“L’autre différent…”
Cadre de mon expérience
M’assoir derrière mon bureau et attendre que les gens viennent me voir était une chose qui me frustrait. Ayant fait des études en psychologie, je ne me suis pas senti satisfait de ma formation et je cherchais quelque chose de plus. Je voulais aller vers l’Autre, vers celui qui a besoin, et comme psychologue je ne pouvais pas faire ce pas.
C’est dans cette quête d’aller vers l’Autre qu’en 2002 je suis parti en Egypte avec les Jésuites. C’est là-bas que j’ai découvert pour la première fois le travail humanitaire et ce fut mon premier coup de foudre (mon deuxième fut pour ma femme, mais c’est autre histoire). Dès le premier jour de travail, je suis tombé amoureux de ce domaine où l’on est assez courageux pour faire le pas et aller vers l’Autre, vers celui qui a besoin. Après deux ans en Egypte entre une communauté Jésuite et CARITAS, j’ai vite compris que l’amour seul ne suffit pas et qu’il peut diminuer, mais que pour le préserver, il faut savoir l’entretenir et le développer. J’ai compris que dans l’humanitaire le désir ne suffit pas. Il faut du tact, il faut un savoir-faire, il faut une communication positive et tout spécialement, il faut une empathie ; en un mot, il faut un professionnalisme. Professionnalisme que j’ai appris à travers un parcours universitaire – licence et master de recherche en travail social. J’ai appris le tact, j’ai développé mon savoir-faire, j’ai amélioré ma communication positive et j’ai pratiqué l’empathie jusqu’à adopter ces approches même en dehors de mon travail. Munis de ces nouveaux outils, j’ai continué mon chemin dans plusieurs secteurs (protection, protection de l’enfance, violence basé sur le genre GBV, santé mentale et intervention psychosocial MHPSS et autre) et dans différents pays (Egypte, France, Liban, Mali, Suisse, Syrie). Mais avec le temps, je me suis presque retrouvé à mon point de départ : Comment faire le pas et aller vers l’Autre ? Je dis presque, car mes années d’expériences m’ont permis d’ajouter à ma question : Comment faire le pas et aller vers l’Autre tout en respectant la dignité de l’Autre ?
Je me suis penché sur la question pour essayer de comprendre pourquoi, lorsque mon approche est devenue plus professionnelle, je n’ai plus trouvé la satisfaction interne souhaitée en allant vers l’Autre. Je me suis demandé si la question n’était pas dans le professionnalisme où l’on met clairement certaines limites entre ce professionnel que je suis devenu et l’Autre : limite de temps, limite de la proximité, limite du soutien (financier et/ou psychique) que l’on lui donne.
M’étant basé sur cette piste, j’ai commencé par faire ma petite recherche sur combien faut-il donner à l’Autre qui est en besoin ? J’ai demandé à des pairs ayant plus d’expérience que moi, j’ai consulté des livres et des revues sur le travail social et sur les interventions humanitaires. Et, à mon étonnement, tout le monde et toutes les lectures parlaient de limites : limite du temps offert à l’Autre, limite de la proximité avec l’Autre et surtout une limite du soutien (financier et/ou psychique) que l’on donne à l’Autre. Ces limites viennent de nos propres limites financières, psychologiques et humaines (car en fin de journée, on a nous aussi une famille qui nous attend).
Donc ce n’est pas dans cette direction qu’il faut que je cherche une réponse.
Je suis resté sur ma question de fond durant quelque temps : Comment faire le pas et aller vers l’Autre tout en respectant la dignité de l’Autre ? Jusqu’au jour où, avec une organisation libanaise (Tadamon), j’ai commencé à travailler dans des camps palestiniens. Un jour, un jeune adolescent me dit : « Reste humain. ça veut dire : ne me fait pas sentir que tu es grand et que je suis petit, sois comme moi. Par exemple, moi je vis dans un camp et toi je ne sais où (…) si je veux t’offrir un thé, bois ton verre avec moi, ne soit pas dégoûté, reste humain. »
Cadre de lecture
C’est alors qu’un déclic s’est fait. Le jeune veut que je vienne chez lui et désire que je boive le thé avec lui – geste d’hospitalité dans la culture orientale, mais par contre refuser le thé est considéré comme une offense envers la personne et on n’est plus le bienvenu. Mais comment moi, libanais, m’ouvrir vers ‘‘cet autre palestinien’’ alors qu’il est perçu par la société à laquelle j’appartiens comme responsable de certains de ses maux ? Comment transcender l’histoire des conflits politiques et militaires pour faire le pas et m’approcher de ‘‘cet Autre’’ ?
Deux nouvelles questions qui n’ont pas cessé de me préoccuper. Et j’ai commencé à me dire qu’il ne suffisait pas d’offrir du thé, mais qu’il faut aussi boire le thé, savourer et déguster ce qui nous est offert. Dans l’esprit du Don, Jacques Godbout dit : « L’absence de rupture se manifeste également par l’insistance sur le refus de la supériorité qu’accorderait la compétence professionnelle, qui crée un fossé entre le client et le spécialiste » (p106). C’est en me penchant à nouveau sur ce livre que j’ai mieux compris ce que l’adolescent m’avait dit. Il avait su me dire qu’il se sentait gêné par nos comportement – nous les travailleurs humanitaires – et qu’il les ressentait comme des comportements de supériorité. Après tout, nous l’avons aidé à avoir l’eau potable chez lui, le gaz, les verres, les sachets… nous l’avons aidé à avoir tout ce qu’il faut pour faire du thé, et pourtant on ne le boit pas chez lui. Alors, pour lui, soit les ingrédients que nous lui avons offert sont de mauvaise qualité, et ne sont pas dignes de nous – travailleurs humanitaire qui viennent de l’extérieur – soit nous ne voulons pas construire de liens avec lui, autre que le lien où nous on donne et lui il reçoit, et ainsi garder notre supériorité. C’est le « poids de la dette contractée à l’égard du donateur » dont parle aussi Jacques Godbout dans ce même livre.
Depuis cette expérience, j’ai un peu changé mon approche dans mon travail. Je déguste parfois du thé, je permets aux gens / aux clients de me dire merci, afin qu’ils ne sentent pas le lourd poids d’une dette. D’ailleurs, à Tadamon, ils ont tous comme moi, changé leur approche : on va chez les gens, chez nos clients, on boit avec eux du café ou du thé… on parle des choses de la vie, tout en gardant une distance, mais moindre que celle que l’on a appris dans les formations, mais suffisante pour revenir à nos famille après le travail sans ramener le travail avec soi. Et maintenant, à chaque journée, à chaque porte ouverte, à chaque rassemblement, le centre de Tadamon arrive à mobiliser plus de personnes que tous les autres centres du même camp.
Cette expérience m’a porté loin dans ma réflexion sur l’empathie, sur l’identité, sur la rencontre, la dignité et le discernement. Maintenant je sais qu’il ne suffit pas de donner, mais il faut aussi permettre à l'Autre de donner en retour, il faut lui permettre de nous influencer et pourquoi pas de changer quelque chose en nous (je commence à prendre l’accent palestinien sans toutefois perdre mon accent libanais) – si je ne fais pas cela, j’augmente le fossé de supériorité entre le client et le spécialiste, entre celui qui donne et celui qui ne peut jamais remercier pour ce qu’il a reçu. C’est d’ailleurs cela le but du vivre ensemble, donner et recevoir, ça marche dans les deux sens.
|