LA PERENNITÉ DES INITIATIVES D’ENTREPRENEURIAT SOCIAL LANCÉES PAR LES ORGANISATIONS NON GOUVERNEMENTALES AU LIBAN
Article rédigé par Lina Abi-Rizk, sur la base d’une thèse de doctorat en Travail social soutenue à l’École libanaise de formation sociale de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, sous la direction de Mme Jamilé Khoury, Professeur associé.
Thèse soutenue en février 2020.
N.B. L’article complet figure en PDF
Introduction
Il est commun de voir aujourd’hui au Liban des associations volontaires et des organisations sociales recourir à des initiatives génératrices de revenus pour assurer un financement à leurs programmes, ou pour assurer des revenus à des bénéficiaires considérés souvent comme des personnes marginalisées économiquement et vulnérables socialement. Ces initiatives sont très diversifiées tant par leur nature économique que par leur fonction sociale. Elles varient d’un simple événement ponctuel -tel que l’organisation d’un diner, la vente ou l’exposition de produits- à l’intégration plus ou moins durable d’un atelier de fabrication de produits artisanaux ou d’une grande entreprise commerciale. Parmi ces initiatives certaines peuvent être qualifiées d’entrepreneuriat social parce qu’elles répondent à certaines caractéristiques, la plus importante étant liée à la durabilité de son activité économique. En effet, pour parler d’entrepreneuriat social, la caractéristique déterminante est qu'une activité génératrice de revenus devienne une initiative d’entrepreneuriat social lorsqu'elle est exploitée en tant qu'entreprise, cette activité a été établie stratégiquement pour créer une valeur sociale et / ou économique pour l'organisation (Alter, 2007). Les IES peuvent être implantées par le secteur privé lucratif et par le secteur privé non lucratif présenté par les organisations non-gouvernementales (ONG).
I La problématique, la contextualisation, et les objectifs de cette recherche
L’IES est un concept qui s’est répandu durant les dernières dizaines d’années. Le concept s’impose progressivement dans le monde de l’entreprise, ainsi que dans les sphères académiques et politiques (Huybrechts, Nicholls, Mouchamps 2012). Le concept de l’IES trouve ses racines dans deux approches, la première provenant du monde anglo-saxon (Royaume Uni et les Etats-Unis) et qui met l’accent sur la commercialisation des biens et de services par les organisations sans but lucratif et sur les initiatives privées procurant des biens publics . Ce courant américain (Boncler, & al., 2012) de l’entrepreneuriat social est principalement inspiré par les logiques de marché et le concept de l’innovation sociale. Il consiste à trouver des réponses novatrices, génératrices de revenus, en appliquant des méthodes de management moderne au secteur non lucratif. La deuxième approche, provenant de l’Europe continentale, a émergé au sein de l’économie sociale, avec les coopératives sociales destinées à répondre à des besoins non ou mal satisfaits par les services publics. L’accent a été mis sur la dynamique collective et la primauté de la mission sociale. Ces deux approches mettent de l’avant quatre dimensions essentielles pour l’IES, la mission sociale, la dimension économique, l’innovation et la dynamique collective ou connue sous le nom de gouvernance. Par ailleurs, un des défis majeurs de ces IES est leur pérennité constamment menacée, la pérennité des initiatives, et des programmes est un facteur fondamental dans le monde des organisations à but non lucratif quel que soit leur nature y compris ceux générateurs de revenus, créant de l’emploi et offrant des services ou des produits. Nombreuses sont les initiatives d’entrepreneuriat sociales qui démarrent et qui ne continuent pas un an après l’arrêt du financement initial (Savaya, Shimon & ElRan-Barak, 2008,). La pérennité est donc un processus essentiel à considérer dans la conception d’initiatives et de projets quelle que soit leur nature, et tout au long du processus de l’implantation et de l’évaluation (Ridde, Pluye., Queuille, 2006 ; Savaya & Spiro, 2012).
L’IES est alors définie comme « Une initiative à but non lucratif qui combine la passion d'une mission sociale avec la discipline, l'innovation et la détermination communément associées aux entreprises à but lucratif [...] » (Alter, 2007, p. 11). Les IES sont, donc caractérisées par la combinaison d’un objectif social – leur principale raison d’être – avec des objectifs de rentabilité financière liés à leurs activités marchandes (Defourny, 2004). Dès lors, l’IES devra faire face à un défi majeur dans le but de garantir la viabilité à long terme de son projet entrepreneurial : celui de trouver un équilibre durable entre sa mission sociale, d’une part, et son activité économique génératrice de revenus, d’autre part. L’IES a donc une mission sociale explicite et centrale. C’est sans doute sa caractéristique principale et l’élément commun à la majorité des définitions.
La pérennité est un défi permanent pour les IES, dans cette recherche, nous adoptons la terminologie de pérennité qui postule que les composantes de l’initiative développées et mises en œuvre durant la phase initiale sont maintenues après le retrait du financement initial (Scheirer, 2005). De plus, la pérennité est un concept multidimensionnel du processus de continuation, pouvant être présent à différents degrés et englobant différentes formes et niveaux (Shediac-Rizkallah & Bone, 1998). La continuation peut se produire à différents niveaux : individuel et de réseau.
Cependant, étudier la pérennité des IES s’avère difficile et complexe d’autant plus qu’elle conduit forcement à explorer les causes de l’arrêt des initiatives, leur terminaison ou leur échec. L’échec est défini comme étant la cessation d'activité d'une entreprise qui n'a pas atteint ses objectifs et n’a pas répondu aux attentes de ses principaux actionnaires (Cope, 2011). Etudier l’échec s’avère être une démarche pénible, voire impossible, d’ailleurs les études montrent que les échecs remettent profondément en cause les croyances et les postulats fondamentaux des personnes, et seraient moins susceptibles d'entraîner l'apprentissage. (Savitsky, Epley & Gilovich, 2001 ; Cope, 2011). Alors que des expériences réussies peuvent donner suffisamment d’information et répondre à la question des défis et les modèles de réussite des IES pérennes.
