Fiche Documentaire n° 5112

Titre Comment « apprendre » collectivement à recomposer nos solidarités ? Nouveaux défis de l’action sociale pour demain

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Auteur(s) MAESSCHALCK Marc  
Site de l'auteur http://perso.cpdr.ucl.ac.be/maesschalck/index.php ( MAESSCHALCK Marc )  
     
Thème Conférence plénière congrès de Montréal  
Type Autre (poster, ...)  

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Résumé

Comment « apprendre » collectivement à recomposer nos solidarités ? Nouveaux défis de l’action sociale pour demain

Le travail social tant comme forme d’intervention publique que comme action communautaire concerne directement le sens et les modalités de la participation démocratique. Pour le recomposer aujourd’hui, il est essentiel de chercher à donner la parole à tous les concernés à travers des processus de conscientisation. Mais comment apprendre ensemble à relever ce défi, sans reproduire les cloisonnements professionnels, institutionnels, voire même socio-culturels qui bloquent les apprentissages en commun et conduisent à répéter des routines favorables au contrôle et à la quantification des pratiques?
Nos recherches sur l’intervention sociale nous ont amené à explorer les ressources du tournant pragmatiques dans les sciences sociales et à tenter de reprendre les différentes leçons qu’il contient à propos des conditions de production d’un collectif intelligent capable de modifier ses modes de résolution de problème tout en remettant en question les différents rôles impliqués dans ces échanges de pratiques et de savoir. Il a aussi semblé intéressant de combiner ces ressources avec les apports de perspectives plus sensibles aux ancrages contextuels de l’action comme la cognition située, l’auto-confrontation croisée, voire le diagnostic partagé, pour mieux tenir compte de l’influence des processus adaptatifs sur les apprentissages et d’éventuels mécanismes de répétition des comportements. Le désir de changement induit par des formes d’intervention coopératives peut aussi être surdéterminé par des effets de peur et de résistance qui échappent à l’intervention mais s’imposent comme des conditions pour sauvegarder ou renforcer une identité de groupe ou un intérêt commun supposé. En combinant les ressources du pragmatisme social de co-construction et celles d’un situationnisme de précaution, il est possible d’agir en même sur l’accroissement des connaissances partagées et sur l’évitement des blocages suggérés par les habitudes interprétatives.
Mais un élément supplémentaire nous semble encore devoir être pris en compte au-delà de cette tentative de combinaison de deux ressources théoriques liées à l’intervention dans les champs pratiques. Il s’agit de la gouvernance de ces processus d’intervention. Il ne s’agit pas uniquement dans ce cas de s’interroger sur les pouvoirs subsidiants, les missions ou les textes législatifs. La question est d’abord celle de la place qu’occupe dans les réflexions et les tentatives de transformation des interventions la fonction remplie par leur gouvernance. Comment cette question est réappropriée par les acteurs concernés, quelle place elle occupe pour eux, selon quel angle d’approche ? La fonction de gouvernance n’est pas extérieure aux acteurs qu’elle concerne et ceci pas uniquement pour des raisons critiques liées au fait de subir une forme d’action sur l’action des autres, donc un pouvoir. La fonction de gouvernance est aussi dépendante de la manière dont chacun conçoit son rôle et son potentiel d’incitation. Théoriser cette fonction pour les acteurs concernés c’est la condition première d’une attitude plus active à son égard.
Qu’attendre d’une gouvernance de formes d’interventions qui s’orientent vers l’accroissement de l’intelligence de collectifs rassemblant professionnels et bénéficiaires et qui visent à réduire les effets de répétitions induits par les contextes ? Les modes d’intervention peuvent-ils évoluer sans que les modes de gouvernance évoluent? De quel intérêt social procèdent réellement les modes de gouvernance proposés ? En quoi sont-ils capables d’accompagner de manière crédible des processus visant l’intervention sociale à devenir plus responsable, plus participative, plus collaborative, etc. s’ils ne sont pas eux-mêmes marqués par ces options préalablement à tout choix méthodologique ? L’idée du Foucault de l’herméneutique du sujet à la lecture de l’Alcibiade n’était-elle pas qu’avant de vouloir gouverner, il fallait être en mesure d’exprimer ce qu’il en serait pour soi d’être bien gouverné ? Notre idée serait donc qu’une transformation des modes d’intervention sociale capable de recomposer nos solidarités aujourd’hui passe aussi nécessairement par cet enjeu : comment une telle transformation des solidarités conduites par les interventions sociales peut-elle être bien gouvernée ? Quelle place donner aux acteurs concernés dans une redéfinition des formes de gouvernance du social, basée dès lors elle aussi sur un savoir collaboratif et sur une meilleure conscience de ses ancrages ?

