduisent ce malaise dans la relation, telles celles empruntées au vocabulaire de la psychologie. C’est ainsi que les notions de « souffrance psychique » ou de « souffrance sociale » tendent à être utilisées lorsque les mots du vocabulaire usuel ne peuvent plus dire la réalité vécue. (Jacques ION et al., 2005). L’analyse montre que le travail prescrit par l’institution via le management est très difficilement assumé par l’intervenant social. Le discours sur leurs pratiques effectives témoigne de bricolages spécifiques pouvant distordre soit les réalités du travail, son sens, soit les réalités du sujet. On note alors l’expression d’une souffrance psychique marquée par un isolement du sujet.
La notion de souffrance fonctionne comme un signal (« ces situations nous dépassent ») qui semble appeler d’autres outils, voire d’autres professionnels que ceux du travail dit social ; ou du moins la question mérite d’être posée de savoir si ce travail peut encore relever des compétences qui sont celles de l’intervenant social. C’est bien parce que les catégories ordinaires d’appréhension du réel se trouvent mises en défaut que les modes usuels d’intervention se trouvent eux aussi interrogés. C’est parce que les ressources habituelles ne sont plus disponibles ou s’avèrent inefficaces que d’autres appuis, aussi bien sémantiques que matériels, se trouvent sollicités.
La duperie en effet fait désormais partie de la mission des intervenants sociaux (ce sont souvent des femmes) chargées de répondre aux usagers des CPAS. Ce personnel est encouragé à mentir : omettre des informations pour faciliter la relation.
Beaucoup ont la sensation que l’usager est traité « comme un mendiant », comme le dit Roseline, qui déplore d’avoir à pratiquer parfois « du mobbing » pour motiver ce dernier de chercher du travail, plutôt que de dépendre de l’aide publique. Les relations avec l’usager devenu méfiant se dégradent. L’usage « imposé » du mensonge a des effets désastreux quand on le vit seul.
La souffrance éthique est particulièrement perverse car elle trouve son origine dans une forme subtile de trahison de soi-même : le travailleur social mithridatisé a fini par accepter de piétiner lui-même ses valeurs. S’ajoute à cela une querelle entre les « Anciens », autour de la cinquantaine, qui estiment avoir connu l’époque du travail honnêtement fait c’est-à-dire du qualitatif et les « Modernes », des jeunes gens pragmatiques, qui intègrent plus facilement le cynisme dans les usages. (Entretiens, 2014-2017). Ceci dit, le travail réel peut emmener à la dérive une institution …
Choisi « faute de mieux » (les témoignages abondent), l’occupation à vie de cet emploi est souvent l’histoire du provisoire-qui-a-duré. Le plus aliénant est qu’il n’y a rien à en attendre, de même qu’il ne reste rien de l’encaissement de centaines et centaines de clients. Il n’y a ni but, ni objectif à atteindre. Et quand l’investissement dans le travail n’est pas récompensé, on arrive alors à proposer la notion de « précarité projectionnelle », :
Le temps passé en accueil est une parenthèse qui ne se convertit pas en qualification. Et les promotions sont quasi inexistantes. Les projets d’évolution des intervenants sociaux sont toujours des projets en rupture avec leur emploi précédent. On quitte les CPAS pour faire autre chose, redémarrer ailleurs, sans jamais pouvoir adosser le nouveau projet à l’emploi précédemment occupé. »
II- Les relations sociales.
Pour Philippe Davezies, il est un point de passage obligé pour mieux saisir l’expérience du travail et la psychodynamique qui la soutient. Il faut percer l’énigme du travail. Par ailleurs, André Comte Sponville (2012) explique dans un colloque sur le management : « Le sens du travail », que justement le travail n’a pas de sens. Que si le travail a une valeur, celle-ci serait avant tout marchande. Cela peut paraître paradoxal dans la mesure où beaucoup de spécialistes ont largement écrit sur le monde du travail. Seulement force est de constater que chacun reste spécialiste dans son domaine et qu’une seule personne travaille : le travailleur qui exécute le travail que tout le monde « connaît ».
Notre propos est d’interpréter la logique de ces pratiques expérimentées alors par des intervenants sociaux quand les étayages habituels du social ne fonctionnent plus. C’est là le cœur même de ce travail de recherche.
L’investissement, la mobilisation de la personnalité ont un caractère vital. Au sens strict, l’intervenant social y joue son identité, sa santé et sa vie. La question pour l’organisation du travail n’est pas donc « comment motiver ? » mais comment ne pas casser la mobilisation ?
Sur les quelques éléments de nos analyses, la réponse réside dans la reconnaissance du travail, reconnaissance du savoir-faire, et aussi reconnaissance des difficultés et des souffrances.
Tant les questions spécifiques posées par les écarts constatés entre le travail prescrit et le travail réel que celles posées par la faiblesse des étayages permettant la structuration des relations sociales du travailleur montrent toute l’importance opératoire des solidarités entre pairs dans le travail social. La non structuration de ces solidarités pose non seulement le risque de la dilution de leur efficacité mais aussi de leur pérennité voire de leur initiation. Leur structuration suppose qu’elles s’intègrent aux prescrits inassumables et renforce encore les mécanismes déjà évoqués. Nous plaidons donc pour un management participatif, soutenant et solidaire.
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