Favoriser le vivre ensemble : Bénévoles et personnes en situation de grande précarité à l’épreuve de la réciprocité
Cette communication s’inscrit à la croisée des axes 1 et 2 du Congrès et prend appui sur un travail de terrain dans le cadre d’un doctorat en sociologie. L’observation participante a été privilégiée pour le recueil des données soutenue par des entretiens semi-directifs. Cette recherche qualitative s’appuie sur la méthode par théorie ancrée pour conduire l’analyse, avec comme cadre la sociologie compréhensive et une approche interactionniste. La recherche vise à :
• Décrire et comprendre la forme que prennent les relations de réciprocité entre des personnes en grande précarité et ceux qui les accompagnent,
• positionner la particularité de ces relations sur une modélisation construite à partir du terrain,
• analyser les conséquences de ce positionnement,
• analyser les raisons et les conséquences de l’impossibilité à entrer dans une relation de réciprocité.
Le terrain de recherche se situe au sein d’un accueil de jour accueillant des personnes en situation de grande précarité trouvant la possibilité de se restaurer, de se doucher, de recevoir leur courrier, de rester durant les heures d’ouverture. L’accès est gratuit et inconditionnel. Pour assurer ces missions, une équipe d’une quarantaine de bénévoles intervient ainsi que des professionnelles du travail social.
La recherche vise à décrire et comprendre dans quelles conditions sont possibles les relations de réciprocité entre des personnes en grande précarité et les bénévoles les accompagnant.
Elle abordera la réciprocité comme le fait de donner et de recevoir en retour (Mauss et Weber, 2007 ; Racine, 1986 ; Anspach, 2002 ; Caillé, 2007). Elle peut se comprendre comme une norme (Gouldner, 1960) guidant les pratiques sociales, garante de la dynamique du lien social, de la stabilité sociale, et du vivre-ensemble et permettant un tissage serré entre les membres d’une communauté de par l’interdépendance qu’elle institue (Caillé, 2007). Toutefois, elle ne peut s’envisager hors de la relation et « correspond donc à un acte réflexif entre sujets, à une relation intersubjective et non pas à une simple permutation de biens ou d’objets comme l’échange. » (Sabourin, 2012, p. 7).
L’analyse montrent que la réciprocité peut s’exercer sur trois dimensions ayant chacune un axe allant :
• de la liberté à l’obligation
• de la proximité à la distance
• de la confiance à la méfiance
Ces trois dimensions ont des pôles positifs (liberté, proximité, confiance) qui permettent que la réciprocité s’expérimente plus facilement. Nous ne les aborderons pas dans le cadre de cette communication. Ce sont les pôles négatifs qui seront explorés, sous l’angle de conditions posées par les bénévoles à l’exercice de la réciprocité (le positionnement des personnes accueillies ne sera pas abordé dans cette communication).
Mais la réciprocité peut aussi s’avérer impossible et nous en explorerons rapidement un aspect.
1) De nombreuses conditions sont posées pour autoriser des relations de réciprocité
Une réciprocité équilibrée est observable au sein de l’Accueil, mais elle reste marginale. Souvent, les bénévoles initient la relation avec de nombreuses réserves et celles-ci ne laissent que peu d’espaces à la réciprocité. Certaines de ces conditions sont explorées ci-dessous en s’appuyant sur les pôles négatifs de nos trois dimensions : l’obligation, la distance, la prudence.
