La formation professionnelle des travailleurs sociaux a notamment pour objectif d'apprendre à adapter les pratiques socio-éducatives des futurs professionnels à des environnements multiples. Ce processus formatif peut-il se réaliser sans la participation des personnes concernées ? À l'évidence non – et c’est la thèse de cette communication ! Est-ce pour autant intégrer dans les pratiques de formation ? Cette communication aura pour ambition de porter un regard critique sur le système français ainsi qu'une réflexion philosophique sur la nécessité impérieuse d'accompagner cette incontournable démarche de participation.
Tout praticien est profondément impacté par une cruelle vérité : il est humain et, à ce titre, malheureusement pas omniscient. Limité par ses sens, par ses héritages éducationnels et par son ignorance, il donc besoin des compétences des personnes principalement concernées pour combler cette réalité afin de l'aider à mieux adapter ses gestes professionnels. Ainsi, dans l'absolu, la formation professionnelle des travailleurs sociaux devrait être impactée par cette pratique de reliance. Logique implacable, mais vérité manifestement dérangeante qui interpelle le champ du travail social à plusieurs niveaux. Pourquoi a-t-il fallu, par exemple, attendre 2015 et le plan d'action en faveur du travail social pour que cette évidence soit aussi clairement exprimée dans un texte réglementaire ? De même, des constats empiriques nous amènent à développer l'idée selon laquelle cette pratique de co-élaboration n'est que trop rarement appliquée dans le champ professionnel ou celui de la formation, à l'exception de quelques expérimentations en cours. Malgré un discours prônant la participation, la réalité est loin d’être celle-ci.
À leur corps défendant, ces professionnels, comme tout humain, sont prisonniers du phénomène de misonéisme (Jung, 1964), cette peur de l’inconnu générant du rejet par inquiétude et souvent ignorance. En effet, partager un statut d’expert n’est pas chose aisée, surtout quand ce dernier est au cœur de la fabrique du professionnel. Les multiples réformes concernant le travail social n’ont que trop rarement mis l’accent sur la nécessité de travailler à inventer des zones de participation des personnes concernées et ont, au contraire, largement contribué à consolider le statut d’expert.
La distance thérapeutique versus l’amour dans la relation éducative
Comment pouvons-nous, dès lors, comprendre cette difficulté à intégrer la participation des personnes concernées dans les formations professionnelles ? Une hypothèse pourrait se loger dans la sacro-sainte posture de distance que tout travailleur social doit se forger pour être un « bon » professionnel. Alexandre Jollien, philosophe, infirme moteur cérébral, évoque sans détour, dans son ouvrage L’éloge de la faiblesse (2011), les conséquences néfastes de ce qu’il nomme la distance thérapeutique pratiquée par « ses » travailleurs sociaux lorsqu’il était pensionnaire d’un institut éducatif. L’absence de proximité, de gestes d’amour et de prise en compte l’a profondément marqué. Une question s’impose donc : comment apprend-on la proximité dans les centres de formation ? Il ne s’agit pas d’évoquer la question de l’empathie ou de la clinique, ces termes savants qui doivent appartenir à la boîte à outils du travailleur social. Non, cet état transcende largement les questions de participation dès lors qu’il s’agit effectivement de reconnaître, dans une approche levinassienne, que « je suis l’autre de l’autre ». Les récents écrits concernant la place de l’amour dans l’action éducative témoignent de ce nécessaire changement de paradigme, comme le souligne Philippe Gaberan dans son dernier ouvrage, Oser le verbe aimer dans la relation éducative (2016). Nous pourrions également évoquer, dans un registre moins « affectivé », la question de la reliance interpersonnelle (Marcel Bolle de Bal, 2003).
L’approche dialogique
Ce changement topologique, consistant à passer de la verticalité à l’horizontalité, implique, à l’évidence, d’accepter la figure janusienne de toute personne concernée : elle est à la fois la personne qui, de par ses fragilités, a besoin d’être accompagnée, mais aussi la personne qui possède un savoir que l’on nomme expertise d’usage nécessaire à son accompagnement. Comme le célèbre « chat de Schrödinger », expérience menée en 1935 par le physicien éponyme, la personne concernée est à la fois personne à accompagner et accompagnatrice, ce qui, pour nombre de praticiens et formateurs, déroge à la logique binaire : l’esprit refuse d’accepter facilement cette double appartenance, qui plus est antagoniste !
