Le Liban, déjà fragilisé par diverses crises militaires et politiques, est touché, depuis 2011, par une vague migratoire majeure venue de Syrie. Ces populations déplacées, pour la majorité des familles avec enfants vivent dans une situation de vulnérabilité extrême (Rouxel, 2015). Dans ce contexte, leurs conditions de vie sont particulièrement instables en matière sanitaire (logement insalubre, accès aux soins, sous-alimentation, accès à l’eau potable, etc.), en matière sociale (absence d’éducation, travail des enfants, maltraitance, etc.) et en matière juridique (absence de statut légal et administratif). Au vu de cette situation, un nombre important d’organisations internationales interviennent auprès de ces populations pour répondre à l’urgence de leur condition. Ces ONG développent notamment des actions de soutien psychologique et juridique et participent activement à l’évolution de la situation locale. Ces interventions posent plusieurs questions relatives à l’influence que des organisations internationales peuvent avoir sur des contextes en place. Quels rapports entretiennent ces organisations avec les autorités locales et avec les membres des communautés syriennes vivant dans des camps informels ? Comment se déroule leur intervention ? Comment les organisations internationales s’adaptent-elles à un contexte local, social et politique, très complexe ?
Les résultats présentés sont issus d’une recherche sur les pratiques judiciaires et d’une enquête ethnographique menée auprès des communautés syriennes vivant dans le sud du pays. L’enquête, que j’ai menée en tant que membre d’une ONG, portait sur le système de justice informel en place dans les camps et sur les modes de résolution de conflit. Les résultats de ce travail de recherche ont révélé beaucoup d’éléments quant aux relations qu’entretiennent les organisations internationales avec les acteurs locaux et certains membres des communautés syriennes. Cette intervention est un témoignage, un retour d’une expérience de recherche. Elle offre des éclairages et soulève des questionnements quant à la nature des relations qui se tissent entre une organisation internationale et des communautés locales.
La situation des Syriens vivant au Liban est complexe sur plusieurs plans. La Jordanie, la Turquie et l'Irak ont rapidement mis en place des politiques d'accueil (Knudsen, A-J., 2013), mais le Liban, bien qu’il soit aussi concerné par la crise migratoire, n'a pas organisé l’accueil des Syriens. Ainsi, ils n’ont pas le statut de réfugié et sont considérés comme des « déplacés », un terme imprécis puisqu’il n’existe pas de définition juridique officielle. Le système relatif au droit de résidence est complexe. L’obtention d’un permis de résidence nécessite pour les personnes étrangères d’avoir une tutelle libanaise (le kafil), souvent organisée à l’amiable contre une rétribution financière très élevée. En conséquence, la majorité des Syriens sont présents illégalement sur le territoire. Dans certaines régions du Liban, les difficultés de gestion d’une immigration palestinienne historique ont pour effet de complexifier encore plus la crise syrienne des années 2010. Après 1948 et le début du conflit israélo-palestinien, le Liban a été confronté à la permanence des camps de réfugiés palestiniens, initialement supposés temporaires (Shen, J., 2017). Pour éviter et empêcher le même scénario, le gouvernement a refusé d'autoriser la création de camps de réfugiés officiels pour les Syriens. On parle alors d’une politique de no camp.
Par conséquent, les Syriens sont contraints de vivre dans des logements locatifs privés dans les villes et villages et dans des campements informels construits sur des terres privées, souvent agricoles. Ces implantations informelles se sont construites et développées massivement. Elles mettent ces populations dans des situations de dépendance face à certains acteurs locaux. Dans certains campements, les propriétaires, les employeurs et les shawish (représentants de la communauté), étant parfois la même personne, ont une organisation des loyers et du travail s’apparentant à un esclavage ne disant pas son nom. De plus, dans ces zones, des acteurs ont développé des systèmes de médiations communautaires de résolutions des conflits qui peuvent agir comme des juridictions informelles. En conséquence, des principes de justice, fondés sur des traditions claniques et religieuses, influencés par les enjeux politiques locaux, sont opérants dans les communautés syriennes et priment sur la justice libanaise.
Globalement, le Liban vit une situation politique instable et on observe une désinstitutionnalisation (Hasbani, 2007) progressive de l'État. Certaines zones ont développé, avec ou sans le soutien des autorités, des gouvernances locales (Al Masri, 2016). En particulier, certains partis politiques exercent une autorité très importante. Dans ce contexte, les zones concernées par ces politiques locales apparaissent comme des espaces différenciés (Hanafi, 2008), dont les autorités judiciaires et politiques sont quasiment exclues. L’établissement des Syriens dans la région, n’ayant pas été organisé en tant que tel, s’est fait de manière implicite et négociée. Par conséquent, des acteurs locaux, ayant une influence politique, économique ou religieuse, jouent un rôle prépondérant dans l’établissement et la gestion des camps informels, tout autant qu’ils ont une influence concernant l’organisation du travail et la construction d’une justice locale et informelle. Les relations qui se tissent entre ces acteurs répondent moins à une organisation établie qu’à un fonctionnement tacite, jalonné par des réseaux préexistants et par des jeux d’interconnaissance entre acteurs. Ces relations, forcément partiales, sont empreintes d’enjeux locaux qui dépassent largement le sujet de l’accueil de communautés syriennes.
Les organisations internationales souhaitant intervenir auprès de ces communautés doivent se confronter à ce contexte local, jalonné par des enjeux de pouvoir. Si les ONG ont un discours relativement neutre concernant les autorités du pays et le contexte politique, leur relation avec ces derniers reste complexe et ils se confrontent à des enjeux internationaux et locaux qui ne sont pas toujours maîtrisés. Il convient de préciser que l’ONG en question était étrangère. Elle importe d’Europe des modèles d’intervention basés sur la participation des communautés, l’autodétermination des peuples, la gouvernance communautaire, le développement de modes de régulation locaux et le soutien à la justice traditionnelle. Cette approche vise à renforcer les capacités des acteurs communautaires à travers notamment la création de réseaux et la construction d’espace de collaboration avec le soutien de l’organisation internationale. Le projet de l’ONG est de favoriser l’établissement d’une justice restauratrice. Il est apparu qu’elle entretenait un rapport ambivalent avec certains acteurs locaux, notamment quand ils devenaient les intermédiaires entre les ONG et la communauté. Ces logiques d’intervention pouvaient parfois consolider des rapports de pouvoir préexistant, voire renforcer l’autorité de certains acteurs. Comment analyser ce rapport ambigu que doivent entretenir les organisations internationales, pour à la fois garantir leur présence auprès des populations vulnérables, tout en évitant de soutenir le pouvoir et l’autorité de certains acteurs ? Les ONG peuvent-elles devenir un instrument de légitimation des certains groupes, de certaines organisations, et indirectement d’enjeux politiques, sociaux et économiques ?
De fait, l’action des ONG influence grandement le contexte sociopolitique en place. Il s’agit de ne pas omettre cette dimension de l’intervention des organisations internationales. Si leur intervention vise à redonner une place aux communautés, le pouvoir de certains acteurs influents peut s’en voir renforcé. L’organisation prend alors des risques, notamment celui d’exclure des populations déjà ostracisées par une communauté ou de soutenir indirectement des organisations politiques ou des systèmes discriminatoires.
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