LE VIVRE ENSEMBLE : RAPPROCHER DEUX MONDES ET CRÉER UN MONDE COMMUN. Entre la théorie et la pratique quelle adéquation ?
Le secteur de l’emploi des travailleurs sociaux se distingue par des contextes fortement hétérogènes et protéiformes du point de vue des publics accueillis, des types de services et d’établissements d’accueil, des modes de financement et du statut privé (associatif) ou public (collectivités territoriales) des personnels. Dans cette réalité complexe la transformation de la solidarité mécanique en solidarité organique entre les établissements de formation en travail social (EFTS) – appelée par S. Paugam « la complémentarité des fonctions » et les terrains professionnels méritait d’être consolidée, ce dont nous parlions au dernier colloque de l’AIFRIS (2017) : transformer l’obligation de vivre et travailler côte à côte en une volonté de vivre et de travailler ensemble. Nous avons cette fois-ci élargi la notion du vivre ensemble à la notion de travailler ensemble, de rapprocher des mondes, de se rencontrer, d’avoir un ciment, une volonté partagée de vivre ensemble dans un contexte apaisé et ouvert : création de liens pacifiques, d’une certaine harmonie et d’une reconnaissance réciproque. Nous nous sommes donc essayés à cette transformation sur plusieurs années et sous plusieurs formes, refusant en quelque sorte que « le vivre ensemble, (deux mots que l’on peut rattacher d’un trait d’union), apparaissent comme le paravent de nos impuissances et de nos abandons » (le Figaro, Tremolet de Villers, 2015). Nous avons d’abord travaillé quelques années sur la formation des tuteurs et observé un décalage important entre nos attentes et les leurs, voire une incompréhension totale des enjeux de chacun…tout se passait comme si un monde nous séparait. Pour tenter d’accéder à une meilleure symétrie des relations, de rapprocher ces deux mondes, d’accentuer la reconnaissance que chacun pouvait en retirer, de dépasser les rapports théorie/pratique, l’une des dernières recherches engagées avec eux a été d’ordre collaboratif, centrée sur la coopération école/terrain. Or l’enquête menée avec eux nous a montré que le rapprochement de nos deux mondes, la reconnaissance que chacun pourrait en retirer, la symétrie et la réciprocité des rapports, aucune de ces dimensions n’était acquise. Le clivage existait toujours entre la recherche et la pratique, il était même rationalisé et voulu « ça reste de l’école » et il était identique à celui que nous avions analysé dans nos enquêtes auprès des étudiants. Dans ces conditions nous nous sommes demandé si une recherche collaborative avec ces professionnels était possible s’il n’y a pas un minimum d’adhésion de leur part et dès le départ.
Nous avons aussi interrogé notre propre pratique de chercheurs : nous n’étions pas arrivés à faire en sorte que les deux logiques se croisent et qu’il y ait un respect des intérêts spécifiques de chacun. Nous avons alors poursuivi notre investigation en problématisant autrement les questions, en les reformulant sous la question de l’adéquation entre emploi et formation tout en gardant les objectifs de collaboration, et en interrogeant non plus les tuteurs mais divers cadres du secteur social et médico-social (20 entretiens semi-directifs et interactifs). Nous avons posé comme première hypothèse que coexistaient ici deux mondes parallèles, l’emploi et la formation, en décalage, avec leurs propres logiques d’action, leur propre culture, des mondes qui ont des difficultés à se rencontrer même si des espaces communs tentent de se construire, comme par exemple la conception des sites qualifiants. La théorie interactionniste des mondes sociaux proposée par A. Strauss et reprise par H. Becker examine les configurations créées par un intérêt commun. Les mondes sociaux sont des systèmes de sens et d’appartenance où se construisent et s’expriment des identités au travers de pouvoirs et de participations (Wenger). Ainsi lorsque des mondes se rencontrent et veulent coopérer, ils doivent mettre à jour leurs identités, leurs valeurs et entrer dans un processus d’interprétation de l’autre. En somme, l’ouverture des mondes engage à créer des processus collectifs de construction de sens. Et «le Sujet ne peut entrer en relation qu’avec un autre Sujet» (Touraine)
Bien sûr le monde est une métaphore liée à l’action collective, aux coopérations. Les personnes appartiennent à un monde parce qu’elles y ont un projet, sont motivées et intéressées par la coopération. Toutefois la coopération dans le monde social, indique H. Becker, n’est pas une action globale décidée une fois pour toute, elle relève au contraire d’observations des actions coopérantes en train de se faire. Par exemple les conventions de partenariats précisent et cadrent la coopération mais ne la construisent pas. Deuxième hypothèse : qu’un monde commun est possible à construire à certaines conditions et que notre recherche elle-même peut être un moyen d’y contribuer en devenant une recherche collaborative. Selon Dardot et Laval, le préfixe « co » désigne ce qui est mis en commun et aussi ceux qui ont des charges en commun. Il y aurait donc une certaine obligation de réciprocité dans le préfixe « co ». On parle aussi « d’agir commun » ou « d’une émergence du commun. Et ces différents éléments, qui impactent même les questions de recherche (par exemple les recherches « collaboratives » ont le vent en poupe, on ne cherche plus « sur » mais on cherche « avec »), ont du sens si on les articule à la question du sujet : c’est le sujet qui sait pour lui-même et qui participe au bien collectif. C’est l’espoir que porte le sens actuel de « collaboration » : réciprocité, rapports symétriques, savoirs équivalents, paroles de citoyens ordinaires, émancipation, agir commun, ressources partageables…que nous avons voulu expérimenter ici.
