Quels services publics pour un vivre ensemble dans la pluralité ?
L’agir public face à la société plurielle : enjeux et perspectives
Basilio Napoli et Bernard Van Asbrouck
Comme nous allons le voir, vivre ensemble dans une société plurielle demande un cadre d’action publique approprié.
Ce cadre refonde gouvernance, dispositifs d’actions, approches méthodologiques, métiers et pratiques professionnelles.
La pluralité nous paraît être une question plus fondamentale que celle de la diversité. Elle pose la question des postures et des éthiques dans les politiques publiques.
Pluriel, c’est multiple dans le commun et non divers dans l’unité.
Cette question du commun et de sa qualité pose le fait pour le service public d’agir non plus pour un monde unique fait de situations diverses mais d’agir dans un monde contenant plusieurs mondes pour un bien commun.
1) Vivre ensemble ou construire ensemble ?
Vu du service public, la question du vivre ensemble dans la société plurielle pose d’importantes questions de modèle de gouvernance d’un côté, de postures et de pratiques professionnelles d’un autre. C’est tout le travail social du service public qui est là interpellé.
Suivant la définition proposée par l’Aifris , le « vivre-ensemble » apparaît comme une construction sociale qui fait dépasser le « côte à côte » pour entrer dans une unité plurielle. Le « vivre-ensemble » contient alors l’idée de commun avec ses dimensions de paix, de respect, de reconnaissance et de différence.
Diversité versus pluralité
Mais de quelles différences est-il question dans la pluralité ? Vu de l’agir public et de ses contingences, nous proposons une distinction entre diversité et pluralité.
La pluralité nous apparaît comme plus fondamentale que les différences d’opinions, de situations, de statuts qui réfèrent peu ou prou à l’individu, sa vie, son imaginaire, avec lesquelles l’agir public travaille au quotidien.
La pluralité nous semble faire référence à des différences d’un autre registre, le registre symbolique de l’appartenance et de l’identité qui porte les références de sens, les habitus, les éthiques, les modes d’interagir. (Van Asbrouck, B. 2016)
C’est tout le registre de la question de la citoyenneté et de l’individu social qui se pose. (Autès, M. 2004 ; Soulet, MH. 2004.) La figure du citoyen est un imaginaire révolutionnaire (Rosanvallon, P. 1992) qui produit une abstraction unifiante et configure l’agir public.
La pluralité des appartenances et des identités qui émergent dans nos sociétés complexes ouvre à une autre approche de l’action collective et a une évolution en profondeur des concepts qui la sous-tendent.
C’est la pluralité de la citoyenneté elle-même non pas dans la diversité des vies et des opinions mais dans celle plus constitutive des identités qu’il s’agit de faire vivre ensemble.
Dans la pluralité, il ne s’agit plus d’agir pour unifier un monde fait de situations diverses autour du concept de citoyenneté, mais de construire un monde contenant plusieurs mondes.
Pluriel, c’est multiple dans le commun et non divers dans l’unité.
L’agir commun
La pluralité pose donc bien une problématique au service public, lui qui a été conçu et structuré autour de l’abstraction unifiante de la citoyenneté. Abstraction porteuse de valeurs puissantes, mais unifiées dans un modèle mono-ethnique (Mounk, Y. 2018)
Le monde pluriel apparait comme n’étant plus l’œuvre de l’Etat seul mais comme le fruit d’une co-construction des différentes identités symbolique soutenue par un processus. Le rôle du service public s’en trouve profondément transformé.
Pour le service public, vivre ensemble dans la pluralité revient alors à se mettre au service d’un processus de co-construction du commun.
Posture publique
Comme le résument Boisvert et Brodeur : « Dans le présent contexte qui caractérise nos démocraties contemporaines, où l’Etat et les acteurs politiques perdent peu à peu leur monopole de la gouverne et le contrôle quasi hégémonique qu’ils avaient sur le jeu politique, où les solutions ou les définitions toutes faites et imposées par le haut ne sont plus automatiquement acceptées et où le processus d’élaboration des politiques publiques devient de plus en plus difficile en raison de l’important pluralisme moral et culturel, l’élaboration de solutions concernant notre « vivre ensemble » passe maintenant par un processus de construction collective. » (2010, PP. 92/93)
Ce contexte impose une posture publique nouvelle où l’action publique n’exécute plus un cadre politique mais pilote un processus. Une nouvelle éthique publique émerge où le processus de construction des politiques publiques n’est plus cantonné dans la sphère du politique et des expertises mais devient le fruit commun d’un dialogue pluriel.
L’agir public consiste alors à organiser et soutenir ce dialogue et à veiller à l’ancrage de ce dialogue dans des réalités probantes et non dans un discours d’opinion.
