Fiche Documentaire n° 4980

Titre Solidarité, sobriété et intervention sociale. Restitution d’une recherche sur la gestion des ressources chez les plus démunis

Contacter
l'auteur principal

Auteur(s) Morange Arnaud  
     
Thème  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

Résumé | Bibliographie | Les auteurs... | Article complet | PDF (.fr) | Résumé en anglais | PDF .Autre langue | Tout afficher

Résumé

Solidarité, sobriété et intervention sociale. Restitution d’une recherche sur la gestion des ressources chez les plus démunis

Dans la tradition de Richard Hoggart (1957), le politologue Paul Ariès invoque une culture des classes populaires qui leur permettrait d’être « plus écolos que les écolos » (2015). Par-delà la sobriété imposée par leurs faibles ressources, il leur concède une vision du monde favorable à une empreinte écologique meilleure que celle des classes sociales supérieures. Cette thèse méritait d’être vérifiée en pratique dans la mesure où elle apporterait des éléments utiles pour une consommation plus raisonnée dans le contexte productiviste dont nous connaissons les effets sur les écosystèmes, sur les citoyens déjà fragilisés et sur les solidarités. Ce fut l’objet de la recherche que nous avons menée de 2015 à 2017, à la demande de l’ADEME (France). Notre démarche socio-anthropologique visait à analyser les démarches d’évitement du gaspillage chez les « personnes modestes », et ce que ces démarches disaient des capacités de résistance de ce public pour préserver sa dignité et son autonomie. En plus de sa dimension théorique, la méthodologie reposait sur une approche quantitative et qualitative, tout en disposant d’une entrée illustrative et partenariale auprès d’acteurs locaux et associatifs. Les résultats, quasi complets au moment du présent congrès, ont vocation à servir les formations en travail social (conseiller-ère en économie sociale et familiale – CESF - et technicien-ne de l’intervention sociale et familiale – TISF - notamment), dans le cadre de l’articulation nécessaire entre travail social et recherche (Jaeger, 2014).

La recherche s’intitulait : « Pas de gaspillage ! Pratiques rationalisées de consommation chez les gens du commun. Socio-anthropologie de la culture du pauvre » (acronyme : GASPIRAPA). Elle s’inscrivait de manière naturelle dans la suite de nos réflexions dans le champ du développement durable et dans celui des inégalités sociales et de la précarité . Elle s’est déployée à l’échelle du territoire de l’ex-Basse-Normandie. Depuis l’élaboration du projet jusqu’à la diffusion des résultats, nous avons associé des travailleurs sociaux, des chercheurs et des formateurs en travail social, des universitaires, ainsi que le public concerné. Le premier volet de l’investigation consistait en une étude quantitative au moyen d’un questionnaire diffusé par un large réseau de travailleurs sociaux (350 questionnaires exploitables, méthode par quota, traitement sous « R »). Le second volet relevait de l’étude qualitative par entretiens (25 entretiens réalisés). Pour les deux premiers volets, le public retenu a été celui des « classes populaires » (tel que l’on a redéfini ce concept dans une partie théorique de l’étude), signalées ici par des ressources allant des minimas sociaux au Smic de base. Un troisième volet a impliqué des membres d’associations regroupant un public très démunis, autour de manifestations conviviales et d’actions de réinvention des rapports de production-consommation. Il s’agissait là de questionner la manière dont le travail social peut venir soutenir des recompositions de solidarité dans le cadre d’actions citoyennes locales. In fine, notre ambition est autant de valoriser des manières de faire émanant de populations vulnérables que de s’en inspirer (y compris dans les formations en TS) pour améliorer le destin commun.