L’échec de la pérennité a des effets variés sur les différentes parties prenantes. D’abord, sur les publics ciblés et les bénéficiaires puisque l’arrêt de l’IES signifie la réponse ou du service qui répondait à un problème ou à un besoin existant amenant souvent à la détérioration de la situation et la souffrance des bénéficiaires (Shediac-Rizkallah & al, 1998 ; Pluye, Potvin & Denis, 2000 ; Scheirer, 2005 ; Savaya & al, 2008). La non pérennité affecte l’organisation implantant et l’organisation finançant parce qu’elle signifie un gaspillage matériel et humain, de plus l’arrêt entraîne un manque de confiance de la communauté vis-à-vis des organisations réalisatrices et des organisations en général (Shediac-Rizkallah & Bone, 1998). Finalement, l’arrêt des initiatives conduit à la perte d’emploi et des sources de revenus des salariés, qui sont souvent des personnes vulnérables, ou éloignées de l’emploi, telles que des personnes handicapées ou des femmes ou jeunes non qualifiés. L’arrêt et la non continuité des IES va les expulser dans le cercle du chômage et de l’exclusion.
L’étude de la pérennité est un thème d’actualité et n’est plus à démontrer, elle intéresse tous les secteurs et le social n’en fait pas exception. Elle est étudiée dans le secteur de la micro finance (Yunus, 2009), de l’entreprise (Bréchet, 2012), de la santé publique (Pluye & al, 2004 ; Ridde & al, 2006), ainsi que dans les entreprises de l’économie sociale et de développement socio-économique, local et durable (Saavedra García & Camarena Adame, 2015), et dans les évaluations de projets (Ridde & al, 2006). Dans ces derniers, la pérennité « sustainability » fait partie des critères d’évaluation en fin de projet. Il serait aussi important de mentionner que depuis les années 90, les initiatives d’entrepreneuriat social sont devenues des thèmes de recherche importants comme en témoigne le nombre croissant d’écrits dans le monde anglo-saxon (Huybrechts., & al, 2012). Ces auteurs proposent des champs de recherches portant sur les stratégies et les modes d’organisation qui garantissent le succès des IES et leur pérennité, ainsi que les modèles contextuels qui entravent ou encouragent l’émergence et la continuité des IES (Wiltsey Stirman, Kimberly, Cook., Calloway, Castro, Charns, 2012). Par ailleurs, des chercheurs sur le concept de pérennité proposent de diversifier les répondants pour avoir une convergence en rapportant et avoir plusieurs sources d’évidence pour trianguler les résultats (Scheirer, 2005 ; Varun, 2010).
Quant au contexte d’étude, le Liban, l’IES est un domaine d’actualité dans ce pays, où nombreuses sont les initiatives lancées sans que leurs initiateurs ne soient suffisamment préparés à ce genre d’activités. (Beyond Reform & Development, 2012). Toutes ces initiatives montrent la sensibilisation du public libanais sur les questions sociales et environnementales. Ces initiatives sont aussi des sources de financement pour les associations qui réutilisent le profit pour leur mission sociale (Beyond Reform & Development, 2012). L’IES au Liban touche beaucoup de secteurs, cette pratique n’est pas nouvelle à cause des besoins sociaux et économiques croissants, elle concerne une multitude d'organisations à but non lucratif actives et novatrices, des entreprises à vocation sociale et des projets qui combinent des éléments à but non lucratif et à but lucratif, face à un rôle limité de l’Etat.
Avec la crise syrienne, les IES ont augmenté comme réponse à la détérioration de la situation socio-économique, après avoir rendu le taux de chômage des jeunes 3 à 4 fois plus élevé que le taux de chômage total (Livelihood, 2017). Pour répondre à cette crise le gouvernement libanais et les agences des Etats unis et les organisations internationales et nationales coordonnent un éventail de programmes démarrant 2 750 initiatives d’entrepreneuriat qui peuvent être sociales ou purement commerciales au Liban. En l’absence d’un cadre juridique spécifique aux IES au Liban, les IES se sont appropriées le statut d’association ou d’une compagnie. La pérennité est aussi un défi aux IES libanaises qui est liée à l’insécurité financière et économique. Un autre défi concerne l’absence de cadre juridique pour les IES au Liban les privant de politiques facilitant leurs activités et leurs croissances (Beyond Reform & Development, 2012 ; Dot, 2016).
En prenant en considération les recherches déjà menées sur le thème de la pérennité des IES, il s’est avéré qu’il existe un manque d’étude sur la pérennité des IES marchandes, et celles lancées par les ONG, désignées par l’organisation –mère (OM) dans cette recherche, plus spécifiquement. Les recommandations des différentes études insistent sur l’influence du contexte sur la pérennité, ce qui nous encourage à étudier le contexte libanais et son influence sur la pérennité des IES et à examiner les manières de faire des IES pour assurer leur pérennité, les formes de la pérennité. Le but de cette recherche est de décrire et d’analyser les facteurs favorisant ou entravant la pérennité des IES lancées par les ONG au Liban. Elle cherche plus précisément à :
1. Estimer le degré de pérennité, identifier les caractéristiques de chaque IES au regard du niveau de pérennité obtenue.
2. Documenter la manière de faire de ces IES et comprendre dans quelle mesure certains facteurs entravent ou favorisent la pérennité des IES.
3. Décrire le contexte dans lequel ces IES se sont implantées et en analyser l’impact de ce contexte sur la pérennité.
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