Fiche Documentaire n° 5447

Titre Médecins Sans Frontières : entre intégration et rejet par les populations locales

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Auteur(s) JOXE LUDOVIC  
     
Thème  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

Médecins Sans Frontières : entre intégration et rejet par les populations locales

Si l'on considère l'activité humanitaire internationale comme une action sociale, c'est en même temps celle au travers de laquelle les enjeux identitaires et les questions d'intégration ou de rejet sont peut-être les plus criants. Avec des travailleurs dits « expatriés » qui viennent du monde entier (139 pays différents en 2014), de niveaux d’éducation hétérogènes et de classes sociales variées, sur des terrains d’intervention multiples, parfois au Nord, parfois au Sud, parfois en ville, parfois en brousse, les problématiques propres à tout travail social y semblent exacerbées.

S’appuyant sur une cinquantaine d’entretiens et une observation participante sur dix missions humanitaires dont neuf avec Médecins Sans Frontières (MSF) et une avec ALIMA, cette communication expose les limites pratiques du vivre-ensemble dans le cas du travail humanitaire.

Les expatriés sont d’abord soumis à des règles de sécurité parfois si strictes qu’elles les coupent de la population locale. Ils vivent souvent dans des résidences sécurisées qui fragilisent la possibilité de vivre ensemble. « La construction de murs surmontés de barbelés ou la réduction des mouvements de personnels peuvent certes protéger, mais elles éloignent aussi les humanitaires des bénéficiaires et peuvent miner l’acceptation » (Vinhas 2014, 76). La mission MSF devient une « institution totale » au sens d’Erving Goffman, c’est-à-dire « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » (Goffman 1968, 41).

Les expatriés viennent ensuite parfois avec l’idée que la mission de l’organisation est juste et supérieure aux débats partisans locaux. Pourtant, les interactions quotidiennes avec la population, les patients ou les autorités, montrent que ce point de vue n’est pas nécessairement partagé. Dans les cas les plus extrêmes, les centres de traitement sont brûlés (comme lors de la crise Ebola de 2014) (Fribault 2015; Hofman et Au 2017), les bureaux sont braqués (sur de nombreux terrains), l’organisation attaquée en justice (dans quasiment tous les pays où MSF intervient), les équipes surveillées par les services secrets (au Pakistan ou en Ukraine) ou les activités interdites (en Éthiopie ou en Syrie).

Dans les situations où l’acceptation semble plus aisée, MSF reste cependant un objet dont les différentes parties prenantes se saisissent pour faire valoir leurs propres intérêts. Certains responsables politiques locaux voient en MSF la possibilité de se vanter de résultats médicaux ou du dynamisme de l’emploi, de pointer du doigt la faiblesse de leurs adversaires.

Dans un secteur professionnel dont le cœur de l’activité est fondamentalement marqué du sceau de l’incertitude (les organisations humanitaires interviennent en priorité sur les zones qu’elles jugent être en crise), les enjeux de pouvoir y sont renforcés. En effet, le pouvoir se logeant dans les « zones d’incertitude » (Friedberg 1972, 40), il est d’autant plus fort entre les différentes parties prenantes du secteur humanitaire.

Cette communication propose finalement de réfléchir sur les contextes dans lesquels l’action humanitaire est la mieux acceptée et d’essayer de dégager les possibilités d’existence du vivre-ensemble, en particulier dans un monde incertain (Paugam 2015).

Bibliographie

Fribault, Mathieu. 2015. « Ebola en Guinée : violences historiques et régimes de doute ». Anthropologie & Santé. Revue internationale francophone d’anthropologie de la santé, n° 11 (novembre).
Friedberg, Erhard. 1972. « L’analyse sociologique des organisations ». Pour, n° 28.
Goffman, Erving. 1968. Asiles. : Etude sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus. Paris: Les Editions de Minuit.
Hofman, Michiel, et Sokhieng Au. 2017. The Politics of Fear: Médecins sans Frontières and the West African Ebola Epidemic. Oxford University Press.
Paugam, Serge. 2015. Vivre ensemble dans un monde incertain. Nouvelles éditions de l’Aube.
Vinhas, Stéphane. 2014. « La sécurité des humanitaires en question ». Humanitaire. Enjeux, pratiques, débats, n° 37 (mars): 74‑85.