Bibliographie

- Alonzo,P., Hugrée C., Sociologie des classes populaires. Domaines et approches, Armand Colin, coll. « 128 », 2010.
- Ansett E, Ortar N. (dir.), La deuxième vie de objets ; recyclage et récupération dans les sociétés contemporaines, Paris, Petra, 2015.
- Ariès P., Ecologie et cultures populaires, Editions Utopia, 2015.
- Bauman Z., Vies perdues ; la modernité et ses exclus, (2004), Rivages poche 2009.
- Brugvin T, « Ecologie, culture populaire et culture de la pauvreté », Revue du Mauss permanente, 13 nov. 2014 (en ligne), http://www.journaldumauss.net/
- Castel R., « Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? L’institutionnalisation du précariat », in S. Paugam (dir.), Repenser les solidarités. L’apport des sciences sociales, PUF, 2007, pp : 415-433.
- Clochard F, Desjeux D. (dir.), Le consommateur malin face à la crise, tomes 1 et 2, L’Harmattan, 2013.
- Devalière I., Tessier O., « Les indicateurs de la précarité énergétique et l’impact de deux dispositifs nationaux sur le phénomène », Information sociale, n°184, 2014/4.
- Gorz A. (avec Bosquet M.), Ecologie et politique, (1975), Seuil, 1978.
- Hoggart R., La Culture du pauvre, Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre (1957), Paris, Minuit, 1970.
- Jaeger M., Le travail social et la recherche ; conférence de consensus, Paris, Dunod, 2014
- Latouche S. Le pari de la décroissance, Fayard, 2006.
- Martinez Alier J., L’écologisme des pauvres, Les petits matins, 2014.
- Morange A (avec C. Chaput-Le Bars), « Le Housing-first : l’expérimentation à la française », « Nouvelle gestion sociale des SDF », Le Sociographe, n° 48, déc. 2014, p .67-78 (prix de l’Ecrit Social ARIFTS 2015.
- Rahnema M., Robert J., La Puissance des Pauvres, Actes Sud, 2008.
- Sansot P., Les gens de peu, Paris, P.U.F., 1992 (ré-éd. 2002).
- Siblot Y, Cartier M., Coutant I, Masclet O., Renahy N., Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin, 2015.
- Veblen T., Théorie de la classe de loisir, (1899), Gallimard, 1979.

Présentation des auteurs

Arnaud MORANGE, Docteur en sociologie, est chercheur au sein du Département Recherche, Développement des formations supérieures, partenariats universitaires de l’Institut Régional du Travail Social de Basse-Normandie, chercheur associé au Centre d'Etude et de Recherche sur les Risques et les Vulnérabilités (CERREV, EA 3918) et membre du Pôle pluridisciplinaire « Risques » de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines de l’Université de Caen.

Communication complète

Présentation :

Dans la tradition de Richard Hoggart (1957), le politologue Paul Ariès invoque une culture des classes populaires qui leur permettrait d’être « plus écolos que les écolos » (2015). Par-delà la sobriété imposée par leurs faibles ressources, il leur concède une vision du monde favorable à une empreinte écologique meilleure que celle des classes sociales supérieures. Cette thèse méritait d’être vérifiée en pratique dans la mesure où elle apporterait des éléments utiles pour une consommation plus raisonnée dans le contexte productiviste dont nous connaissons les effets sur les écosystèmes, sur les citoyens déjà fragilisés et sur les solidarités. Ce fut l’objet de la recherche que nous avons menée de 2015 à 2017, à la demande de l’ADEME (France). Notre démarche socio-anthropologique visait à analyser les démarches d’évitement du gaspillage chez les « personnes modestes », et ce que ces démarches disaient des capacités de résistance de ce public pour préserver sa dignité et son autonomie. En plus de sa dimension théorique, la méthodologie reposait sur une approche quantitative et qualitative, tout en disposant d’une entrée illustrative et partenariale auprès d’acteurs locaux et associatifs. Outre l’intérêt que les pouvoirs public porteront sur les résultats, ces dernier ont aussi vocation à servir les formations en travail social (conseiller-ère en économie sociale et familiale – CESF - et technicien-ne de l’intervention sociale et familiale – TISF - notamment), dans le cadre de l’articulation nécessaire entre travail social et recherche (Jaeger, 2014).

