Notre exposé présente les résultats d’une recherche consacrée aux effets de la nouvelle gouvernance managériale, traditionnellement appelée nouvelle gestion publique (NGP ci-après), sur les pratiques éducatives dans le travail social en Suisse romande . Cette recherche questionne les conséquences de la NGP sur les institutions éducatives, à différents niveaux : l’organisation du travail, la pratique des éducateurs et leur savoir-faire éducatif, et le travail des hiérarchies (cadres intermédiaires et directions).
La nouvelle gouvernance avec son cortège de normes et prescriptions est souvent décrite de manière fataliste comme un ensemble de principes imposés aux institutions et à appliquer, dont on présuppose que l’on peut les retrouver tels quels dans les pratiques, comme si ces principes ne faisaient l’objet d’aucune transformation ou redéfinition depuis leurs usages dans des activités contextualisées à chaque fois particulières. Nous questionnons effectivement comment la NGP influence la façon dont les professionnels font leur métier (au double sens de travailler et de produire à cette occasion des connaissances pratiques qui construisent le métier), depuis des idées et plus largement une approche gestionnaire qui influencent le déroulement des activités. Mais nous examinons aussi comment les professionnels, en agissant, influencent également en retour les principes à l’œuvre dans la pensée managériale, en ne les laissant pas indemnes mais en transformant leur portée et en les réorientant dans la façon dont ils construisent les situations et les actions.
Si les constats critiques sur les effets de la NGP ne sont pas nouveaux dans la littérature, en revanche la façon dont ces conséquences sont ressaisies concrètement et transformées dans les institutions depuis les pratiques concrètes du travail social ne font que peu l’objet de descriptions empiriques. Notre communication traite de la façon dont les pratiques des institutions se ressaisissent, depuis les contingences de leur milieu, des principes de la nouvelle gestion managériale. A une vision applicationniste considérant la pratique comme le lieu d’application de connaissances, idées, théories ou prescriptions prédéfinies, nous substituons une conception expérientielle du savoir-faire dans laquelle opère une transformation des principes gestionnaires qui sont redéfinis et réorientés depuis des manières de faire situées, exigées dans la pratique même par les contingences situationnelles.
Dans le sillage des travaux d’Ogien consacrés à la logique gestionnaire, nous problématisons les enjeux de la NGP en travail social sans le faire depuis l’hypothèse d’un conflit opposant les professionnels à celle-ci ou à une hiérarchie perçue comme défendant ses principes, mais en l’appréhendant « comme une évolution interne au monde des praticiens » (2013b, p. 17), c’est-à-dire, de manière non déterministe, comme étant issue non pas seulement de forces externes (économie néo-libérale, politique sociales) mais aussi depuis l’intérieur du milieu de pratique. Nous souhaitons analyser l’impact de la diffusion de la NGP sans le limiter à un discours de plainte ou un constat d’impuissance, en investiguant sur la façon dont les professionnels, éducateurs et hiérarchies, ensemble, redéfinissent et par là même transforment les principes de la NGP depuis leur contexte pratique. Nous ne considérons donc pas les hiérarchies, ni même la NGP ou encore le néo-libéralisme, comme étant les (seules) causes explicatives des conséquences que nous allons décrire, car nous ne concevons pas de façon applicationniste que les principes de la gouvernance managériale sont ‘’plaqués’’ sur les pratiques de manière descendante depuis ces entités, sans être réorientés et transformés par les pratiques elles-mêmes.
