Philanthropie et solidarité sociale : des relations ambivalentes
La philanthropie et la solidarité sociale entretiennent des relations structurellement ambivalentes, que ce soit à une échelle micro, méso ou macro.
A l’échelle micro, on peut considérer l’interaction entre l’individu qui donne et celui qui reçoit. D’un côté, on observe souvent l’empathie et l’atruisme du donateur. De l’autre, ceci coexiste avec la violence symbolique de la relation de don, unidirectionnelle quand le contre-don est impossible (comme dans le cas d’individus dans des situations de grande dissymétrie sociale ou économique), et qui créée alors une dette pour la donataire. Parfois, la relation de don est donc synonyme de solidarité ; parfois, au contraire, elle solidifie la distance sociale entre celui qui donne et celui qui reçoit.
A l’échelle méso, il faut considérer la grande hétérogénéité du monde des fondations philanthropiques. Certaines ont une posture surplombante, dans un rapport vertical de donneur d’ordres aux organismes communautaires financés, tandis que d’autres se situent dans un accompagnement plus horizontal, cherchant une relation de co-construction de l’action collective, qui ne se réduise pas à celle de bailleur de fonds. Certaines partagent les valeurs de solidarité sociale, y compris en défendant parfois les services publics et un État social solide, tandis que d’autres prônent au contraire la défense de la liberté individuelle et du marché comme seul principe régulateur de l’économie mais aussi du social. Pour certaines, les profils de l’équipe salariée, des comités de sélection, ou encore la culture organisationnelle, sont proches de celle du milieu communautaire, pour d’autres plutôt du monde de l’entreprise privée. Dans la plupart des grandes fondations, ces différentes cultures coexistent d’ailleurs de manière plus ou moins harmonieuse.
Enfin, à l’échelle macro, il est important de replacer la philanthropie dans l’architecture globale des flux économiques. Prenons par exemple une grande fortune, accumulée dans le secteur des affaires, et consacrée, à travers une fondation, à la résolution de problèmes sociaux. D’un côté, ce sont des capitaux qui sortent de la propriété privée pour être mis en commun au sein de la société. Si la mission de la fondation créée vise à lutter contre la pauvreté et les inégalités et qu’elle encourage des initiatives qui dynamisent le tissu social, on peut donc considérer qu’il s’agit d’une contribution forte en faveur de la solidarité sociale. De l’autre côté, cette fortune accumulée est aussi, en soi, le symptôme des inégalités socio-économiques. Et son injection dans le secteur philanthropique peut contribuer à l’entretien de ces inégalités. D’abord parce que la structure même du monde philanthropique est très inégalitaire, avec une très forte concentration du volume des dons par les mieux nantis (que ce soit du côté des fondations ou des particuliers), alors que l’ensemble des contribuables sont mis à contribution, via le privilège fiscal pour soutenir les dons. Ensuite, parce que la plupart des enquêtes empiriques montrent, notamment aux Etats-Unis, que l’essentiel des flux financiers soutiennent non pas les plus pauvres mais les institutions dominantes, que ce soit dans le domaine culturel, éducatif ou religieux. Enfin, parce que les dons et la création de fondations philanthropiques sont à la fois un moyen de donner (du capital financier), mais aussi d’acquérir du capital social et politique.
Cette ambivalence structurelle de la relation entre philanthropie et solidarité sociale est aujourd’hui rendue encore plus problématique par des éléments de contexte:
- les coupures budgétaires et de désengagement de l’État de plusieurs services et milieux, qui rendent la contribution des fondations parfois cruciale
- les remises en question de l’autonomie et de la santé financière du monde communautaire, où l’arrivée d’un nouveau bailleur de fonds est donc perçue avec parfois autant d’espoir que de méfiance
- la délégitimation de l’impôt par les gouvernements comme outil redistributif et la soustraction à la solidarité par l’impôt par les plus fortunés (entreprises ou ménages) ; dans ce contexte la valorisation du don par ces mêmes acteurs contribue à une transformation objective du lien social dans nos sociétés
- la déstabilisation du régime représentatif ; les vieux débats entre démocratie et ploutocratie resurgissent à mesure que la possession de capitaux économiques donne un accès privilégié au capital politique et social
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