La recherche s’intitulait : « Pas de gaspillage ! Pratiques rationalisées de consommation chez les gens du commun. Socio-anthropologie de la culture du pauvre » (acronyme : GASPIRAPA). Elle s’inscrivait de manière naturelle dans la suite de nos réflexions dans le champ du développement durable et dans celui des inégalités sociales et de la précarité . Elle s’est déployée à l’échelle du territoire de l’ex Basse-Normandie (France). Depuis l’élaboration du projet jusqu’à la diffusion des résultats, nous avons associé des travailleurs sociaux, des chercheurs et des formateurs en travail social, des universitaires, ainsi que le public concerné.


Méthodologie :

Le public retenu a été celui des « classes populaires », telles que définies par P. Ariès. Pour autant cette terminologie n’est pas sans poser problème depuis la fin (supposée ou réelle) de « la lutte des classes ». Les temps changent. Les classes populaires, ouvrières, laborieuses, pauvres, se redéfinissent. Nous pourrions les réunir dans ce groupe croissant du « précariat » (en élargissant la définition de R. Castel). Les modes de consommation des pauvres sont aussi à analyser différemment, comme le souligne J. Lazarus (2006) : être pauvre renverrait à « la consommation de certains ménages démunis y compris lorsqu’ils possèdent un toit, de quoi se nourrir et quelques biens de consommation statutaires, tels un écran plat ou un téléphone portable dernier cri ». Comme le précise un travailleur social : « le pauvre est aussi dans le système de la consommation et on lui demande d’être dans ce système » ; nous pourrions ajouter ici que le principe s’applique désormais à la consommation raisonnée, à la conscience écologique qui émerge dans notre société. Les pauvres sont perméables aux dynamiques générales et c’est pourquoi ils empruntent aussi les chemins de la sobriété et du non-gaspillage, tout en possédant cet atout majeur d’être historiquement adaptés à la pénurie, mobilisant ingénieusement l’autoproduction et les systèmes de débrouille. Dépassant ces problèmes de définition, notre public est ici signalé par des ressources mensuelles allant des minimas sociaux (400 euros) au Smic de base (1 100 euros).

Le premier volet de l’investigation consistait en une étude quantitative au moyen d’un questionnaire diffusé par un large réseau de travailleurs sociaux. Disposant de toutes les informations à transmettre au public visé, ceux-ci devenaient des « médiateurs » dans la passation du questionnaire, voire des aidants au remplissage pour les personnes qui en avaient besoin. 185 questionnaires ont été finalement exploitables. Le traitement statistique a alors consisté en des analyses des correspondances multiples pour mieux définir des catégories et profils. Les nombreuses réponses aux « questions ouvertes » ont été traitées de manière qualitative.

Le second volet relevait de l’étude qualitative par entretiens (20 à 25 entretiens) auprès de personnes également orientées vers nous par des institutions et des travailleurs sociaux de la région. À partir de ces deux méthodes, de grandes tendances ont été repérées (qui seront affinées à la date du Congrès) :

- Comme dans la population générale, la « conscience écologique » émergeante (et les pratiques de consommation et de non gaspillage qui en découlent) concerne aussi la frange de la population modeste que nous avons approchée. « Les pauvres » ne développent pas soit de bonnes pratiques, soit de mauvaises, face à la question du gaspillage et du développement durable. Le public des répondants au questionnaire, comme celui des personnes interviewées, est varié dans ses attitudes de consommation et d’actions économes. C’est un public hétérogène dans lequel on voit, à des degrés divers, se déployer des manières de faire et des techniques propres de maximisation des ressources évitant le gaspillage. Nous avons collecté un certain nombre de ces techniques de « débrouille » qui méritent d’être analysées pour, le cas échéant, les diffuser, les soutenir, les institutionnaliser d’une manière ou d’une autre (nous en donnerons quelques exemples lors de notre communication).

- Cet état d’esprit, cette « conscientisation » marquée par des pratiques rationalisées de consommation, se décline de manière particulière dans « les classes populaires ». Il existe en effet une histoire de la relation à la consommation et à la dépense propre aux plus démunis (Schwartz 1991, Lazarus 2006). On peut néanmoins observer, ici comme ailleurs dans d’autres states de la population, les signes d’une transition écologique possible, à partir de pratiques ordinaires et autonomes :

→ Pratiques individuelles de débrouillardise, assumées face aux difficultés financières, mais aussi, selon les personnes, portées au titre d’un certain bon sens écologique.