Présentation des auteurs


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Communication complète

Cette communication propose un changement d’échelle de la thématique du congrès “Sociétés plurielles, travail social et vivre-ensemble”. Elle propose un déplacement de la focale de “l’action sociale” et du “vivre-ensemble” depuis le local vers l’international, et depuis le temps long vers le temps court. En effet, ma communication s’intéresse à l’action humanitaire et en particulier à Médecins Sans Frontières (MSF), et à l’acceptation, voire l’intégration de ses activités dans les contextes d’intervention. L’action humanitaire voit ainsi cohabiter des acteurs issus de très nombreux pays dans une zone et une période de temps souvent restreinte. Avec des travailleurs dits “expatriés” qui viennent du monde entier (139 pays différents en 2014), de niveaux d’éducation hétérogènes et de classes sociales variées, sur des terrains d’intervention multiples, les problématiques de “vivre ensemble” propres à tout travail social y semblent exacerbées. Il s’agit aussi bien du “vivre ensemble” avec le personnel dit “national” ou “staff nat” représentant environ 90% des ressources humaines de l’organisation (chauffeurs, comptables, médecins, etc.) que du “vivre ensemble” avec les populations locales, patients et autorités politiques.

Dans cette communication, je vais traiter des questions d’intégration ou de rejet de MSF dans ses contextes d’intervention. De quelle façon l’organisation est-elle perçue ? Comment se légitime-t-elle ? Quelles sont les limites qu’elle rencontre dans son intégration ? Comment le vivre-ensemble existe-t-il sur un temps court et entre des populations aussi diverses ? Dans quelle mesure cette observation du travail de MSF et ce changement d’échelle nous en apprennent-ils sur la thématique de ce congrès, c’est-à-dire sur le travail social ? Pour répondre à ces questions, je m’appuie sur mon travail de thèse qui repose sur une cinquantaine d’entretiens auprès d’expatriés de MSF et sur une observation participante en tant qu’expatrié sur une dizaine de missions MSF.





Quelle que soit la situation du projet, les expatriés sont d’abord soumis à des règles de sécurité théoriquement adaptées au contexte mais souvent draconiennes. Celles-ci peuvent atteindre une telle extrémité qu’elles couperaient les équipes de leur environnement et deviendraient handicapantes (Vinhas 2014; Autesserre 2014). En Ukraine, celles-ci n’étaient pas autorisées à sortir de leur habitation entre 22h et 6h. À Bangui, il était interdit, y compris en journée, de marcher dans les rues de la ville. Tous les déplacements devaient se faire en véhicule MSF. Certains expatriés se retrouvent ainsi enfermés dans des compounds, enfermement à l’origine du néologisme indigène “combound”, mélange de “compound” et “bound”. Selon Stéphane Vinhas, “la construction de murs surmontés de barbelés ou la réduction des mouvements de personnels peuvent certes protéger, mais elles […] peuvent miner l’acceptation. Les maisons d’expatriés transformées en prisons volontaires et les ‘mentalités de bunker’ peuvent être préjudiciables […] dans les représentations des bénéficiaires” (Vinhas 2014, 76). Dès lors, suspicion, doutes et rumeurs se multiplient au sein de l’environnement local.



En 2014, les acteurs de la lutte contre l’épidémie d’Ebola, dont MSF faisait partie, étaient mal perçus par la population locale (Fribault 2015). De nombreuses rumeurs couraient autour des activités MSF ayant parfois fait croire, entre autres, à des trafics d’organe. L’épidémie aurait été un complot. Les “blancs” seraient venus en Guinée pour tuer les habitants. En conséquence, des menaces lourdes pesaient sur les centres de traitement, dont certains ont été effectivement brûlés (Hofman et Au 2017). En Ukraine, en août 2015, un rassemblement composé d’une centaine de personnes s’était formé devant les bureaux MSF. Les manifestants agitaient des slogans disant : “Ne fermez pas les yeux” ou bien “MSF à la solde de l’Ukraine”.

Sans parler nécessairement de rumeurs, de suspicions ou de manifestations, les populations locales et les acteurs locaux sont plus simplement défiants. Au Pakistan, le médecin canadien responsable des urgences était quotidiennement menacé physiquement par les familles des patients, qui exprimaient ainsi leur désaccord avec les décisions médicales. Ce médecin canadien avait décidé de poster des vigiles devant chaque salle des urgences pour intimider les familles. Sur de nombreux projets, MSF est attaquée en justice pour différentes raisons : conflits au travail, licenciement abusif, non-respect du droit de propriété, etc.

Enfin, sans rumeur ou sans défiance, les locaux peuvent se montrer véhéments. La population locale attaque parfois violemment l’organisation pour des raisons davantage financières : car-jacking, assaut d’un convoi, braquage, séquestration, etc. En 2017, MSF annonçait un cambriolage armé de son projet à Mweso en RDC, doublé de violences physiques. Lors de la fermeture d’un projet, les menaces de pillage des infrastructures MSF sont également fréquentes, parfois mises à exécution, renforçant une atmosphère de suspicion, de démoralisation ou d’anxiété générale (Swaen et al. 2004; Campbell et Pepper 2007).