Le processus de construction des politiques publiques se distribue alors dans la société plurielle au service du « vivre-ensemble ».
Dans ce contexte, le rôle du service public consiste alors à injecter de la connaissance et de la méthode, à assembler les visions, à nourrir et piloter l’émergence d’un cadre commun.
2) Le Cas du Service public de l’emploi
Le service public de l’emploi (SPE) travaille au front de cette question du travail social dans la société plurielle.
Initialement, sa responsabilité est d’injecter de la règle de droit dans les usages du marché du travail (Castel, 1999). Il participe pleinement de la construction de la société salariale.
Son paradigme d’action est technique et normatif. C’est le placement fondé sur une intermédiation technique de l’offre et de la demande d’emploi. Ce paradigme est fondé sur deux règles fondamentales : la disponibilité à l’emploi pour le travailleur et l’emploi convenable pour l’employeur.
Cette action est unifiante et massifiante. Toutefois, L’égalité de traitement ne permet pas l’accueil de la pluralité.
On n’est donc pas dans un vivre ensemble dans la pluralité au sens de la définition reprise par l’Aifris. Cette définition, en fait, acte la pluralité comme constitutive du vivre ensemble. Pour la fonction publique le vivre ensemble c’est le vivre organisé autour d’attracteurs structurant qui dans le cas du SPE est l’emploi.
C’est ce pilier organisant que la numérisation de l’économie fait éclater. L’intelligence artificielle pousse l’activité économique à « quitter la société salariale avec ses normes qui rendent linéaire le parcours de vie…pour entrer dans un monde plus opportuniste, contingent et créatif centré sur l’entreprise comme référence et non plus l’Etat. » (Napoli, 2017. P. 53)
Cette situation de plus en plus hétérogène ne permet plus au SPE de tenir sur son paradigme fondateur. Il évolue alors vers un autre paradigme autour du concept de l’acteur. Ce qui va amener de plus en plus les dispositifs d’actions à soutenir et mobiliser un travail sur soi. (Vrancken, 2015).
Les SPE européens vont sortir du traitement de masse pour entrer dans l’individualisation de l’exercice du droit. C’est le traitement clinique du chômage. (Orianne, 2005)
Individualisation versus personnalisation
Le deuxième paradigme qui fait appel à l’acteur va rapidement poser de nombreux problèmes car il a comme effet de faire porter la responsabilité du chômage au chômeur d’un côté, et d’un autre, s’il individualise le traitement, il ne le personnalise pas.
Ce qui a comme effet de pousser à une normalisation du comportement et à considérer le comportement comme vecteur quasi unique de l’insertion. C’est le fondement de l’activation telle que prescrite par les politiques actives qui donnent plus de poids à l’axe responsabilisation qu’a l’axe sécurisation. (Arnsperger, 2001)
Si la diversité des situations peut être prise en compte dans l’activation, la pluralité des appartenances, des références morales et culturelle n’y est pas prise en compte. Nous assistons alors à deux phénomènes psychosociaux : la montée de l’agressivité et le décrochage social. (Van Asbrouck, 2015)
De l’activation à la capacitation : vers une sécurisation des transitions professionnelles ?
Le paradigme de l’activation qui a succédé à celui du placement doit maintenant céder la place à un troisième pour rencontrer les enjeux de la société plurielle.
Si l’appel à l’acteur a permis de développer des approches individualisées et des dispositifs différenciés, il a son revers qui s’analyse dans la dégradation des relations entre les personnes, les institutions et les professionnels.
On est là au cœur de l’enjeu de la pluralité dans le travail social.
Un nouveau paradigme s’impose qui doit permettre au SPE d’agir sur l’ensemble des conditions permettant à une personne d’être acteur. Le concept de capacitation est prometteur mais il faut encore le déplier dans la réalité concrète du travail social. La responsabilité du système y est aussi importante que celle de la personne. Deux autres concepts doivent être associés celui de transition professionnelle et celui de sécurisation. Il s’agit alors pour le SPE de sécuriser les parcours de transitions de telle sorte que l’acteur puisse être acteur comme sujet singulier et non comme individu/objet d’un traitement spécifique.
Ce qui donne au SPE un rôle de régisseur non au sens « ponts et chaussées » d’imposer des normes d’exécution mais au sens « artistique » de créer les conditions de la performance.
Pour permettre la rencontre entre le « vivre-ensemble » et la pluralité, intégrant les nouveaux rapports à la norme, le SPE doit coconstruire et soutenir l’écosystème d’intervention sur le marché du travail. Un défi organisationnel, institutionnel et professionnel.
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