→ Pratiques collectives, associatives et structurées : un réseau actif fait d’une myriade d’initiatives, d’événements, de formes de vie conviviale (au sens du convivialisme d’Alain Caillé, 2011). Certaines de ces pratiques collectives seront décrites pour illustrer notre propos.

→ Des profils-types se dégagent toutefois de cette diversité. Ils évoquent d’ailleurs ceux identifiés par O. Schwartz lorsqu’il étudiait l’évolution de la classe ouvrière face au développement de la consommation. En fait, contrairement aux approches existantes (y compris celle de P. Ariès, qui était notre point de départ), il faut disjoindre la question de la nécessité (qui toucherait plus spécifiquement les classes populaires) de celle des manières plus ou moins bonnes de consommer « écologiquement responsable ». Nous revisiterons les catégories de Schwartz (1990) pour en proposer une actualisation contemporaine reposant sur notre matériau collecté. On entrevoit d’ores et déjà :

- Dans le prolongement des « conduites ascétiques » (ethos ouvrier se référant aux aïeuls ouvriers, acceptation des privations pour « s’en sortir » ; mobilisation générale des forces pour saisir toute occasion de travail) : un groupe de répondants qui « gardent le cap » tout en « vivotant » (nous reprenons des termes recueillis), qui croient encore en des jours meilleurs et en un avenir professionnel salutaire. On trouve ici un public jeune bénéficiant d’un certain bagage scolaire ou en cours de formation. Également, des personnes en difficulté d’insertion ou de condition très modeste, qui ont recours à des structures d’aide leur permettant de conduire leurs démarches visant à une « vie normale », c’est-à-dire dans leur esprit : « un smic ! ». Dans ce groupe, on pratique la retenue en toute chose et l’on évite évidemment, comme l’on peut, tout gaspillage. On développe des systèmes d’entraide.

- Dans l’esprit des « conduites tactiques » (extrêmes retenues également sur les dépenses mais sans mobilisation de ses forces personnelles vers l’emploi : l’idée du travail est progressivement abandonnée et l’on se fait à l’idée du chômage, on ne dépense pas, mais on ne se dépense pas non plus, on gère au mieux la précarité et le petit pécule) : parmi notre public, ce groupe se caractérise par les mêmes attributs repérés par l’auteur du Monde privé des ouvriers, avec la perdurance d’une débrouille de classe. On fait durer les biens, les vêtements, l’alimentaire, on bricole, on retape, on saisit les occasions d’achat à bon marché, on utilise « Le bon coin », on recourt à des associations et, surtout, on utilise du mieux possible les aides sociales (on maîtrise l’information sur ce point) et l’on s’octroie, le cas échéant, « un petit plaisir » qui, quoique coûteux, est un gage d’inscription sociale. C’est ici que la mobilisation de savoir-faire et du « système D » permet des équilibres tant psychiques que sociaux. C’est dans cette catégorie que nous situons la majorité de nos répondants.

- Les « conduites de fuite » correspondaient pour Schwartz au refus de renoncer à la consommation, au non report du superflu au bénéfice du nécessaire, à une revendication de légitimité à s’endetter au nom d’une jouissance immédiate que l’on se refuse à sacrifier du fait de sa situation. Ces conduites existent effectivement mais nous n’en avons que peu rencontré. La « compensation » consommatrice peut concerner des sujets en carences éducatives ou aux prises avec des affects appelant une réparation urgente et permanente dans la dilapidation. Ceux-là ne font effectivement que peu de cas des conduites éco-responsables et confortent aux yeux de l’opinion les représentations d’une classe d’assistés irresponsables qui profitent de l’aide sociale pour mieux dilapider le bien commun. Il faudrait pouvoir estimer les contours de ce groupe au regard de la majorité des « gens de peu » (Sansot 1992) qui organisent quotidiennement, du mieux possible, leur mode de vie avec les moyens dont ils disposent et le capital éducatif et culturel dont on a bien voulu les doter. On sait de plus, depuis G. Bataille (La part maudite, 1967), et par quelques études plus factuelles, que le consumérisme dispendieux, le gaspillage, le non-respect d’autrui comme de l’environnement sont partagés avec d’autres catégories sociales.

