Exercice de la citoyenneté politique et conception des politiques publiques
A partir d’une analyse socio-historique de la construction de la solidarité publique en France, je propose de montrer comment le travail social laïc est une réponse au vivre ensemble en contexte démocratique, d’une société basée sur l’égalité de relation. Cette invention, au début du XXème siècle pour la France, entend répondre à la volonté commune de pacification des relations entre habitant.e.s « égaux » d’un territoire national. Elle s’appuie sur un jeu de contributions plurielles et sur le respect de la participation des personnes accompagnées (Bousquet, thèse de Sociologie-Travail social, Cnam, 2018). Comprendre et actualiser cette perspective dans nos contextes contemporains permet de se confronter à l’universalité de la citoyenneté et à son possible exercice pour toutes et tous dans un territoire de vie. Elle vient conforter les énoncés d’un Développement durable fondé sur trois dimensions reconnues de même valeur : le développement économique, le développement écologique et le développement social (Rapport Bruntland de 1987).
Dans un premier temps, j’interroge le concept de citoyenneté moderne en France à partir des rapports sociaux de genre. Puis je présente l’émergence du concept de solidarité pour relire la construction de l’État social et du travail social réunis par l’exercice d’une citoyenneté politique de toutes et tous.
1) L’historicité de la citoyenneté moderne
Longtemps le concept de citoyenneté a été considéré comme neutre au regard de l’ensemble de la communauté nationale des femmes et des hommes. L’institutionnalisation universitaire des études de genre, à partir des années 1980 en France, a ouvert un champ de recherche sur la citoyenneté politique.
La construction de la citoyenneté est principalement référencée à la classification établie par Thomas Humphrey Marshall (1992), sociologue et historien britannique, qui a servi une première compréhension historique et politique de la citoyenneté. La classification réalisée montre la construction dynamique et évolutive de la citoyenneté mais se trouve qualifiée « gender blinded » par les dernières avancées de recherches pluridisciplinaires (Gautier, Heinen, 1993). C’est pourquoi j’utilise l’approche proposée par Dominique Schnapper (2000) : « La citoyenneté moderne n'est pas une essence, donnée une fois pour toutes, mais une histoire ». Se faisant, elle propose de distinguer deux facettes à la citoyenneté moderne : la reconnaissance accordée à tous, c'est la dimension universelle, et l'exercice politique de la citoyenneté qui est réservé à certains.
Cet exercice devient dans la modernité le fondement de l’égalité de relation entre les personnes et oriente les conceptions du vive ensemble, exercice que je nomme « citoyenneté politique » dans cet exposé. La dialectique entre les deux dimensions est une dialectique entre l'inclusion toujours possible à envisager et l'exclusion comme épreuve pour celles et ceux qui la vivent ; comme contradiction avec la déclaration universelle qui permet l'abstraction des différences et l'admission de tous à la communauté des citoyen.ne.s. C’est parce que la citoyenneté est déclarée « universelle » que sa réalité est discutable, discutée dans ses apories (Marques-Pereira, 2003). En second lieu, je retiens dans cette configuration de la citoyenneté, les interrogations qu'elle suscite du point de vue des droits qui lui sont associés (Schnapper, 2000). Pour rappel, on a coutume d'énoncer et de dissocier les droits-liberté et les droits-créances. Les uns référés à la citoyenneté politique, les autres à la citoyenneté sociale, ces derniers étant issus des premiers par décision légitime de la communauté politique par son « contrat social ». Le débat est ouvert aujourd’hui sur cette répartition-séparation des droits, soit pour un maintien en l'état, soit pour faire évoluer les droits économiques et sociaux au rang des droits politiques. Elle établit le rappel d'une séparation entre deux grandes dimensions de la citoyenneté et porte à sa manière la trace de la logique des sphères séparées que j’introduis ici.
2) La logique des sphères séparées et ses incidences sur la citoyenneté politique
L’étude de la citoyenneté sous la focale du genre permet de saisir les éléments de la construction historique d'un ordre sexué de la société, de comprendre la centralité des sphères séparées (Marquès-Pereira, 2003).
