Fiche Documentaire n° 5435

Titre Cohésion sociale et développement économique
: le travail social est-il une charge ou un investissement ?

Contacter
l'auteur principal

Auteur(s) TEISSIER FRANçOIS  
     
Thème  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

Résumé | Bibliographie | Les auteurs... | Article complet | PDF (.fr) | Résumé en anglais | PDF .Autre langue | Tout afficher

Résumé

Cohésion sociale et développement économique
: le travail social est-il une charge ou un investissement ?

Lorsque l'on parcourt les différentes définitions du travail social depuis celles des Nations Unies en 1957, on passe d'une logique de la "prise en charge" des publics concernés, puis - à partir des années 1990 - à une logique "d'accompagnement social". Avec le Haut Conseil en Travail Social (HCTS, 23 février 2017) on en vient à dire, entre autres, que "le travail social contribue à promouvoir […] le développement social et la cohésion sociale". Et des travaux récents osent considérer que "la cohésion sociale favorise une intelligence collective qui s'avère une source de création de richesse plus efficiente et plus durable que l'allocation des ressources par le seul jeu du marché".
La question se pose alors de savoir s'il ne faut pas - au regard de ce qui est en jeu, la cohésion sociale - considérer le travail social non plus comme une charge mais comme un investissement.
- Cohésion sociale et développement économique
Énoncée pour la première fois par le sociologue Émile Durkheim dans son ouvrage De la division du travail social en 1893, la cohésion sociale est alors l'état de bon fonctionnement de la société où s'exprime la solidarité entre individus et la conscience collective.
De nombreux travaux montrent que tant un niveau élevé qu’une augmentation des inégalités réduisent le niveau et la soutenabilité de la croissance du PIB dans les économies avancées.
Des inégalités excessives ou trop dynamiques pèsent sur l’investissement en capital humain des plus pauvres, engendrent une instabilité politique qui freine l’investissement et réduisent le consensus social nécessaire aux réformes favorables à la croissance.
Il en est de même des discriminations (origine géographique, handicap, orientation sexuelle, lieu de résidence, etc.). Entorse au principe républicain d’égalité des chances, les discriminations sont aussi un manque à gagner économique.
Selon l’OCDE, le maintien des inégalités au niveau actuel a un coût non négligeable pour la croissance dans les économies avancées, de l’ordre de 0,2 % à 0,3 % par an. Il s'en suivrait que la croissance sur la décennie 2017-2027 ne serait que de l’ordre de 1,5 % par an.
- Le travail social : charge ou investissement ?
Selon le HCTS, "le travail social vise à permettre l'accès effectif de tous à l'ensemble des droits fondamentaux et à assurer la place de chacun dans la société". On n'y parle plus de "prise en charge" des publics concernés. Ne faut-il pas dès lors aller plus loin et parler "d'investissement social" ? Et corrélativement s'interroger sur son "rendement" ?
En 2013 la Commission européenne introduit la définition suivante "Les investissements sociaux consistent à investir dans les personnes en adoptant des mesures pour renforcer leurs compétences et leurs capacités et leur permettre de participer pleinement au monde du travail et à la société".
Cette vision pose des questions nouvelles, voire existentielles, aux politiques publiques et aux professionnels. Ainsi, comment :
- utiliser les budgets sociaux de façon plus efficace et plus rationnelle afin de garantir une protection sociale adaptée et durable ?
- renforcer les capacités actuelles et futures des personnes pour améliorer leurs chances de participer à la société et au monde du travail ?
- disposer de services et de prestations intégrés pour aider les personnes tout au long de leur vie et atteindre des résultats sociaux positifs durables ?
- mettre en œuvre des mesures préventives, plutôt que curatives, afin de réduire les besoins en prestations et disposer ainsi des moyens pour aider les personnes qui en ont le plus besoin ?
Mais qui dit "investissement" espère que la dépense engagée "rapportera"… plus tard. La question du "rendement" des investissements sociaux a fait l'objet de divers travaux, mais le champ de la recherche est encore très largement à labourer, tant il est difficile d'en démêler la complexité. L’exploration de cette question et de ce champ fera donc l’objet de cette communication se situant dans l’axe 3 de l’appel.