Un public ambivalent (en transition ?) :

L’épuisement des ressources, la production des déchets et le gaspillage sont pour les personnes rencontrées (entretiens), comme pour une majorité de répondants au questionnaire, bien liées à notre mode de production et de consommation. Sans avoir lu ni André Gorz (1975) ni Günther Anders, plusieurs énoncent spontanément et avec dépit : « c’est le capitalisme… », sans nier néanmoins les avantages acquis grâce à ce dernier. C’est ici qu’on entre au cœur des tensions autour de notre objet, entre des pratiques individuelles qui se voudraient plus vertueuses (et surtout plus économes pour les plus démunis d’entre les démunis) et des injonctions sociétales soutenues par l’économie de marché. Chacun y va donc de son alchimie personnelle pour se situer dans ces contraires : alchimie faite d’éthique, de bon sens, de mesure des choses, de dépenses contrôlées, de biens préservés, de réflexe de classe, mais reposant également sur une plus ou moins grande adhésion au modèle économique à l’œuvre qui impose, par sa nature même, dépense et gaspillage. Autant de choses dont les travailleurs sociaux ayant à faire avec ce public doivent tenir compte.

« Le gaspillage, c’est une aberration… » :

Notre public marque un net rejet pour tout ce qui relèverait du « gaspillage », identifié comme inacceptable par principe, d’abord pour ce qui touche à l’alimentaire, mais aussi pour les objets techniques et l’électroménager considérés comme trop vite abandonnés, victimes de l’obsolescence programmée (on s’intéresse à ce titre au développement des filières de réparation). On est ici en adéquation avec les dispositions réglementaires récentes (Pacte national anti-gaspi de 2013 et amendement Garot) : c’est d’abord le problème du gaspillage alimentaire qui est soulevé quand on évoque la question, devant l’énergie qui a pourtant été historiquement le poste de consommation ciblée par « la chasse au Gaspi » (1973).

On notera la détermination des répondants au questionnaire en faveur des réponses : « le gaspillage est à combattre absolument ! » (46 %) et « le gaspillage est trop répandu, il faudrait le réduire » (53 %). Pour ces mêmes répondants, loin devant les autres réponses à une question ouverte, le gaspillage évoque « la perte d’argent », puis viennent « le gâchis », « l’absence de respect et de responsabilité », « la perte d’énergie »… », « une mauvaise gestion ou organisation »…. Ne pas gaspiller relève « du bon sens, cela me paraît naturel » ou encore « c’est une habitude transmise par mon éducation, ma famille, mon milieu », ce qui correspond à deux fois plus de réponse qu’à celles-ci : « à cause de mes moyens limités, mon budget modeste » ou encore « c’est par conviction personnelle et/ou politique ».

