Regards croisés sur l’accueil des minorités précaires : les migrants haïtiens au Chili et les mineurs non accompagnés demandeurs d’asile en France : perspective pour une recherche plurielle – IRTS Paris IDF France et UCSH de Santiago de Chili
Notre regard s’est d’emblée porté sur la situation des migrants, publics invisibles sur les territoires, malgré la visibilité de leurs différences, et, paradoxalement invisibles en raison des exclusions multiples qu’ils subissent dans un contexte de régulation sociale néo-libérale.
Les regards croisés par continent interposé entre le Chili et la France se sont arrêtés sur la situation en France des « Mineurs non accompagnés » dits MNA et au Chili des migrants Haïtiens. Ces publics sont invisibles aux yeux d’une majorité par leur précarité et la difficulté d’accéder à leurs droits mais exposés au regard d’autrui par leurs différences, couleur de peau, âge, parcours migratoire…
En France, la situation des MNA a eu pour effet de questionner les pratiques d’accueil en contexte interculturel malgré une connaissance et expérience par les professionnels des mouvements migratoires issus de la décolonisation.
En effet, face à la crise migratoire de la première décennie du millénaire, les travailleurs sociaux ont eu à réinterroger leurs pratiques d’intervention sociale avec l’arrivée massive de jeunes dépourvus d’autorité parentale sur le territoire Français.
C’est au moyen d’une reprise méthodologique de la grille d’analyse des incidents critiques de Margalit Cohen Emerique, que nous proposons de partager notre regard et réflexions sur les chocs culturels vécus et exprimés par les travailleurs sociaux, pour ensuite comprendre les processus mis en œuvre afin d’accompagner ces publics.
Les travailleurs sociaux eux-mêmes inscrits dans une société plurielle et en tension ne sont pas à l’abri de questionnements pouvant affecter leur intervention sociale dans le contexte d’une crise migratoire massive.
Dépasser le choc culturel…
Les travailleurs sociaux intervenant dans le champ de la protection de l’enfance vivent une situation de choc culturel au début de la crise migratoire au début de l’année 2015. Si la situation des MNA ne leur était pas étrangère (MIE, Mineurs Isolés Etrangers en 1990) pour autant la massification de ce phénomène vient porter un effet de sidération dans les pratiques professionnelles et dans la prise en compte des problématiques vécues par ce jeune public.
Des enfants jetés sur les routes du monde ou qui entreprennent eux-mêmes l’exil constitue un véritable choc culturel en France.
Pour les travailleurs sociaux, l’enfance en danger est repérée au sein de sa famille, éventuellement dans ses espaces de socialisation (écoles, groupes de pairs) en butte avec les défaillances éducatives, les processus abandonniques voire la violence, la maltraitance. Or dans la rencontre avec les MNA, le danger se définit par une fuite d’un environnement géopolitique conflictuel, la désespérance de toute une famille, une communauté de vie pour assurer la survie de l’enfant, du jeune.
De plus pour ces professionnels, un deuxième choc culturel s’opère par la remise en question profonde du postulat à partir duquel la protection de l’enfance s’appuie sur le nécessaire travail du lien parent-enfant (dès lors qu’il est possible de le maintenir). Il y a ici une vacance de l’autorité parentale du fait de l’éloignement géographique voire de l’impossibilité à être en contact avec elle comme l’indique Helfter (2010). Alors les travailleurs sociaux sont en conflit éthique entre un devoir d’accompagnement mais dont les parents sont absents du projet et pourtant, dont ils savent que certains sont en contact néanmoins avec leur enfant, relation qui ne peut être nommée pour ce dernier.
L’intérêt supérieur de l’enfant est ici une évidence qui engage le travailleur social vers un processus de décentration de son cadre de référence professionnel. Il s’agit alors de pouvoir questionner cette vacance parentale qui parfois ne l’est pas, ou tout du moins, l’est dans le discours pour permettre au jeune de s’autoriser à cette mise en lien avec les siens sans pour autant que l’acte ne remette en question le parcours migratoire initié depuis le pays, le village, la communauté. Il s’agit également pour les professionnels d’accepter que leur soit confié l’enfant, le jeune lui-même en conflit interne entre cette dette de vie (et par extension dette financière) qui le lie à son territoire d’origine, sa communauté, et l’obligation de réussir sa vie sur le continent européen, en France ou ailleurs…
Processus de décentration, négociation et médiation…
Cependant, le rappel au danger des jeunes et notamment au risque de mort (physique, psychique, symbolique…) par la menace identitaire de toutes parts perçues et éprouvées, recentre les professionnels sur leurs fonctions primaires du devoir de protection de l’enfance. Et c’est ainsi que nous pouvons observer des actes professionnels entrepris pour favoriser l’accès aux droits ; mais qui dans un climat en tension du point de vue des employeurs (coût de la prise en charge, …) peut s’apparenter à de la prise de risque professionnelle, voire de la désobéissance.