Bibliographie

- Définitions du travail social. Travail social, Wikipédia.
- Définition donnée par le Haut Conseil du Travail Social (HCTS) 23 février 2017. UNAFORIS 23-03-2017.
- Code de l’action sociale et des familles. Décret n° 2017-877 du 6-05-2017. Nexem 18 mai 2017.
- Éric Dacheux et Daniel Goujon, La cohésion sociale source de la richesse économique (communication aux XXXe journées de l’AES Charleroi, Belgique les 9 et 10 septembre 2010).
- Émile Durkheim De la division du travail social. 1893
- Conseil de l’Europe : "Vers une Europe active, juste et cohésive sur le plan social". Rapport de la task force de haut niveau sur la cohésion sociale au XXIème siècle. 26-10-2007
- Nouvelle stratégie et Plan d'action du Conseil de l'Europe pour la cohésion sociale. 7-07-2010
- Nouvelle stratégie et Plan d’action du Conseil de l’Europe pour la cohésion sociale approuvés par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 7 Juillet 2010
- Rachel GUYET, "Les politiques de cohésion économique et sociale au sein de l'Union européenne", CERISCOPE, Pauvreté 2012
- Conseil économique, social et environnemental : "La stratégie d'investissement social", Bruno Palier rapporteur février 2014
- France stratégie, "Quelle France dans dix ans ? Les chantiers de la décennie". Juin 2014chantiers de
- France stratégie 2017-2027 Voir plus loin, voir plus clair : "La croissance mondiale d'une décennie à l'autre" Arthur Sode 2016 et "Dettes, déficit, dépenses : quelles orientations ?" Arthur Sode 2016
- "Dettes, déficit, dépenses : quelles orientations ?" : commentaire par Jacques Fournier, conseiller d'État honoraire
- France stratégie : "Le coût économique des discriminations" Septembre 2016
- Commission européenne : définition de l'investissement social
- France stratégie : "L'investissement social : quelle stratégie pour la France ?" 2017
- Peut-on estimer le rendement de l'investissement social ? Arthur Heim. France stratégie Janvier 2017
- Comment estimer le rendement de l'investissement social ? Arthur Heim. France stratégie Janvier 2017

Présentation des auteurs

François Teissier est président de l'IMFRTS, retraité de la fonction publique territoriale.

Communication complète

Le travail social est-il une charge ou un investissement ?





Il faut commencer par rappeler qu'en 2013 la Commission Européenne introduit la définition suivante : "Les investissements sociaux consistent à investir dans les personnes en adoptant des mesures pour renforcer leurs compétences et leurs capacités et leur permettre de participer pleinement au monde du travail et à la société".

Cette définition est on ne peut plus claire !

En France, selon le Haut Conseil en Travail Social (23 février 2017), "le travail social vise à permettre l'accès effectif de tous à l'ensemble des droits fondamentaux et à assurer la place de chacun dans la société".

Et si l'on parle d'investissements sociaux, les questions sont dès lors les suivantes : comment

- utiliser les budgets sociaux de façon plus efficace et plus rationnelle afin de garantir une protection sociale adaptée et durable ?

- renforcer les capacités actuelles et futures des personnes pour améliorer leurs chances de participer à la société et au monde du travail ?

- disposer de services et de prestations intégrés pour aider les personnes tout au long de leur vie à atteindre des résultats sociaux positifs durables ?

- mettre en œuvre des mesures préventives, plutôt que curatives, afin de réduire les besoins en prestations et disposer ainsi des moyens pour aider les personnes qui en ont le plus besoin ?

Ces questions interrogent tout autant les pratiques professionnelles que les politiques publiques.

Du point de vue des pratiques professionnelles, mettre systématiquement au cœur de l’accompagnement social les "capabilités" (selon l'expression d'Amartya Sen) des personnes et des familles, cela suppose une évolution profonde des pratiques actuelles, parfois trop normatives, encouragées en cela par la multiplication de dispositifs contraignants.

D'où l'importance fondamentale de la formation des professionnels de l'intervention sociale. Il s'agit là d'un investissement social essentiel. Il en est de même pour la recherche. L’usager du service social en tant que porteur de capabilités (compétences, motivations, ressources) est à mettre au centre de la formation et de la recherche.

Du point de vue des politiques publiques si l'on parle désormais d'investissements sociaux, la question est alors de savoir si le travail social doit continuer à être analysé comme une charge, alors qu'il serait plus pertinent de le comprendre comme un investissement 'au sens économique du terme ?).

En effet si le social est perçu comme un coût, il est une charge que les décideurs politiques doivent absolument chercher à réduire pour ne pas alourdir un impôt déjà conséquent en situation de crise économique et aggraver une dette déjà insupportable.