Plus largement le terme renvoie à des représentations historiques et collectives populaires très profondes allant dans le sens d’une certaine bonne mesure et d’un bon usage des choses, d’une rationalisation intégrée des pratiques, d’un bon sens partagé et transmis au sein de nombreuses familles françaises, sans même parler du « bon sens paysan ». C’est bien ce qui ressort notamment des entretiens. Pour une majorité de la population, gaspiller revêt une connotation très négative. C’est d’abord perdre, perdre des biens, de l’utile, des objets ou des produits qui possèdent encore des qualités exploitables, c’est perdre des ressources énergétiques, de l’eau... ; par extension, c’est aussi perdre de l’argent. Gaspiller, c’est le constat d’un échec, celui d’une mauvaise gestion des stocks pour l’alimentaire, mais aussi celui d’une impuissance pour ce qui concerne les énergies. La plupart des personnes interrogées vivent dans des conditions thermiques dégradées (et singulièrement dans des logements sociaux) qu’elles doivent subir, au point de ne se chauffer que très peu voire, pour un jeune rencontré, d’avoir volontairement « coupé le ballon d’eau chaude » et de ne se laver qu’au moyen d’une casserole d’eau réchauffée a minima… Parvenu à ce niveau d’économie, évidemment, on peut arguer comme P. Ariès que les « gens du commun » développent une « culture de la sobriété », sans même qu’ils ne songent vraiment aux enjeux écologiques. Cette sobriété reste, en de nombreuses situations, contrainte, ainsi que l’a montré J.-M. Alier, dans L’écologisme des pauvres (2014). Pour des millions de pauvres de par le monde, il s’agit en effet de sauver sa peau avant la planète mais, ce faisant - terrible pouvoir de la misère -, ceux-ci la préservent mieux. Pour Ariès, si ces situations subies existent bien, elles ne contredisent pas les prédispositions écologiques liées aux cultures populaires. Et de poser qu’« il ne s’agit pas de revenir en arrière car le passé n’était pas glorieux, loin s’en faut, ni d’idéaliser les classes populaires, mais d’examiner leurs (les classes populaires) potentialités écologiques en comparaison de celles des autres milieux sociaux ». On est ici au centre des tensions présentes dans nos entretiens et dans les réponses aux questions ouvertes du questionnaire, entre volonté d’action en faveur d’un monde plus sobre et stratégies adaptatives des « gens de peu » dans « un monde du trop ».


Entre la remise en question d’un modèle dominant et l’adaptation à ce modèle (« moins gaspiller » ; « économie verte » ; « transition écologique et solidaire… » ) :

Pour les militants associatifs et quelques personnes convaincues qui vivent de manière autonome leur rupture avec l’hyperconsommation synonyme, pour elles, de gaspillage, il y a nécessité de rompre avec l’économie de marché, de repenser les formes du vivre ensemble en inventant un nouveau modèle, plus anthropologique qu’économique au sens strict, plus sobre, plus sain, plus équitable, plus en proximité, plus en harmonie avec la nature, plus démocratique, plus autonome, etc. ; un modèle qui serait embedded si l’on suit K. Polanyi (1983), où l’économique serait soumis au social, où les acteurs auraient prise sur leur choix de vie, leurs actions, leurs productions, leur avenir…, au contraire d’un modèle mondialisé organisé par des pouvoirs financiers peu écologiques par essence.
Nous avons rencontré ces positions, associées à des formes d’engagement, au sein des multiples associations locales développant des actions diverses, et nous en fournirons des illustrations. Assez visibles et soutenues de plus en plus par les collectivités et les agences nationales, elle produisent désormais ce qu’on pourrait nommer « une basse continue » qui interpelle, qui permet d’imaginer qu’ « un autre monde est possible », qui provoque des ralliements, qui anime le territoire au moyen d’une kyrielle de manifestations et d’actions réunissant tant des personnes vulnérables qui trouvent là, soutien, reconnaissance et dignité, que des acteurs plus militants et convaincus de l’impératif de transformations sociales majeures, ainsi que des travailleurs sociaux.
Cette basse continue est inventive, créatrice, multiple, souvent joyeuse et bigarrée. Pour autant, sa capacité politique d’engendrer un changement global reste pour l’heure modeste, malgré « l’esprit colibri » véhiculé par une figure tutélaire qui a su fédérer le ressenti de très nombreux individus convaincus de la nécessité de cheminer localement sur les chemins de traverse laissés à l’abandon entre les autoroutes du marché, pour mieux agir globalement.