Bibliographie

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Présentation des auteurs

Philosophe, Professeur ordinaire à et agrégé de l’enseignement supérieur de l’Université catholique de Louvain. Il est président du Pôle juridique de théorie du droit et directeur du Centre de philosophie du droit. Il a enseigné en Haïti et au Québec. Il intervient en formations d’adultes dans les milieux syndical et associatif. Il a publié récemment La cause du sujet (2015).

Communication complète

L’hypothèse que nous voudrions développer dans cette contribution est que nos représentations de la solidarité sont encore fondamentalement dépendantes des visions modernes des relations sociales, ce qui a pour conséquence un retard de ces représentations par rapport aux pratiques vécues et expérimentées dans le champ professionnel du travail social.
Des tensions, voire des conflits apparaissent régulièrement entre professionnel sur les attitudes dites solidaires. Alors que certains peuvent exprimer un malaise par rapport à des comportements jugés trop partisans, trop empathique, voire trop engagés, à l’égard des intérêts d’un groupe, d’une minorité, ou simplement de situations perçues comme injustes, d’autres expriment au contraire des réserves par rapport à une prétendue neutralité professionnelle, par rapport au parti pris favorable à la mise en œuvre des décisions des autorités publiques, voire à l’égard de l’acceptation d’une fonction jugée intrusive de contrôle, et parfois de sanction. D’une certaine façon, les uns sont jugés trop solidaires, là où d’autres ne le seraient pas assez. Trop de solidarité, manque de solidarité ; trop de proximité, voire d’identification à des situations et des besoins, trop de distance, voire de compromission avec l’autorité pour mettre en œuvre sa vision partielle des solutions, toujours plus favorable à ceux qui sont déjà membre d’un système qu’à ceux qui en sont exclus ou se présentent comme des candidats entrants.
Ce genre de tension, voire de conflits, entre postures professionnelles procèdent aussi des représentations de la solidarité qui amènent à recourir à ce terme pour définir une frontière entre acteurs. L’idée que la solidarité résulte d’effets de proximité et de distance, d’identification ou de neutralité est un héritage moderne, qui nous ramène d’ailleurs aux origines de la sociologie et au néokantisme. La manière moderne d’envisager la solidarité provient des liens entre les individus dans leur vie sociale. Il ne s’agit pas d’un choix vertueux, mais d’une nécessité. Spontanément, les individus partageant une même fonction productive, confrontés aux mêmes exigences d’organisation du travail, se solidarisent. C’est le principe de la corporation ou celui de la classe sociale. La solidarité est perçue comme procédant de la division sociale du travail. Mais elle peut aussi prendre pour les modernes une deuxième forme générique en lien au territoire ou à la délocalisation. Le milieu de vie, ses épreuves, ses particularités psycho-physiques, ses caractères linguistiques, engendre aussi une solidarité que les modernes tenteront d’étendre à une certaine représentation de la nation, non comme unité morale, encore moins juridique, mais bien naturelle. Lorsqu’il est question du lien imaginaire que peut créer une religion, il n’est plus question de solidarité, mais d’un sentiment de fraternité, de communion avec des co-croyants.
Pour les modernes, la solidarité n’est donc pas une vertu, mais une nécessité. Elle n’est pas une cause, mais un effet. C’est un effet de proximité causé soit par la division des tâches, soit par la distribution géographique des milieux de vie.
Boltanski a d’ailleurs rappelé avec raison toutes les subtilités des analyses d’Adam Smith à cet égard. Rien ne sert de moraliser la sympathie que nous éprouvons spontanément à l’égard d’un semblable qui est dans une situation périlleuse, ce que ne cesse d’amplifier en permanence la société-spectacle dans laquelle nous vivons. La victime potentielle joue comme un miroir pour la perception. Ce qu’on éprouve face à la victime potentielle c’est de la sympathie à l’égard de soi-même, de nos propres vulnérabilités, de nos propres limites. Le risque par exemple, de perdre un emploi, de tomber malade, d’être au mauvais moment au mauvais moment comme on dit parfois. Cette forme de solidarité ne procède pas d’un choix moral, mais du sentiment spontané que produit la perception d’une situation qui renvoie en miroir à la nôtre.
