Cette communication présente les résultats d’une enquête ethnographique menée au sein de deux institutions sociojudiciaires françaises : un Centre éducatif fermé (CEF) et un Établissement pénitentiaire pour mineurs (EPM). À partir de plusieurs niveaux de collecte de données (consultation des dossiers, observations et entretiens), cette recherche propose de saisir l’institution « en acte » en portant une attention particulière à la dimension informelle des pratiques et des organisations. Plus largement, nous proposons d’observer le quotidien des établissements et les interactions en place pour saisir les idéologies, les morales sous-jacentes à l’intervention sociopénale et le sens de l’enfermement des mineurs.
Un ensemble de nouvelles institutions fermées pour les mineurs ont vu le jour au cours des 20 dernières années dans le paysage juridique français. Alors que nous observons une privatisation et une diversification des institutions fermées, les formes du confinement changent. Des études sociologiques récentes témoignent de l'émergence d'une nouvelle idéologie de l’enfermement propre aux institutions pour mineurs qui se résumerait sous les termes de la « contrainte éducative » (Lenzi, Milburn, 2015, Sallée, 2016). Les réponses de l’institution paraissent ambivalentes : coercitives, d’une part, et protectrices, d’autre part. En effet, ces populations sont simultanément considérées comme « dangereuses » et « en danger » (Milburn, 2009). Cette observation a été faite pour la France (Sallée, 2016) mais aussi pour la plupart des pays européens (Bailleau, Cartuyvels, 2007). De plus, ces lieux d’enfermement proposent une prise en charge éducative sous contrainte reposant sur des logiques paradoxales. En effet, ils sont à la fois fermés et ouverts, sécurisés et humanisés, visant à éloigner les mineurs de leur milieu tout en travaillant sur leur environnement, etc. Cette conférence propose d’analyser ces institutions au prisme de ces ambivalences.
Tout d’abord, le premier rôle de la privation de liberté est l'isolement du corps de la société ; « il est soumis à des exigences spécifiques de séparation, d'organisation de la sécurité, de contrôle et de visibilité des détenus » (Chamond, 2014). L’on veut maintenir les corps dans un espace restreint, immobiliser les sujets et rompre le lien avec le dehors pour proposer un accompagnement éducatif intensif. On dessine un dedans qui fait office de bulle, de cocon autour du mineur. Cela se traduit par l’imposition d’un quotidien qui rythme la vie recluse (nommé « contenance éducative » par l’institution), par la construction d’un corps professionnel et par des injonctions aux collaborations professionnelles. La privation des libertés crée un lieu résolument contraint où pendant un temps donné la cohabitation est forcée et le quotidien réglé. En ce sens, les établissements fermés pour mineur jouent un rôle de coercition. Ils sont sécurisés, les mineurs y sont contrôlés et surveillés. La contrainte est au cœur de l’intervention, par un contrôle des corps et par une emprise plus symbolique s’exerçant sur les mineurs. Cette emprise peut exister par tout un ensemble de pratiques : imposition d’une temporalité stricte, absence d’espace et de temps privés, dépouillement identitaire, etc.
Par ailleurs, dans le même temps, nous avons observé une tendance à l'ouverture et à l'humanisation des institutions fermées, principalement par la rénovation des espaces, l'accès aux droits, l'individualisation et l'intervention extra-muros. Aussi fermés soit-il, ces lieux ont une part d’ouverture et sont tournés vers l’extérieur. Ce constat s’observe tout d’abord car la présence des mineurs en établissement fermé est le résultat d’une série de placements antérieurs. Les réponses privatives de liberté sont l’aboutissement de parcours très denses. En amont de leur placement ou leur incarcération, les mineurs ont fait l’objet de prises en charge pluri-institutionnelles, notamment car ils ont cumulé des problématiques sociales, familiales, scolaires, psychologiques et judiciaires. Il existe ainsi des logiques, extérieures aux établissements, de ces trajectoires institutionnelles. D’autre part, une des missions des établissements fermés est la préparation à la sortie. Pour ce faire, les professionnels doivent travailler avec l’extérieur et développer tout un ensemble d’interventions extra-muros. Dans les faits, les équipes travaillent auprès des familles et construisent des collaborations interinstitutionnelles. Ils consultent et rédigent des dossiers et centralisent des informations. In fine, il se construit une économie de l’information entre les établissements et l’extérieur. Ces collaborations prennent des formes variées, sont formelles et informelles, et reposent principalement sur des logiques professionnelles complexes visant à partager des informations tout en dissimulant d’autres. Des plus, les lieux d’enfermement sont influencés par la vie hors les murs et l’extérieur structure la vie intra-muros. Les murs sont poreux, car d’une part les jeunes importent leurs acquis (les lieux prennent l’apparence, par moment, d’annexes de la cité, notamment car les jeunes revendiquent constamment une appartenance à l’univers de la rue) et interagissent avec le dehors (parloirs, téléphones, réception de colis, etc.). En somme, il apparaît que le dehors rythme et structure l’enfermement, comme a pu le montrer Gilles Chantraine dans son analyse des trajectoires des personnes recluses (Chantraine, 2004). D’autre part, il y a une tendance, dans les établissements, à sortir du cadre formel en créant des espaces annexes, où l’institution n’est plus incarnée en tant que telle. L’accompagnement des mineurs se fait, par moment, au-dehors des espaces formels. Des espaces annexes, où l’institution n’est plus incarnée en tant que telle, sont développés.