Ce parti-pris est une conséquence de notre approche non déterministe du savoir-faire : nous considérons le phénomène de la NGP et ses effets sur les pratiques comme étant issus non pas seulement depuis des forces externes (économie néo-libérale, pratiques managériales, politiques sociales, surveillance étatique…) déterminant de manière causaliste les pratiques, mais aussi comme étant retravaillés, ressaisis par celles-ci depuis l’intérieur même du milieu professionnel et ses logiques propres. Une conséquence importante en découle pour nos analyses. Les activités ordinaires, quotidiennement mises en œuvre par les professionnels, allant des équipes aux directions en passant par les cadres intermédiaires, participent de la façon dont s’opère concrètement l’influence de la NGP. Cette participation des professionnels, tout statut confondu, implique une transformation des principes de la NGP et opère depuis leur activité même, depuis la façon dont ils construisent leurs problèmes éducatifs depuis leur perspective spécifique, fruit d’un partenariat avec l’environnement. A cette occasion les professionnels réorientent les directions initialement données par les principes managériaux, de sorte à pouvoir continuer à faire leur métier sans perdre son sens (sa direction). Nous nous intéressons ainsi à la façon dont les professionnels œuvrent ensemble à la sauvegarde du sens du métier et à son incidence sur la résistance à l’égard de la NGP.
Nous analysons ainsi comment les professionnels héritent des principes managériaux et de leurs effets dans leur pratique, et comment ils les retravaillent en retour depuis leurs conditions réelles d’effectuation du métier, en ne les laissant pas indemnes mais en les réorientant. Nous examinons ainsi comment les professionnels eux-mêmes, qu’ils soient éducateurs, cadres ou directeurs, transforment la NGP pour l’intégrer à la réalité de leur pratique, et ce faisant les transforment en produisant des effets qui peuvent résister à la NGP.
Nous observons que dans le contexte actuel de diffusion de la NGP, une innovation inhérente au savoir-faire et à sa construction est en cours, qui prend la forme d'une résistance à la pensée managériale. Désormais, l'un des problèmes majeurs des professionnels du champ éducatif, hiérarchies comprises, consiste à construire le problème de la diffusion de la gestion managériale dans les pratiques de sorte à pouvoir continuer à assurer la mission éducative qui leur a été confiée.
Méthodologiquement, nos analyses ne visent pas une représentativité depuis la généralisation de catégories typiques de caractéristiques qui seraient partagées de manière identique par des classes d’objets (types d’institution, de champ d’intervention, de population, de problématique, etc.). Notre approche perspectiviste substitue à la description de cas typiques d’institution et leur classification en catégories, une description de mouvements de relations dans lesquelles sont prises les institutions. Selon les événements et leurs conséquences, selon l’évolution de ces rapports, ces mouvements peuvent déporter les institutions dans d’autres zones, les ‘’faire circuler’’ dans des étendues différentes de rapports. Nous cherchons à décrire des agencements particuliers dans lesquels s’équilibrent des rapports, des étendues de relations dont les conséquences situent les institutions, les équipes et les savoir-faire dans des zones propres à un certain territoire pratique, en rapport à, ou guidés par des perspectives locales comme recherche d’effets dans des activités qui sont construites dans et par les rapports à l’environnement.
En examinant des relations dynamiques, des mouvements dans des activités qui mettent en rapport un ensemble de ‘’choses’’ (et non pas des qualités propres à ces choses à partir desquelles les classer dans des catégories typiques), nos analyses portent sur la façon dont les professionnels, tout statut confondu (éducateurs, cadres intermédiaires et directions), transforment, ensemble et en partenariat avec leur environnement, les principes de la NGP en les retravaillant/réorientant depuis leurs activités dans leur contexte singulier, en appui sur un savoir-faire spécifique. Elles examinent aussi comment ces transformations des principes de la NGP, depuis l’intérieur des pratiques mêmes, (dé)construisent d’une certaine manière le rapport à la confiance entre politiques, directions d’institution et professionnels, en orientant tendanciellement ces rapports soit vers de la suspicion ou de la méfiance, soit vers de la confiance.
Nous présentons quatre agencements de relations à l’environnement dans lesquelles sont prises les institutions et les équipes dans le contexte de contrôle et de standardisation des activités propre à la nouvelle gouvernance, et les conséquences de ces relations pour la (dé)construction de la méfiance/confiance, tant à l’interne des institutions que dans le rapport externe aux partenaires institutionnels, aux autorités politiques.
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