Les écoutes du travail social : multiplier les vivres ensembles
Introduction
Chaque rencontre possède la potentialité d’être déterminante, de nous transformer en enrichissant la façon dont nous habitons le monde. Pourtant, certaines sont plus significatives que d’autres; leur souvenir nous hante et nous les gardons longtemps vivantes. D’autres font partie de celles qu’on oublie, qui n’ont fait qu’effleurer le rapport que l’on entretient à notre identité sans jamais s’y imprégner totalement. La question se pose dès lors sur la façon dont cet autre est appréhendé, sur la façon dont il nous interpelle dans notre qualité de Sujet, mais aussi la façon dont nous répondons à cet appel. Encore faut-il entendre cette sommation à comparaître devant l’autre qui parle et nous invite à l’accueillir.
Car c’est de cet accueil qu’il s’agit ici, sur la façon dont nous recevons la parole de l’autre, qu’elle soit divine ou délirante. À une époque où les pratiques du travail social sont infusées de données probantes et d’une « épistémologie du visible », nous avons préféré tourner le regard sur une pratique silencieuse, invisible, mais fondamentale à son exercice. Bien trop souvent énoncée comme « de l’écoute » ou « une écoute », la recherche que nous avons menée confronte cette unicité communément admise de l’écoute. Celle-ci se verra pluralisée comme « des écoutes »; autant de multiples rapports singuliers à l’autre qui, selon Szendy (2001), s’additionnent à l’infini sans jamais se totaliser. Nous allons donc plonger dans la complexité des écoutes, dans une épistémologie d’un objet de recherche qui serait autant une activité que le sujet fait, qu’une activité constitutive du sujet (Purdy, 2010).
Problématique
Même si la question de l’écoute traverse l’exercice du travail social, elle reste étrangement peu explorée et peu enseignée (Goh, 2012). On pourrait même en déduire que, en raison de sa simplicité, il vaudrait mieux ne pas trop s’y attarder. Karsz (2011) est cependant lapidaire; une «simple écoute» en travail social est un oxymore, il s’agirait plutôt d’une activité complexe nécessitant un apprentissage. Pourtant, en méthodologie de l’intervention, on présente souvent l’écoute en tant qu’ « écoute active » (Bourgon et Gusew, 2007). Ce type d’écoute repose en fait sur des habiletés langagières de reformulation, de synthèse, de marqueurs empathiques, etc. Autant d’actions qui ne permettent pas de déterminer ce qu’écouter signifie réellement. Pour plusieurs chercheurs, l’écoute déborde du cadre de la communication et étend ses ramifications à la construction de l’identité et de l’action éthique (Beard, 2009). Écouter serait en fait une action modelée par son appréhension; soit par les discours intériorisés (ou les pensées préalables) qui président à la sélection d’un objet à notre attention (Bonnet, 2012).
À partir de cette conception discursive de l’écoute, nous nous sommes intéressés à son actualisation dans la pratique du travail social clinique en santé mentale, particulièrement lorsque confrontée à un discours qualifié de délirant. Ce choix repose sur la disqualification inhérente prêtée à ce type de discours, où le délire a cette particularité de perdre le critère d’authenticité ordinairement reconnu à la parole ainsi que tout pouvoir performatif (Deutsch, 2014). Il est d’ailleurs communément admis qu’une parole délirante s’inscrit comme symptôme dans le continuum psychopathologique lié aux psychoses et en permet le diagnostic (MSSSQ, 2015). En déplaçant ce type d’énoncé d’une position de vérité à celle de signe (une indication vers une vérité), la personne qui écoute devient alors porteuse d’une vérité imposée à l’autre (Foucault, 1976). Vérité qui, selon Bonnet (2012), constituerait en fait le fond appréhensif de l’écoute.
Résultats
Dans le cadre de cet article, nous porterons notre attention sur une des multiples fonctions et représentations de l’écoute mise à jour par notre recherche, qui pourrait contribuer à une construction éthique propre au vivre ensemble. D’entrée de jeu, il nous est apparu que l’écoute, en tant qu’activité clinique pratiquée par les travailleuses sociales, se déployait en une structure complexe d’où se dégageaient différentes fonctions. Une des écoutes, qui nous est apparue comme la plus primordiale (ou fondamentale), est celle que nous avons nommée « Écoute phénoménologique ». En s’inspirant de la phénoménologie de Merleau-Ponty (1945), cette écoute s’est traduite par une représentation du corps de la travailleuse sociale comme un espace creux, servant à accueillir l’autre dans une rencontre intersubjective qui ne comprend pas nécessairement l’utilisation de paroles. Cette posture d’écoute a été qualifiée par les participantes comme étant construite sur une intention d’accueil et d’ouverture. Elle ne demande rien en retour et correspond pour plusieurs des travailleuses sociales interrogées à une forme d’écoute que celles-ci considèrent comme bénéfique pour elles-mêmes. Lorsqu’elle s’ajoute à ce tableau, la parole dite délirante vient confronter ce rapport phénoménologique à l’écoute. Le délire vient entres autres confronter les référents professionnels liés à l’écoute; en invalidant leur efficacité et en risquant « d’entrer dans le délire » si on en venait à l’écouter trop. En fait, un des objectifs implicites d’intervention avec une personne délirante serait de parvenir à la faire taire, car l’impact d’une parole sans fin, ramène à cette cavité pouvant se faire remplir par l’autre et sa folie. En ce sens, une écoute portée par une attitude d’ouverture est rapidement confrontée et est poussée à la fermeture par le délire, rabattant les objectifs d’intervention sur l’évaluation du risque.