Résultats de la recherche sur l’adéquation emploi/formation :
A travers quatre questions ouvertes portant sur les représentations des formations initiales, l’évaluation des dispositifs de formation (contenus, méthodes), les représentations de l’adéquation emploi/formation, l’intégration ou la professionnalisation des nouveaux diplômés, nous avons essayé de repérer si les cadres du secteur estimaient que les personnes nouvellement embauchées étaient en adéquation avec ce qu’ils en attendaient.
1- Concernant la représentation de l’adéquation, les cadres pensent de façon unanime qu’il n’y en a pas et qu’au contraire il y a une réelle dichotomie entre les EFTS et les terrains... Remarquons aussi que les interviewés associent souvent l’articulation théorie/pratique, les stages, le site qualifiant et l’importance de la personnalité.
2- Concernant les représentations des formations initiales et l’évaluation des dispositifs et contenus de formation, le discours des interviewés ne fait état que de carences et de manques chez les stagiaires (en psychopathologie, en méthodologie, en législation, en autonomie...
Le discours général a une allure pessimiste sur la possibilité d’un monde commun ou d’un rapprochement entre ces deux mondes. Il nous a été difficile d’identifier des éléments concluants et globaux à partir de leurs dires ; chacun parlant à partir de la structure et de la fonction occupée et non à partir d’une vision globale et objective des formations. Ceci renvoie à l’aspect protéiforme du secteur social et médico-social. Les critiques sur les contenus de formation nous ont étonnés car la psychopathologie tout comme la législation sont largement enseignées y compris à partir de cas ; la méthodologie de projet est très présente. Ces matières occupent des volumes horaires importants. Les savoirs êtres sont travaillés et particulièrement le recul et la remise en question, dans des instances conçues pour cela. Il en est de même pour l’autonomie des étudiants (mise à disposition des centres de documentation et des salles d’informatique ; formation ouverte à distance ; les travaux de groupe et de l’auto-formation).
Ceci peut s’expliquer par une méconnaissance importante des dispositifs et des contenus de formation ; peut-être aussi les EFTS ne communiquent-ils ni assez, ni bien sur ce qu’ils font et ne mettent pas tout en œuvre pour que les mondes se rapprochent.
3- Concernant l’intégration, il y a sans doute à ce jour un impensé de l’accueil et de la professionnalisation. Le tutorat pour la plupart est implicite et souvent l’immersion immédiate : peu d’établissements réfléchissent et conçoivent un parcours d’intégration. Les nouveaux salariés sont tout de suite immergés ou leur accompagnement se fait par la discussion avec les collègues ou les équipes. Ce faisant, ce « tutorat implicite » est important et sans doute efficace car mis en œuvre par des pairs et en situation. A quoi ce manque de préparation de l’intégration est-il lié ? Nous pensons que le fossé est profond entre l’emploi et la formation et que d’un côté comme de l’autre de nombreux efforts restent à faire pour rapprocher ces deux mondes. A moins d’estimer qu’il s’agit là d’un impossible du vivre ensemble, d’une communication possible.
A l’issue de cette nouvelle recherche, nous sommes frappés par la similitude entre le discours des étudiants que nous avions interrogés il y a une dizaine d’années et le discours actuel des cadres du secteur : rupture, méconnaissance, incompréhension, incohérences et contradictions entre EFTS et terrains. A ce jour, nous n’avons pas terminé complètement notre recherche. Si nous pensons que l’utilisation du concept de monde est justifiée, en ce sens qu’à l’inverse de P. Bourdieu pour son concept de champ, le monde n’est pas une unité close mais un monde où il y a des gens qui trouvent d’autres gens pour collaborer, une ouverture aux possibilités multiples et non une surdétermination, nous allons poursuivre dans ce sens en accentuant la dimension collaborative de notre recherche et en cherchant le liant le ciment qui fassent le vivre ensemble et en faisant des préconisations.
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