Ces analyses de Smith montrent au moins qu’il est inutile de chercher une issue morale à la vision moderne de la solidarité. La question d’un devoir de sollicitude ne suspend le problème des inclinations naturelles, des attirances ou des affinités. Introduire un principe de distance, voire de résistance à l’égard des inclinations naturelles ne fait que maintenir le registre de représentation des modernes. Il s’agit d’un enjeu de proximité ou de distance, d’identification ou de neutralité, dans un champ perceptif donné et relativement à cette idée panoptique de la solidarité.
Boltanski s’intéresse toutefois à ce texte parce qu’il lui permet de cerner le processus de construction de formes nouvelles de solidarité propres à notre société de l’information et de la communication. Même s’il utilise encore le registre de la distance qui reste sur le plan de l’intuition perceptive, le processus qu’il met en évidence sort de la référence au champ perceptif pour envisager une solidarité qui résulte de plusieurs médiations : l’interpellation médiatique, le recours aux témoins, la délégation aux associations spécialisées, le recours aux professionnels, le soutien financier et politique, le recours au volontariat et à l’activisme. La solidarité se construit à travers la prise de conscience de conditions nouvelles de l’action. Il y a d’abord l’identification de demandes urgentes, ensuite le besoin d’une économie d’action qui garantisse une efficacité maximale, enfin l’inscription dans la durée grâce à une reconnaissance de l’utilité produite, une sorte de principe benthamien consistant à mieux gouverner la peine et la souffrance.
Cette forme de solidarité sort du carcan moderne à plusieurs titres et elle correspond mieux à nos pratiques actuelles innervées par les réseaux sociaux, surinformées, soucieuses d’organisation et de prise en charge des coûts cachés, avides de légitimité et reconnaissance pour s’établir dans la durée. Même si l’émotion demeure un déclencheur primordial, d’autres soucis prennent constamment le relais : à quoi bon s’indigner et se tenir debout, si des formes plus structurées d’action ne voient pas le jour et ne se projettent pas dans un processus inscrit dans la durée. La solidarité non seulement se construit, mais elle s’accroît en se construisant comme effet de société.
Trois points de sortie du carcan moderne peuvent être mis en évidence à partir des considérations de Boltanski. Tout d’abord, en sortant du registre perceptif, la solidarité n’apparaît plus comme un effet de proximité, mais comme un effet d’information. Une image, un post, un commentaire décale la perception ordinaire d’une réalité, la désenchante et ouvre un véritable champ contre-intuitif qui prépare la réception d’un discours, d’une parole décalée, inédite, perturbants. Une intervention policière pour le maintien de l’ordre public devient d’une autre nature, celle par exemple d’une violence policière. Un camp pour migrants devient une communauté avec une école, un dispensaire, un espace de rencontre entre riverains et clandestin… C’est l’effet d’information amplifié aujourd’hui par les réseaux sociaux et le « citizen journalism » commencé par les bloggeurs indépendants. Ensuite, la solidarité ne procède plus d’un effet en miroir, d’un retour sympathique vers soi et ses propres vulnérabilités. Elle procède d’un effet cognitif d’élargissement du savoir. Les situations révélées renvoient à des modes de vie cachés, ignorés, déformés par le jeu du miroir. C’est la dissemblance qui prévaut et concentre l’attention. Est-ce vraiment possible ? Loin ou proches de nous de telles conditions de vie existent, de telles violences, de tels dénis de justice ? Dans ce cas, c’est le savoir qui l’emporte, la nécessité de réaménager ses cadres, ses connaissances toutes faites, ses certitudes. Le choc contre-intuitif nourrit un savoir qui élargit l’horizon des possibles admis jusque-là. Enfin, la solidarité procède d’un effet pragmatique. Il ne s’agit plus de confirmer la nécessité de réagir préventivement à tout ce qui représente des menaces pour le vivre ensemble. Ce n’est plus le résultat d’un effet de confirmation d’un étage de la pyramide des besoins, c’est un effet de suspension des certitudes qui amène à privilégier l’enquête sociale, la résolution collective des problèmes, sans préjuger des solutions. La solidarité devient la réponse rationnelle à un monde reconnu et identifié comme sous optimal.
La solidarité sortie du carcan moderne procède ainsi d’un triple effet : contre-intuitif, cognitif et pragmatique. Mais ce qui relie ces trois caractéristiques, c’est le mode d’action particulier qui se déploie à travers elles. Ni action conforme à loi de nécessité résultant de notre vulnérabilité, ni action vertueuse garantissant l’application attentionnée des politiques publiques à l’égard des plus faibles, la solidarité est de l’ordre de l’action sur l’action des autres : du professionnel sur les bénéficiaires, des politiques publiques sur les professionnels, des bénévoles et des volontaires sur les assistés, etc. Être solidaire c’est tenter d’influer sur une situation pour en modifier le cours d’action par une action, c’est mettre en œuvre une forme de médiation sociale qui sort de la sympathie et de la compassion pour prendre soin et interagir, interférer sans se substituer. Il s’agit donc avant tout de l’exercice d’un pouvoir qui cherche à s’associer, à se combiner, à travers une forme opérationnelle spécifique, avec des moyens et des finalités, en tenant compte d’une marge d’ignorance par rapport aux vécus et d’incertitude par rapport aux résultats.