Afin de composer avec cette troublante dialectique, il nous faut convoquer deux auteurs : un moderne, Edgar Morin ; un philosophe présocratique, Héraclite, suivis d’un concept : la dialogie. Avec Morin, nous pouvons définir la dialogie comme l’association complémentaire des antagonismes qui nous permet de relier des idées qui se rejettent l’une l’autre. Ainsi, la doctrine de la coexistence des contraires, inspirée par le présocratique Héraclite, implique que l’harmonie invisible, c’est-à-dire celle qui résulte des contraires, est meilleure que la visible (Gomperz, 2009). En effet, pour cet auteur, « La maladie a rendu la santé désirable ; la faim la satiété et la fatigue le repos ». En filant la métaphore, nous pourrions suggérer que la fragilité des personnes concernées les a rendues plus fortes et plus savantes. C’est en vivant des expériences limites que ces personnes ont appris. Cette dimension de l’apprentissage apparaît « en contrebande » dans l’expérience des personnes concernées qui interroge les soubassements de l’acte d’apprendre.
Qu’est-ce qu’apprendre ?
Apprendre de son environnement implique plusieurs types de savoirs. En référence à l’analyse sémantique qu’Olivier Reboul (1980) produit du terme « apprendre », nous pouvons mettre en évidence la nature des apprentissages :
- « apprendre que » : cette dimension se situe de côté du savoir définitionnel et désigne la « capacité » de nommer par le biais soit de l’éducation formelle (l’hétéroformation), soit de l’éducation informelle (Pain, 1991) ;
- « apprendre à » : cette typologie appartient aux registres des aptitudes, « des savoir-faire, savoirs propres » aux besoins d’une population fragile, par exemple soulever une personne en fauteuil roulant ou remplir un dossier.
Ces apprentissages techniques sont liés à l’appropriation d’une « culture praticienne », nécessaire articulation entre ce que nous savons et ce que nous faisons. Ils sont, généralement, rapidement accessibles par tous.
En revanche, l’étude d’un troisième sens décrit par O. Reboul (1980) apporte un autre regard sur le type d’apprentissage. Il évoque, au sens intransitif du verbe, une conception singulière qui se retrouve dans des expressions comme « on apprend toujours à ses dépens » ou « ça lui apprendra », évocatrices de la notion de formation telle que l’a définie Matthias Finger (1989). Ces apprentissages sont en premier lieu « des apprentissages incidents » (Jenkins, 1933) qui surviennent à l’improviste et se distinguent radicalement des apprentissages intentionnels et programmés qui occupent le devant de la scène pédagogique (Robin, 1994). Ces derniers s’inscrivent dans un temps subjectif, où les situations-problèmes ne sont plus des simulacres programmés mais bien des événements générant des répercussions tant affectives qu’émotionnelles, souvent douloureuses, s’apparentant pour Gaston Pineau (1989) à une « déformation. »
Une formation pour devenir co-formateur
C’est dans ce registre que se fonde la légitimité des apprentissages des personnes concernées. La volonté d’en faire un acte de transmission pour les personnes en formation n’est possible, selon nous, qu’à certaines conditions :
· créer un dialogue dans lequel chaque personne est considérée comme égale dans l’interaction et où l’expertise de la personne concernée est reconnue ;
· accepter que la personne concernée, experte dans sa propre vie, amène le travailleur social à devenir l’apprenant ;
· permettre aux personnes en formation d’« apprendre à apprendre » dans les interactions avec les personnes concernées ;
· accorder un véritable statut des intervenants co-formateurs.
Faire participer une personne concernée à une séquence d’apprentissage n’est, à l’évidence, pas suffisant. Il faut recréer les conditions d’une véritable rencontre, ce qui implique de prendre en compte à la fois la valeur intrinsèque de l’expertise d’usage, mais aussi les fragilités, les fêlures encore présentes chez la personne concernée.
Selon nous, c’est dans un double mouvement que cette réalité doit être prise en compte : à savoir développer les compétences de transmission et prendre en compte les effets de réminiscences potentiellement déstabilisantes. Cette opération nécessite un travail sur soi qui peut s’opérer par le biais d’une formation adaptée à ces formateurs-pairs. Cette formation doit avoir comme socle une véritable sensibilisation à la question de l’expertise d’usage afin que la légitimité de ce savoir, longtemps évincée par les savoirs académiques, puisse ne plus être un objet de controverses, mais bien un axe reconnu dans la formation.
Au préalable, un temps propédeutique devra permettre aux candidats de vérifier s’ils ont bien les prérequis pour poursuivre la formation, mais surtout pour pouvoir transmettre leurs compétences sans se mettre en danger. Il sera, dès lors, important de travailler autour des questions d’autorisation, de confiance en soi, de gestion des émotions. En effet, devenir co-formateur implique d’accepter la valeur de sa parole, quel que soit le sujet ou le public. Inscrit dans une logique andragogique, cette formation devra prendre en compte les interlocuteurs indispensables, comme bien évidemment les professionnels, mais aussi, dans une certaine mesure, les aidants, eux-mêmes en possession d’une expertise d’usage.
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