Tous les citoyens, riches ou pauvres, qui aspirent à une transformation de notre société allant dans le sens d’une sobriété salutaire, ne s’inscrivent toutefois pas toujours dans les démarches collaboratives et associatives précitées. Pour une grande part des personnes interrogées (par entretiens et questionnaire), c’est une posture que l’on qualifiera provisoirement d’ « intermédiaire » ou de « paradoxale » qui est adoptée. On n’est pas franchement partisan d’un changement de modèle de société, dans le même temps que l’on développe des pratiques plutôt « anti-système », assez vertueuses au titre du non-gaspillage, que l’on considère comme « allant de soi » et répondant aux préoccupations écologiques de l’époque. La sécurisation par le bien-être matériel et l’accès à divers biens reste historiquement marquée, notamment pour les classes populaires qui y ont difficilement accédé (mouvement de « déprolétarisation » décrit par Schwartz et par Moreau de Bellaing).
Aussi, beaucoup restent dans ce paradoxe qui consiste à adhérer au principe de sobriété heureuse, tout en aspirant à un peu plus d’accès aux biens de consommation d’autre part. Cette contradiction n’est pas propre à cette frange de la population, mais elle s’entend particulièrement bien ici du fait de la modestie du train de vie des intéressés. Elle illustre cet entre-deux civilisationnel qu’on nommerait pour notre part la « transition écologique », sorte de transition perpétuelle, mâtinée désormais de transition « solidaire », mais bien assise sur les préceptes – et le mythe - de l’économie de marché : un penchant naturel de l’homme à l’accumulation, des besoins qui en appellent d’autres, une rareté des ressources à dépasser par le développement de la technique (Smith, Malthus…). Nos intéressés restent majoritairement en transition-adaptation, en accompagnant, parfois de manière exemplaire, le mouvement social vers une certaine « durabilité » et pour la réduction des gâchis de tous ordres, sans remettre en question les fondements idéologiques ayant servi de socle structurant pour les sociétés modernes ; y compris pour le modèle soviétique et pour les pays « en voie de développement » (voir S. Latouche à propos du discours du président Truman en 1949, ou encore G. Rist).

Excepté les véritables militants pour un autre mode de vie respectant réellement les écosystèmes et incluant l’homme au meilleur de ses capacités de solidarité, notre public, à des degrés certes divers, penche plutôt pour un « consommer mieux », un « consommer moins », un « faire attention », en réduisant la part de gaspillage dans une société restant économiquement libérale. Robert Castel a mis en avant l’importance de la légitimité pour les citoyens de se sentir protégés et sécurisés (2003) et cela passait pour lui par l’accès au travail (et aux dispositifs mutualisés de protection associés). Derrière le travail ou les ressources substitutives, il y a l’accès aux biens garantissant une citoyenneté sociale, une place sécure dans une société redistributive. Ce modèle décrit par Castel est encore bien enraciné dans notre société ; la grande transformation anthropologique se départissant de la valeur travail (et donc de la production de plus-value, moteur du capitalisme depuis Marx), n’est pas à l’ordre du jour.
Outre les quelques approches radicales que nous avons observées, la tendance assez générale qui se dégage est donc de réhabiliter une consommation mesurée s’appuyant davantage sur la valeur d’usage des objets, des services et des ressources, que sur leur valeur marchande vectrice de gaspillage, tout en permettant de « bien vivre » ou « vivre correctement » dans une société marchande inégalitaire.


Une remise en question des hypothèses de Paul Ariès ?

Il existe certes, dans « les classes populaires », un vécu historiquement singulier du ratio manque/nécessité/consommation, des manières de faire, de procéder, d’économiser, de « vivre les objets » qui ressortissent pour partie à une « appartenance de classe ». Le fait de ne pas disposer de beaucoup de ressources fait écho à une filiation populaire, assigne à des comportements plutôt économes et dépourvus de gaspillage (Ariès), enferme dans des habitus de consommation (Bourdieu, Baudelot et Establet : « un ouvrier dont le revenu s’élève vivra comme un riche ouvrier et non comme un cadre »), dans le même temps que l’injonction à consommer appelle au dépassement de sa condition pour mieux mimer l’opulence des classes dominantes (Veblen).