Cette conception de la solidarité nous semble plus en accord avec nos pratiques actuelles qui procèdent toutes à leur façon non seulement de l’adjonction d’une politique de la pitié à la politique moderne de la justice (capacitation, renforcement des compétences, parcours d’intégration), mais aussi de l’adjonction d’une politique du risque reposant sur des principes de responsabilisation et de protection individuelles.
Mais le modèle pratique que nous avons tenté de cerner est à la fois plus complexe et plus riche que ces traductions directes de l’action sur l’action des autres dans l’ordre déjà établi des politiques modernes de la justice. Ce qui demeure manqué en effet c’est ce que nous avons nommé le triple effet. Comme action sur l’action des autres, la solidarité se constitue à travers un chemin spécifique : ce dernier passe par un choc contre-intuitif, par un déplacement cognitif et par un travail pragmatique de résolution de problème qui dépend d’un apprentissage en commun. Ce triple effet contre-intuitif, cognitif et pragmatique contraint et oriente le pouvoir qu’exerce une action sur l’action des autres. Il modifie en fait la relation de désir entre soi et l’autre et donc le mode de subjectivation qu’entraîne l’action solidaire. Le problème n’est plus celui de la nécessité de la solidarité ou de la valeur morale qu’elle pourrait incarner (sollicitude), mais celui de l’utilité sociale d’une solidarité ou de sa pertinence. Dit autrement, comment savoir si la solidarité qui se produit est désirable ? Qu’est-ce qu’une solidarité dont je souhaiterais faire l’objet, ou mieux être dont je souhaiterais être partie prenante à titre d’expérience collective ? En fait, ce n’est plus le désir d’agir, de gouverner, d’exercer un pouvoir qui est central, mais le déplacement possible de l’interaction entre des sujets capables de revoir leurs rôles en participant à un processus qui se co-construit.
Le triple effet est déterminant d’une forme d’action sur l’action des autres pour laquelle ce qui est d’abord en jeu, c’est la manière. Ni bonne, ni nécessaire, la solidarité dépend de son processus de construction (triple effet). Comme le disait Foucault à propos d’Alcibiade, ce qui est primordial ce n’est de savoir si on est en mesure de bien gouverner, mais de savoir ce que ce serait d’être bien gouverné. Donc qu’en est-il d’une solidarité désirable ? Et dès lors, tout un champ s’ouvre aussi pour parler des solidarités qui au bout du compte ne le sont pas et pourront s’avérer nuisible…
A notre sens, la clé à explorer de tout ce processus pratique réside dans la transformation du désir d’agir sur l’autre au nom d’un bien être imaginaire en un désir de produire un rapport différent à la vérité des situations vécues et donc au pouvoir que l’on prétend exercer sur elles voir dont on prétend disposer. La question posée par la recherche d’une action solidaire n’est pas celle d’un transfert de capacité, d’une forme d’activation ou de réveil, comme on transmettrait un pouvoir faire, elle est celle de la construction d’un pouvoir partagé, d’une autre manière de coopérer dans la production de solution, donc celle d’une manière d’arriver à faire pouvoir ensemble. Dire que la solidarité s’apprend à travers le processus ou elle se cherche c’est dire qu’elle procède avant toute chose de la mise en place d’une manière de faire pouvoir ensemble.
Ce faire pouvoir ensemble est la clé opérationnelle du triple effet que nous avons tenté de mettre en évidence. Une action sur l’action des autres suivant le chemin du triple effet - contre intuitif, cognitif et pragmatique - est un faire pouvoir et non la transmission unilatérale d’un pouvoir-faire. Autant on a pu insister sur le faire faire, sur le désir de substitution et de complémentarité au nom d’un signifiant commun ou d’un implicite qui engendre la règle d’unité de toutes les fins en soi, égales d’une certaine façon par leur dignité irréductible, autant ce qui est désormais en jeu dans les solidarités contemporaines c’est ce qui sans cesse se manque concrètement dans les visions généralistes et bien pensantes du commun. Être solidaire c’est parvenir à échapper à la répétition des capacités