(a) « garder la face » : une obligation pour accéder à une possible réciprocité
Lorsque j’ai rencontré Abbes, accueilli à l’Accueil mais aussi bénévole dans la structure et dans d’autres associations, j’ai noté son courage. Dans une situation administrative très délicate, cet homme se bat, et garde une attitude empreinte d’un profond respect envers ses interlocuteurs, une grande gentillesse et ne se plaint jamais. De fait, de nombreux bénévoles interagissent avec lui, lui proposent de l’aide, acceptent la sienne, engagent des conversations avec lui. Nous sommes là dans une relation de réciprocité mais aussi face à un accueilli qui a su « garder la face » au sens de Goffman (1998, p10). Abbes présente une « image de lui consistante » qui est valorisée et légitimée par les bénévoles, telle Anne-Marie (bénévole) qui nomme trois traits permettant pour elle une relation de réciprocité : la dignité de la personne, le fait de ne rien réclamer et le fait d’être positif. Abbes remplit ces conditions mais d’autres attitudes sont pointées comme positives : être « propre », « discret », « toujours souriante », « pas toujours à se plaindre » (propos tirés des observations). Avec elles pourraient se nouer des relations de réciprocité contrairement à celles qui ne sont pas en capacité de rester digne. Lors d’une discussion que nous avons avec Alice (bénévole) et une accueillie, cette dernière nous explique qu’elle va mieux, ce à quoi Alice réplique : « oui, c’est vrai tu vas mieux, parce qu’il y a seulement six mois, tu étais, excuses moi de le dire aussi durement, un vrai chiffon. On ne pouvait pas discuter avec toi ». De sa forme dépend alors la possibilité d’interagir et, même si nous pouvons questionner l’envie et la capacité de discuter de l’accueillie à ce moment de sa vie, force est de constater qu’Alice tranche en nommant que l’interaction réciproque est impossible. Goffman (1998, p13) pointe qu’alors même que « la face sociale d’une personne est souvent son bien le plus précieux et son refuge le plus plaisant, ce n’est qu’un prêt que lui consent la société : si elle ne s’en montre pas digne, elle lui sera retirée. »
(b) des territoires distincts à partir desquels la réciprocité s’exerce
Une deuxième condition est mise à l’exercice de la réciprocité entre bénévoles et personnes accueillies : respecter la distance. Et c’est par la question du territoire que nous allons en explorer un aspect.
L’Accueil est très organisé. Chaque espace a une fonction et celle-ci définie qui est légitime à l’occuper. Cette structuration laisse penser que le Lieu se définit plus par sa capacité à recevoir que par sa capacité d’hospitalité. L’hospitalité « implique une brèche dans le système, un bricolage » (Gotman, 2001, p47), elle offre une possibilité plus grande de surprise et par là, permet que la réciprocité se déploie avec plus de liberté.
Recevoir impose un cadre organisé qui permet l’anticipation, la fluidité et la rationalité des échanges et l’Accueil, dans son évolution historique tend vers cela aujourd’hui. Locaux plus accueillants, espaces mieux pensés, recrutement de professionnels, tâches définies… des changements positifs mais le risque est que cet espace devienne un lieu de cantonnement où le seuil devient marge, où le lieu protégé devient un espace de relégation.
Toute réciprocité est exclue si l’accueil se réduit à une « activité de tri, de filtrage, de canalisation des flux » (Gotman, 2001, p47). L’Accueil échappe, en partie, à cela notamment par l’affirmation d’un accueil inconditionnel. Mais les logiques utilitaristes et pragmatiques à l’œuvre pourraient invalider cette dynamique.
(c) Une vulnérabilité supposée invitant à la prudence mais limitant la réciprocité
Troisième condition limitant une possible réciprocité : la prudence. Lorsque j’ai commencé mon travail de terrain, une de mes phrases quotidiennes était « bonjour, ça va ? ». Mais, quelquefois, devant certaines personnes présentant les stigmates les plus forts de la grande pauvreté, cette question me semblait incongrue. Des bénévoles m’ont expliqué qu’ils se contentaient de dire « bonjour ! » trouvant déplacé de demander des nouvelles à quelqu’un qui visiblement, ne va pas bien.
Pourtant demander « comment ça va ? » signe l’engagement possible dans un échange réciproque où l’on s’installe progressivement en partageant tout d’abord des banalités pour éventuellement poursuivre sur une conversation plus personnelle.