Ainsi il est constaté que ces mêmes professionnels engagés à répondre aux missions institutionnelles se voient contraints par des injonctions paradoxales à devoir ne pas y répondre. Ceci les met dans une posture professionnelle en tension, voire conflictuelle, qui, favorisée par la mise en œuvre de leur « acte pouvoir » leur permet de se recentrer sur le cœur métier, de dépasser le sentiment d’un travail en « clandestinité » (Duvoux et Mutuel 2017) et ainsi maintenir leur positionnement professionnel, éthique et respectueux de l’enfant à protéger, avec le sentiment pour eux d’être entrés en résistance.
NEO RACISME ET RACISME SUBTIL : LES DEFIS DE L’INTERVENTION EN TRAVAIL SOCIAL
Rojas et Amode (2015) indiquent qu’au Chili, il existe, même chez les groupes plus conservateurs, un consensus autour du caractère restrictif de l’institutionalité du pays en matière de migration, cette législation a été établi en 1975 pendant la dictature militaire, et cherchait surtout à garantir la sécurité intérieure de l’Etat et à contrôler la sortie et l’arrivée des personnes considérées dangereuses pour le nouveau régime. Ce cadre normatif, ne correspondant plus à la nouvelle réalité chilienne, a éprouvé certaines modifications en avril 2018, en attente d’une loi plus définitive. Bien que ces décrets aient cherché à régulariser et à actualiser les défis que posent au pays le phénomène migratoire, qui ne cesse pas de s’étendre, les initiatives au niveau politique, économique et social pour combattre l’exclusion sociale d’un important pourcentage de ces populations, continuent à être absentes.
Ces aspects deviennent particulièrement importants aujourd’hui vis-à-vis des certaines communautés d’immigrés, particulièrement celles d’origine afro descendantes, qui portent des trajectoires de pauvreté depuis leurs pays d’origine, et qui sont signés culturellement et racialement différents de « l’identité chilienne ». Pour des auteurs comme Stefoni (2003) et Tijoux (2007) le racisme émerge comme un facteur de domination et d’exclusion sociale de ce qu’on appelle les nouveaux immigrés « laborales » sud-sud, et aujourd’hui,devant l’arrivée de population afro descendante, principalement venue d’Haïti et de la Colombie. Pour des auteurs comme Balibar et Wallerstein (1991), ces nouvelles formes qu’adopte le racisme - qu’ils nomment « flexible » - seraient une vraie opportunité pour l’économie capitaliste. Ils signalent que « ce type de système caractérisé par un racisme constant dans sa forme et dans le venin, quoiqu’assez flexible dans ses frontières, fait tout à fait bien trois choses. D’abord, il permet d’élargir ou de contracter, d’après les besoins du moment, le nombre d’individus disponibles pour exécuter les tâches économiques les pires payées et les moins gratifiantes dans un domaine espace-temporal concret. Après, il fait naître et recrée en permanence, des communautés sociales qu’élèvent ses enfants pour qu’ils puissent, à leur tour, exercer les fonctions qui vont les correspondre (même s’ils les inculquent aussi des formes de résistance). Finalement il offre une base méritocratique pour justifier les inégalités » (Balibar et Wallerstein, 1991 : 56-57). Il faut dire que tous ces phénomènes ont lieu dans un contexte culturel et historique où le concept de « race » a été fortement discrédité et les droits de l’homme s’érigent comme une référence universelle. Malgré ça, comme nous l’avons suggéré pour le cas chilien, le racisme continue à exister nous le disent Rojas et Amode (2015), mais il s’exprime aujourd’hui de manière moins explicite, tant au niveau institutionnel, comme de la part des politiques nationalistes qui, au lieu d’exclure ouvertement les immigrés, méconnaissent leur présence et ses problématiques sociales dans leurs pratiques quotidiennes. Ce « nouveau » racisme, connu comme néo racisme, est, en majeure partie, non explicite et s’exprime chaque jour dans des micros espaces sociaux où le rejet et la non reconnaissance à l’immigrant, pas qu’en tant un sujet de droits, mais aussi, de culture et de parole, se transfigure et se camoufle dans un « subtil préjugé » (Meertens et Pettigrew, 1997). Ce « néo racisme » fortement associé à une discrimination d’origine racial/culturelle, trouve sa source dans des accords et des conventions normatifs implicites de la part de la société « d’accueil », difficiles à dévoiler et à combattre et qui peuvent s’avérer plus puissantes que le racisme de base biologique nourrit des fausses théories qui ont perdu complètement leur crédibilité. Ces nouvelles données font que les Sciences Sociales en général, et le travail social en particulier, commencent à s’intéresser à ces nouvelles expressions du racisme dans notre société, surtout si on considère que la population immigrée entre en contact depuis leur arrivée avec des institutions publiques et privées : éducatives, de santé et de protection à l’enfance où des travailleurs sociaux remplissent des fonctions d’accueil et d’intervention sociale.
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