Face aux enjeux collectifs du dérèglement climatique, des pollutions diverses, de l’empoisonnement de l’environnement et des organismes humains, et de leurs répercussions sur chaque individu et dans chaque famille, des choix rationnels s’imposent progressivement dans toutes les classes sociales. Tout se passe comme si la classe ouvrière (ou « populaire ») avait bien reçu le message d’Ulrick Beck (1986) décrivant une « démocratisation du risque ». Soutenu par une certaine « tradition de la débrouille », les classes populaires agissent, elles aussi, comme elles le peuvent, dans le sens d’une réduction des risques environnementaux, et ce, en dépit de la puissance du marché, du primat de l’hyperconsommation (Lipovetski) et de la dilapidation en acte des ressources.

Les enjeux pour le travail social

Partant de ces constats, le travail social peut-il soutenir des recompositions de solidarité dans le cadre d’actions citoyennes locales ? À l’évidence, oui, si l’on se réfère aux multiples initiatives que nous avons observées et impliquant des membres d’associations et des publics très démunis, autour de manifestations conviviales et d’actions de réinvention des rapports de production-consommation. Nous en donnerons quelques illustrations lors de notre exposé. Par ailleurs, les modalités de réalisation de cette recherche et la diffusion de ses résultats, s’inscrivent pour nous dans une méthodologie que nous impulsons fortement et qui consiste à associer la recherche académique, les pratiques professionnelles en travail social, les formateurs et les usagers (Chaput-Le Bars, Morange, 2017).


Bibliographie :

- Alonzo,P., Hugrée C., Sociologie des classes populaires. Domaines et approches, Armand Colin, coll. « 128 », 2010.
- Anders G., L'Obsolescence de l'homme, T. 2 : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Paris, Fario, 2011 (pour la trad. franc.).
- Ansett E, Ortar N. (dir.), La deuxième vie de objets ; recyclage et récupération dans les sociétés contemporaines, Paris, Petra, 2015.
- Ariès P., Ecologie et cultures populaires, Editions Utopia, 2015.
- Bauman Z., Vies perdues ; la modernité et ses exclus, (2004), Rivages poche 2009.
- Brugvin T, « Ecologie, culture populaire et culture de la pauvreté », Revue du Mauss permanente, 13 nov. 2014 (en ligne), http://www.journaldumauss.net/
- Castel R., L’insécurité sociale, Paris, La république des idées, 2003.
- Castel R., « Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? L’institutionnalisation du précariat », in S. Paugam (dir.), Repenser les solidarités. L’apport des sciences sociales, PUF, 2007, pp : 415-433.
- Chaput Le-Bars, Morange A., « Pour une hybridation ‘recherche, travail social, formation’ : une recherche-action sur le Housing-first », in Les formations du secteur social aujourd’hui, transformations et diversifications, public, Y. Molina, G. Monceau (dir.), Collection « Politiques et interventions sociales », Rennes, Presses de l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique, 2017, pp : 139-148.
- Clochard F, Desjeux D. (dir.), Le consommateur malin face à la crise, tomes 1 et 2, L’Harmattan, 2013.
- Devalière I., Tessier O., « Les indicateurs de la précarité énergétique et l’impact de deux dispositifs nationaux sur le phénomène », Information sociale, n°184, 2014/4.
- Gorz A. (avec Bosquet M.), Ecologie et politique, (1975), Seuil, 1978.
- Hoggart R., La Culture du pauvre, Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre (1957), Paris, Minuit, 1970.
- Jaeger M., Le travail social et la recherche ; conférence de consensus, Paris, Dunod, 2014
- Latouche S. Le pari de la décroissance, Fayard, 2006.
- Martinez Alier J., L’écologisme des pauvres, Les petits matins, 2014.
- Moreau de Bellaing L. Misère et pauvreté, Paris, L’Harmattan, 1999.
- Polanyi K., La Grande Transformation, (1946), Paris, Gallimard, 1983.
- Rahnema M., Robert J., La Puissance des Pauvres, Actes Sud, 2008.
- Sansot P., Les gens de peu, Paris, P.U.F., 1992 (ré-éd. 2002).
- Siblot Y, Cartier M., Coutant I, Masclet O., Renahy N., Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin, 2015.
- Veblen T., Théorie de la classe de loisir, (1899), Gallimard, 1979.

Résumé en Anglais


Non disponible