Mais ici, l’échange semble piégé par la peur d’être intrusif ou déplacé, de pousser l’autre au faux-semblant ou à déverser tous ses malheurs. Simmel (2013) pensait que la confiance se basait sur une forme de savoir sur un être humain qui se mêlait toujours d’une ignorance. Il s’agit alors de faire une hypothèse sur une conduite à venir, hypothèse dont dépendra l’action pratique. L’hypothèse faite par certains bénévoles est que la personne peut s’effondrer, trouver déplacé, se répandre lorsque des questions même anodines lui sont posées. Cela entraîne une attitude prudente, teintée de prévenance témoignant de la vulnérabilité que l’on suppose chez les personnes accueillies. Au nom de cette vulnérabilité, certains bénévoles s’engagent à minima dans la relation et diminue les possibilités de réciprocité. Paul Ricoeur (2001) pense que la vulnérabilité de l’exclu, plus largement de la victime, repose en son premier stade sur l’incapacité d’émettre un « dire », d’élever le désir au rang de la demande par le langage et de rassembler sa propre vie dans un récit intelligible. Cette incapacité est renforcée si les précautions des interlocuteurs, regardant l’autre par le seul prisme de sa vulnérabilité, n’osent pas ouvrir l’espace pour que l’autre puisse se dire.
Au terme de cette partie, ce qui est frappant est que les bénévoles qui mettent des conditions dans leur manière d’initier la relation mais aussi dans le retour possible, renforcent l’asymétrie de la relation. Cette asymétrie peut être qualifiée de négative dans le sens où les positions ne changent pas, la réciprocité ne peut se jouer qu’à partir de places assignées ; dans ce cadre, les accueillis ont peu de marges de manœuvre pour initier une relation de réciprocité et tout aussi peu d’espace pour rendre comme ils le souhaitent.
Mais, à l’Accueil, il y a aussi des situations où la réciprocité est impossible.
2) Une réciprocité impossible
Rémi est un accueilli un peu étrange qui représenté pour certains bénévoles le fou, qui vient entrer en infraction avec les cadres habituels de la relation. Goffman (2009) aborde le cadre qui nous permet d’interagir avec l’autre dans une relative sérénité. Ces cadres, balisant nos expériences, nous permettent d’orienter nos perceptions, nos représentations de l’individu, de la situation qui se présente à nous. Une fois le réel décrypté, nous pourrons alors choisir le degré d’engagement que nous pouvons mettre dans la relation et déterminer une conduite à tenir.
Rencontrer Louis, c’est s’exposer à ne pas comprendre le cadre qu’il pose à l’interaction. Par sa manière de proposer l’échange, par ce flot de paroles envahissant, par sa capacité à sauter du coq à l’âne, il ne permet pas à son interlocuteur de se situer dans le cadre connu des interactions au sein de l’Accueil. Il provoque alors ce que Goffman appelle une rupture du cadre laissant son interlocuteur sans indication sur la manière dont doit être interprétée la situation. Cette « inaccessibilité des conduites du malade mental a des conséquences sur la façon dont l’entourage s’organise autour de lui, sur le « contour participatif » des situations dans lesquelles il se trouve confronté à ses débordements. » (Joseph, 2007, p207)
La sentence tombe rapidement et l’on voit petit à petit les interlocuteurs se retirer de l’échange, employant de nombreuses tactiques pour neutraliser les tentatives de Rémi d’entrer dans une relation : il est évité, la conversation est détournée, écourtée, ses cadeaux sont refusés.
Alors, Rémi passe à quelqu’un d’autre, teste la relation et si son interlocuteur accepte l’échange, il le monopolise. S’il ne trouve personne, il fera les cent pas en parlant tout seul. Rémi cherche alors cet « auditeur utopique », « capable d’accepter que ce qu’il dit n’est pas toujours dépourvu ni de signification ni de cohérence, quand bien même son langage sortirait des cadres de la conversation et s’apparenterait au langage privé » (Trognon (1986) cité par Joseph, 2007, p196), c
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