À l’inverse, si le social est perçu comme un investissement, il devient "un placement pour l’avenir qu’il convient de faire fructifier". Il est alors analysé, non pas en ce qu’il pèse sur les finances publiques, mais pour ce qu’il favorise de lien social restauré, d’intégration réussie de tous les citoyens, de cohésion sociale.

Selon Roland Janvier auquel j'emprunte ces propos et dans la foulée de recherches déjà faites en ce sens (Patrick Viveret, Amartya Sen, Stiglitz, Fitoussi…), il faudrait aller jusqu'à "modifier les critères de la comptabilité nationale pour mettre en valeur les investissements, non au regard de leur coût de court terme, mais de leur rendement de long terme pour le vivre ensemble".

Le mot est donc lâché : celui de "rendement des investissements sociaux".

Car lorsqu'on dit "investissement" on espère que la dépense engagée "rapportera"… plus tard.

Pour l’État providence, c’est une révolution copernicienne. Mais il faut en faire la preuve. Faute de quoi, l’investissement social restera une promesse.

La question du "rendement" des investissements sociaux a fait l'objet de divers travaux, mais le champ de la recherche est encore très largement à labourer, tant il est difficile d'en démêler la complexité.

Plutôt que de rendement il est d'ailleurs plus pertinent de parler de "retour sur investissement" en termes de bénéfices sociaux et de dépenses évitées.

Au début des années 2000, lorsque la Commission Européenne avait lancé une réflexion sur le chiffrage des coûts évités grâce aux politiques sociales, il n’en était sorti qu’un court document à caractère très général.

Investir dans les personnes, renforcer leurs capacités d’adaptation et de résilience, leurs compétences ou capabilités et leur autonomie serait bien plus rentable que de continuer à assurer et gérer les risques sociaux (comme le font la majorité des États providence aujourd'hui). En clair, prévenir serait plus efficace que guérir.

Des études diverses ont été réalisées depuis une quinzaine d'années mais de qualité inégale et pouvant nuire à la crédibilité et à la pertinence de la notion.

La question a été clairement reprise en 2016-2017 par France stratégie au cours d'un certain nombre de séminaires et de documents produits, notamment le rapport final d'Arthur Heim "Comment estimer le rendement de l'investissement social ?"

Arthur Heim propose, dans ce rapport, une méthodologie pour tenter de le démontrer.

L'auteur montre que le niveau macroéconomique n’est pas pertinent. Parce qu’il est très difficile de distinguer ce qui relève de l’investissement dans le total des dépenses sociales d’un État, et parce qu’il est encore plus délicat d’établir un lien de causalité.

L’auteur préconise de se placer au niveau dit "méso-économique" d’une politique sociale, voire d’un dispositif et de mobiliser « l’évaluation d’impact » pour mesurer ses effets. Cette méthodologie consiste à comparer la situation des bénéficiaires d’une politique sociale à ce qu’elle serait en l’absence d’intervention, situation hypothétique appelée « contrefactuelle » qui doit être statistiquement construite.

Une fois évalué l’impact d’une politique sociale, reste à estimer son rendement en mettant en regard la valorisation monétaire des effets mesurés et les coûts associés à cette politique. Ce qui suppose également l’usage de méthodologies complexes.



A titre d'illustration est souvent cité l’exemple emblématique du HighScope Perry Preschool Curriculum, un programme expérimental d’éducation préscolaire pour de très jeunes enfants défavorisés, dans la banlieue du Michigan entre 1962 et 1967. Pour juger des effets du programme sur les enfants, les bénéficiaires avaient été tirés au sort et leur parcours comparé sur la durée avec celui d’un "groupe de contrôle" composé d’enfants non sélectionnés, et ce dans tous les champs, y compris l’évolution de leur quotient intellectuel. Les analyses coûts-bénéfices de ce programme ont été réalisés en 2010 (Heckman J.J., Moon S., Pinto R., Savelyev P. et Yavitz A. 2010).

Estimations du rendement du programme Perry Preschool,

une évaluation pionnière et à long terme





Ce graphique présente les coûts et bénéfices nets (actualisés au taux de 3%) par enfant bénéficiaire du programme. Ces enfants, suivis toute leur vie, ont plus souvent obtenu leur diplôme d’études secondaires, ont commis moins de crimes, ont eu moins recours aux services sociaux et bénéficié de plus hauts revenus que la cohorte n’ayant pas bénéficié du programme. De cette évaluation d’impact emblématique, on retient souvent l’idée qu’un dollar dépensé en matière d’intervention précoce peut rapporter jusqu’à 17 dollars à la société.