supposées garantir l’unité du vivre ensemble. Il n’y a ni un seul langage, ni un seul savoir pour définir ces capacités. La solidarité ne peut être que le résultat d’un déplacement vers la diffraction des expressions de l’intérêt social. Le signifié d’un besoin est plus important que la prétendue capacité d’y répondre. Il y a des sons, des expressions, des prises de parole, des plaintes et des constats qui disent et marquent les seuls points d’ancrage pour des solidarités. En fonction de ces « contre-poétiques » minoritaires, de nouvelles conceptualités peuvent se construire, des notions particulières, déformées qui dépendent radicalement de leur milieu d’énonciation mais qui traduisent mieux que toute théorisation ces situations et leurs enjeux. Tout milieu qui construit ses solidarités produit une langue minoritaire que le système tente de combattre et de marginaliser en disqualifiant son manque de rigueur. Dans Langage et pensée Vygotski disait que ces pseudo-concepts sont à la base de la création de connaissances nouvelles. Ils apparaissent notamment quand une notion générale est utilisée pour qualifier de manière appropriée un enjeu particulier et lui seul. L’intelligence située détourne en quelque sorte un savoir expert à son profit. Enfin, faire pouvoir c’est non seulement partir du marquage linguistique des intérêts particuliers, créer un savoir situé de ces intérêts, mais c’est encore faire de ce thème particulier et situé, le thème d’une expérience qui échappe à la généralisation et exige pour être comprise un apprentissage spécifique, une expérience d’interaction avec ce processus de vérité. La seule manière d’apprendre ce dire vrai de la singularité consiste à la traduire dans un discours indirect qui thématise le thème d’une vérité autre comme l’occasion d’un déplacement critique et non d’une simple répétition.
La solidarité sortie du carcan moderne est ainsi la co-construction d’un faire pouvoir en fonction du triple effet : l’effet d’une contre poétique par laquelle se marque un intérêt social manqué, l’effet d’un savoir situé de cet intérêt qui produit le dire vrai de concepts instables ; enfin l’effet d’un discours indirect qui thématise ce dire vrai comme signifié d’un manque à co-élaborer et à co-résoudre.
Il y a ainsi passage du son ou de la poétique forcée au pseudo-concept comme savoir situé du vrai et, enfin, au thème du dire vrai comme milieu d’apprentissage possible d’autres modes de résolution des problèmes.
Faire pouvoir c’est reconnaître d’autres marqueurs linguistiques de la souffrance, accepter les approximations d’un savoir situé qui dit vrai (pareisia), trouver une parole capable de traduire en thème d’une attention plus large ce vécu particulier et ses attentes. En définitive la nécessité du recours au discours indirect est le moment de dépossession à l’égard d’une maitrise de la représentation des situations…
La construction d’un savoir commun nous semble être en conséquence l’élément déterminant d’une gouvernance des pratiques de travail social. Trois éléments devraient en permanence se combiner : le savoir des destinataires ancrés dans leur situation, la savoir des praticiens à l’interface des visées institutionnelles et des demandes sociales, le savoir tiers des experts et des analystes en posture d’évaluation et de comparaison. En termes de gouvernance, la dissociation de ces savoirs est un désastre parce qu’elle instaure un conflit de vérités et suscite de fausses solidarités, celles guidées par les alliances de nécessité suivant le degré de culture, suivant le degré de connaissance mutuelle et de proximité, suivant l’intérêt professionnel ou institutionnel. Gouverner c’est à l’inverse de cette dissociation favoriser le croisement de ces savoirs, donc l’apprentissage d’un faire pouvoir en commun. Mais une telle combinaison n’est pas spontanée à cause des asymétries entretenues par les représentations habituelles et les rôles déjà convenus pour chacun de ces registres. C’est ici qu’intervient le triple effet comme principe de gouvernance : donner place à l’identification des poétiques forcées, valoriser la construction un savoir intermédiaire des concepts situés d’un milieu d’action, accompagner la production de discours indirects contraignant les recherches de solution. Gouverner ce serait dès lors garantir une forme nouvelle de solidarisation avec le marquage d’un intérêt social, conduisant à l’incorporation de ses modes de diagnostic dans la recherche de solutions.
Pas de solution toute faite, ni de solution idéale, mais la possibilité d’accroître l’intelligence collective pour inventer des modes de résolution de problème, partager le pouvoir conféré par l’action sur l’action des autres.

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