En définitif, l’action de l’institution est faite de contradictions : entre surveillance et liberté, contrôle et responsabilisation, traitement impartial et individualisation, objectivité et subjectivité. Le vécu de la détention, pour les professionnels comme pour les mineurs, est jalonné d’ambiguïté : entre un sentiment d’emprise et d’indépendance, entre des normes professionnelles et culturelles fortes et des marges de manœuvre, entre un hyper contrôle et une autonomie, entre une rigidité des procédures et une souplesse du quotidien. Cela tient au fait que la prise en charge est adaptée, l’ordre est négocié et le suivi est individualisé. Des écarts peuvent exister entre le prescrit et le réel de l’activité. S’opère tout un ensemble d’adaptations primaires et secondaires, pour reprendre les termes d’Erving Goffman (Goffman, 1968), permettant d’aménager le cadre de l’intervention et de rendre le quotidien moins rigide et plus supportable. Les intervenants ajustent les règles pour qu’elles répondent davantage aux besoins des pratiques professionnelles et soient plus adaptées à la réalité du quotidien. Les acteurs reconstruisent perpétuellement le sens qu’ils donnent à l’action, notamment pour construire une micropolitique d’adhésion des mineurs à la contrainte. La vie intra-muros est négociée par les mineurs et les professionnels pour répondre aux multiples exigences et injonctions carcérales. Les acteurs ont des marges de manœuvre et des capacités et usent d’innombrables stratégies afin de respecter les exigences de la détention. De surcroit, se développe depuis ces dernières années, en miroir avec le principe d’individualisation de la peine, le principe d’individualisation du suivi, notamment avec la mise en place du projet individuel de prise en charge. Ce dernier vise à élaborer une réponse qui soit adaptée aux besoins des mineurs. Un traitement différencié est proposé en fonction de la situation globale de l’individu et pas seulement en fonction de ses actes. Cette individualisation de la détention est au centre des interventions et permet notamment d’autonomiser et de responsabiliser les mineurs. Dans les faits, l’individualisation amène également à une responsabilisation du professionnel, car cela implique de lui donner un pouvoir d’appréciation. Cependant, cette volonté se trouve freinée par des réalités organisationnelles et juridiques qui nécessitent un régime commun et une égalité de traitement.
En conclusion, les établissements fermés pour mineur jouent ce rôle de coercition tout autant qu’ils poursuivent un objectif d'humanisation Ces derniers principes d’ouverture et d’humanisation sont appliqués pour tenter de réduire la contrainte et impliquer les mineurs dans leur détention et leur parcours judiciaire. À cette fin, l'individualisation de la détention, l'autonomie et la responsabilisation des mineurs sont au centre des interventions. Cependant, les résultats de notre enquête montrent que ce processus d'humanisation ne réduit pas nécessairement la coercition, et peut même créer une nouvelle forme de contrôle opérant extra-muros, sur les esprits, les biographies, l’environnement et les trajectoires des sujets. Ce dernier constat pose des questions relatives aux effets de ces politiques publiques ; aux conséquences de l’humanisation de la prise en charge et de la défense des droits des mineurs sous-main de justice.
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