MSF fait pourtant des efforts pour s’intégrer. Dans certaines situations, MSF épouse, dans les limites de sa Charte, les habitudes locales. Au Pakistan, les expatriés hommes portent les “shalwar kameez” traditionnels et les expatriées femmes se voilent. Au Niger et au Pakistan, MSF met en place des salles de prière dans les lieux de travail. Mais ces concessions pèsent souvent peu vis-à-vis des enjeux de l’intervention de MSF. “Dans l’œil des autres”, l’acceptation par la population et par les autorités politiques reste compliquée (Abu-Sada 2011).



En mettant en place ses activités, MSF devient en effet un marqueur clivant et un enjeu pour les autorités politiques locales. Selon leurs ambitions propres, celles-ci sont tantôt bienveillantes, voyant en MSF un vecteur d’argent, d’emplois, d’amélioration de la santé publique, susceptible redorer leur blason, ou tantôt hostiles, voyant leurs prérogatives diminuer à la suite de l’arrivée de l’organisation. Au Pakistan en 2017, deux responsables sanitaires régionaux s’affrontaient, chacun souhaitant que MSF intervienne dans la zone dont il avait la responsabilité. Au niveau national, MSF était sous surveillance des services secrets ; des enquêteurs menaient des interrogatoires directement dans les bureaux des projets. En DNR (Donetsk People's Republic), MSF avait été progressivement mise hors-la-loi par le gouvernement lui-même. Après des mois de pression, il avait fini par expulser MSF et mettre sous scellés ses entrepôts. En Éthiopie, considérant que MSF devait employer des ressources humaines locales et non internationales, les autorités refusaient de délivrer des visas de travail aux expatriés.

Dans d’autres pays où les indicateurs économique et sanitaire sont plus élevés, où l’État est peut-être plus fort, l’accueil est souvent encore plus difficile. En 2016, MSF souhaite ouvrir un camp d’accueil de réfugiés sur la commune de Grande-Synthe en France. Les négociations sont longues entre l’État et les différents acteurs pour que le projet aboutisse. En 2017, l’Italie impose un “code de conduite” aux ONG qui repêchent des migrants dans la mer Méditerranée.



Enfin, les relations avec les partenaires techniques d’un projet peuvent aussi être tourmentées. Régulièrement, MSF investit des structures de santé qui existent déjà. En Tanzanie, MSF avait pris en charge le service de pédiatrie de la structure hospitalière du camp de réfugiés de Nyarugusu. En Ukraine, des équipes MSF proposaient des consultations gratuites dans des postes de santé préexistants. En RCA, MSF avait investi une aile de l’hôpital général de Bangui. Ces structures de santé disposent toujours préalablement d’un ou plusieurs responsables, mais l’arrivée de MSF bouscule l’ordre des choses.

Le plus souvent, l’accord signé avec les responsables politiques locaux ou nationaux précise la répartition des activités. Les responsables techniques desdites structures doivent alors mettre en pratique des décisions pour lesquelles ils n’ont pas été nécessairement consultés. Un ressentiment vis-à-vis de l’organisation peut alors apparaître. En Haïti, suite à l’ouragan Matthew de 2016, l’aide de MSF s’est progressivement transformée en “cauchemar” pour la directrice de l’hôpital d’un village. Selon elle, la structure dont elle avait la responsabilité lui échappait : “C’est un manque de respect. Je ne peux pas supporter ça […]. MSF contrôle mes heures de travail ? Et puis quoi encore !”. Elle démissionnera quelques semaines plus tard de son poste de la fonction publique.



Finalement, ces observations mettent en évidence une défiance symétrique des parties prenantes. D’un côté, MSF ne fait peu ou pas confiance dans les institutions locales (par exemple en court-circuitant leur système de santé) et peu ou pas confiance dans les acteurs locaux (par exemple en considérant que leurs pratiques managériales ou médicales ne seraient pas adéquates). De l’autre, les acteurs locaux rejettent l’intervention de MSF : manifestations, plaintes, vols, braquages, etc.

De cette manière, ces différentes observations posent en filigrane la question du lien social et de la confiance. Le “vivre ensemble” signifierait, dans le cas de l’intervention humanitaire, la possibilité d’établir un lien social entre des populations très diverses sur des périodes de temps très courtes. Or si l’on entend le lien social comme une “solidarité organique” au sens d’Émile Durkheim, alors il est nécessaire d’établir une règlementation formelle ou informelle entre organes pour “vivre ensemble”. C’est la règlementation, c’est-à-dire la possibilité de constituer des “boites noires” (Callon et Latour 2013, 19) par lesquelles les différentes parties prenantes se font mutuellement confiance, qui pose les bases d’un rejet ou d’une acceptation réciproque.

Résumé en Anglais


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