La séparation symbolique et matérielle qui a conduit à la construction de deux sphères sociales au sens de deux espaces de vie et de relations - la sphère privée ou domestique et la sphère publique ou démocratique - parait à beaucoup comme une répartition naturelle de rôles, c'est-à-dire liée à des penchants propre à chaque sexe, émerge tout au long du XVIIIème siècle. Fruit d’un courant de pensées porté par les milieux bourgeois et urbains, et présenté comme l’idéal moderne (dans la lignée des écrits de Rousseau qui ont précédé la révolution de 1789), ce courant n’est pas l’apanage de tous les milieux sociaux, ni de toutes les femmes. Différentes études ont montré que ce modèle fonctionnel prend forme et oriente l’histoire politique, particulièrement en France où les figures du pater familias et du citoyen fusionnent pour devenir ainsi le modèle du sujet politique de référence (Fraisse, 2001- Verjus, 2002- Marquès-Pereira, 2003). Le monopole masculin du pouvoir politique articule une double logique : citoyenneté et souveraineté, attachées à deux espaces opposés (Bereni et al, 2012, p 218) et fait depuis plusieurs décennies l'objet d'une contestation dans une conception de sujets égaux en démocratie moderne. Cette séparation des espaces théorisée construit une norme de genre apprise et transmise par la socialisation familiale et les pratiques sexuées référées à chaque espace (école-travail) ; norme adoptée sans discussion par l’État Social tout au long de son émergence et encore aujourd'hui (Périvier, 2016).
La vision politique « du vivre ensemble » instituée et sa représentation conduisent à cet ordonnancement qui n'est pas seulement une séparation, il est aussi une intégration de rapports de pouvoir signifiants des valeurs différentes au profit des travaux masculins (Kergoat, 2000 - Héritier, 2002). Ce double mécanisme (division et hiérarchie de valeurs) réapparait dans le domaine politique et produit une éviction de problématiques du débat public ou/et leur disqualification.
3) La mise en œuvre simultanée du travail social et de l’État social
La mise en œuvre de l’État social a été conçue pour donner un contenu concret aux droits-libertés. Elle repose sur le contrat de solidarité, contrat nécessaire à la vie d'individus reconnus par nature dépendant du milieu environnant. Inscrite comme fondement de l’État social, la solidarité publique/politique rend compte aussi d'une autre réalité : la souveraineté collective du citoyen et donc le pouvoir politique des droits-libertés ne supprime pas l'ensemble des références ou des appartenances particulières, ni ne suppriment les inégalités sociales et économiques.
a) La construction politique de la solidarité en France
La question posée dite question sociale concerne le droit au travail des ouvriers qui doit compléter les droits de l'Homme (1848) et passe par la lutte contre la misère. Au plan politique, il s’agit de trouver les éléments de fondations encore inédits entre des individus libres et égaux en droits et la réalité d’une appartenance collective en société, et ce, dans une période où la conscience moderne volontaire cherche la réalisation de l’idée de justice en se référant au fait de l’acte libre de Kant. Il est possible et nécessaire d’intervenir dans l’ordre naturel pour créer un nouvel ordre. Ce raisonnement permet d’élargir la portée de la loi naturelle d’interdépendance à la loi organique volontaire puisque la première repose sur la notion d’instinct. Cette acception adoptée par les différents courants de pensée préside à l’élaboration de l’État social.
b) Les développements politiques de la solidarité
La « nouvelle » formulation de la solidarité inscrit la solidarité dans l’espace public et rompt avec la primauté de la notion religieuse de charité. Elle reconnaît la dimension politique du lien qui réunit les personnes d’une même société pour vivre ensemble, en régime de paix sociale fondé sur l’égalité de relation entre les personnes. Cette conception s’est développée dans une triangulation entre trois approches de la solidarité selon une construction genrée :
- L’apport de la dimension scientifique d’Émile Durkheim permet de formuler le lien social ou ce qui rend le corps social malade.
- L’apport de la dimension politique de Léon Bourgeois avec la conception d’une « union sociale » des individus par un État social régulateur, garant de liens justes et réparateur des inégalités par le droit.
- L’apport de la dimension pragmatique par les fondatrices du travail social - Marie Gahéry, Adèle Fanta, Amélie Doyen Doublié, Augusta Moll-Weiss, Marie Jeanne Bassot, Mathilde Giraud, Apolline De Gourlet. Par « l’intervention sociale » (jardins d’enfants - écoles ménagères - résidences sociales), elles proposent de faire « œuvre de réorganisation sociale » en misant sur l’accès aux apports des sciences pour une éducation source d’autonomie pour toute et tous, et ce au nom de l’égalité de relation entre les personnes.
Du côté de la conception des politiques publiques, c’est la participation de tous qui est garante de l’usage et de l’accès aux droits. Ceci implique une culture de la participation démocratique et l’élaboration d’une posture institutionnelle capable d’étayer des postures professionnelles d’égalité relationnelles.
Du côté de l’organisation et de la mise en œuvre des politiques de solidarité, questionner la hiérarchie des actrices et des acteurs aux différentes échelles du travail social.
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