Au-delà de cette illustration où en est-on aujourd'hui ?

Selon France stratégie, en dépit des travaux réalisés, on ne parvient pas aujourd’hui, ou alors imparfaitement, à quantifier et à valoriser les impacts des investissements sociaux sur la société et leur "rendement". Les calculs socioéconomiques doivent être perfectionnés pour être adaptés aux spécificités de ce type d'investissements.

C'est pourquoi, suite à ses propres travaux de 2016-2017, France stratégie a mis en place dès février 2018 un groupe de travail composé d'une vingtaine d’experts issus du monde universitaire et d’administrations et organismes publics.

Ses conclusions étaient attendues à l’automne 2018. À ce jour, et à ma connaissance, elles ne sont toujours pas publiées. C'est dire si, comme je l'évoque plus haut, le champ de la recherche en cette matière demeure encore très ouvert.

Je trouverais particulièrement intéressant que l'AIFRIS, et en France l’AFRIS et l'UNAFORIS, s'emparent de ces questions.



Aperçu sur une expérience très originale en France :

« Territoires zéro chômeur de longue durée ».

Cette expérience n'est pas une réponse aux problèmes complexes évoqués ci-dessus, mais elle donne à voir que ce n'est pas une utopie de parler de "rendement des investissements sociaux".

A l'initiative d’ATD Quart Monde une étude macro-économique réalisée en 2015 et réactualisée en 2017 a évalué l’ensemble des coûts de la privation d’emploi de longue durée. Ils s'élèvent en France à un minimum de 43 Milliard d'€ par an, soit 15 000 € minimum par an et par personne concernée (voir ci-dessous le détail).

La loi 231-2016 du 29 février 2016 a suscité une expérimentation en cours sur une dizaine de territoires, avec la création du "Fonds d’expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée" présidée actuellement par Louis Gallois.

Ce fonds recueille par transfert ce qui de façon classique est affecté, dans le territoire concerné, au coût de la privation d’emploi. Les contributions proviennent donc de l’État, des conseils départementaux et régionaux, des communautés de communes et des organismes publics et privés volontaires pour entrer dans l’expérimentation.

Ces contributions sont alors redirigées vers le financement d'emplois en CDI utiles dans le territoire concerné mais non concurrentiels avec l’économie classique. Il s’agit d’activités supplémentaires exercées dans le cadre d’ "Entreprises à But d’Emploi (EBE)" créées à cet effet, qui suppose le transfert d’un budget existant et pérenne sans coût supplémentaire pour la collectivité puisqu'il d'agit d'économies réalisées par l’embauche dans les EBE de chômeurs de longue durée. Les EBE produisent donc des emplois supplémentaires en fonction du besoin d’emplois de la population locale.

Outre la réaffectation des coûts et manques à gagner dus à la privation durable d’emploi (RSA, CMU, etc.), les EBE bénéficient du chiffre d’affaires réalisé grâce à la facturation de prestations de produits ou de services.

L’expérimentation engagée ne ressemble à aucune autre : elle est profondément novatrice, par son objectif (l’exhaustivité), par sa méthode (la création d’emplois utiles supplémentaires et la mise en dynamique des territoires) et par son financement (l’activation de dépenses passives et des recettes créées par la mise à l’emploi).

Ce bilan apporte également la confirmation que la mise à l’emploi de PPDE peut être financée sans accroître globalement la dépense publique et qu’elle renforce les économies locales.

Les acquis de l’expérimentation actuelle sont suffisamment convaincants pour qu'une attente forte s’exprime. Et que des dizaines de territoires volontaires se préparent d’ores et déjà à entrer dans l’expérimentation.





































Alors, oui, il me semble temps, grand temps même de considérer que les bénéfices non seulement sociaux mais économiques (encore débattus et discutés aujourd’hui mais sur lesquels planchent nombre d’économistes « hétérodoxes » partout dans le monde) que sont à même de procurer l’intervention sociale sur le plan de la cohésion sociale, de la qualité de vie et du vivre ensemble doivent être désormais considérés comme des investissements. Des investissements qui doivent constituer le socle des sociétés contemporaines et de leur renouveau.

À chacun d’entre nous d’œuvrer, là où nous sommes, et dans les organisations qui sont les nôtres, dans cette direction : celle d’un véritable renversement des perspectives, et de la production d’approches et de connaissances nouvelles, sur ces questions.

Résumé en Anglais


Non disponible