Conclusion : hospitalité et hétérotopie
La parole délirante sert ici à mettre en relief la fonction cachée d’une écoute professionnalisée qui, pour paraphraser Goffman (1989), servirait en fait à « calmer le jobard ». L’énonciation d’une parole délirante semble menacer de ne jamais s’arrêter, jusqu’à saturer la capacité d’accueil de l’autre, qui est fondamentale pour la travailleuse sociale. Pour nous permettre d’aller plus loin, nous proposons de concevoir cet espace phénoménologique de l’écoute comme un lieu au sein duquel pourrait s’ériger un cadre éthique qui repose sur la notion d’hospitalité. Sont ainsi mobilisés des concepts utiles pour l’écoute, au diapason avec des réalités sociales actuelles de déplacements et d’accueil de population. Étrange proximité sémantique entre la folie et l’exil où l’asile selon Agier (2018), peut signifier autant accueillir que mettre à l’écart et où l’absence hospitalité en fait un lieu d’enfermement. Même que pour Lacan les « non-dupes errent », dans une errance psychotique située aux frontières de la normalité et rêvant d’un retour au normal jalousement gardé par les gardiens de l’idéologie (Luske, 1990). C’est aussi toute la polysémie du mot latin Hostis qui est mobilisée, pour faire passer l’étranger d’un statut d’ennemi à celui d’hôte (Dufourmantelle et Derrida, 1997).
Pour Derrida, l’hospitalité se situe au-dessus des lois. En fait il l’aborde comme LA loi de l’hospitalité, qu’il présente comme une exigence éthique radicale (Dufourmantelle et Derrida, 1997). Derrida pose la question de savoir si je serais prêt à accueillir cet autre au détriment de moi-même, même si celui-ci en vient à provoquer ma mort, qu’il me prenne en otage (Satoh, 2007). Ces deux dernières considérations sont particulièrement importantes lorsqu’on rencontre une parole délirante. La première nous confronte à l’injonction de l’évaluation du risque et de la dangerosité, exigée des travailleuses sociales. Et la seconde fait écho à cette particularité de ne pouvoir arrêter la parole de l’autre; à cette crainte qui pousse les travailleuses sociales à affirmer que si on écoute trop un individu délirant, on risque d’ « entrer dans son délire ». Expression qui, si on la questionne, signifie ouvrir la porte à une parole sans fin, qui risque de faire augmenter l’anxiété du sujet parlant si elle est écoutée attentivement. Nous poussons donc cette exigence derridienne à son apex, en demandant si, en travail social, il serait possible d’écouter en visant l’hospitalité et accueillir les risques associés à une parole qualifiée de délirante. L’hospitalité deviendrait donc un choix politique, où nous choisissons de recevoir l’autre avec sa part de dangerosité et de violence (Agier, 2018).
Cette hospitalité de l’écoute demeure cependant un horizon éthique, un idéal qui malheureusement ne peut être atteint sans des changements radicaux dans la structure des services sociaux et leur organisation. Il importe donc de réfléchir une forme d’hospitalité, qui dans l’écoute ne signifierait pas la complète oblitération de soi (qui serait impossible). Ainsi, pour Agier (2018), accueillir une personne étrangère chez soi implique un espace de transformation, une zone de chevauchement entre intérieur et extérieur, une position liminaire et marginale. Cet espace limitrophe, nous le qualifions d’hétérotopique à la suite de Foucault, qui introduit ce concept dans Les mots et les choses, comme une absence de rapport stable entre le contenu et le contenant. L’hétérotopie est définie comme un lieu où « je suis et je ne suis pas », un « espace autre », qui ouvre à la possibilité d’un devenir (Foucault, 2009). L’hétérotopie serait donc une expérience de soi dans l’espace vécu pluridimensionnel que représente l’écoute, une trajectoire liée à une transformation de soi, qui implique en elle-même un « devenir étranger ».
En conjuguant l’hétérotopie avec l’hospitalité, c’est en fait une écoute nomade que nous proposons, qui renonce à une souveraineté ontologique et qui prolifère comme le chiendent. Une écoute qui en se multipliant, met en suspens notre prétention à déceler une vérité dans le discours de l’autre ou à imposer la sienne. Une écoute qui fait bouger les frontières en mettant la transformation et le mouvement au cœur de la vie.
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