Fiche Documentaire n° 5448

Titre Rendre compte de la maltraitance des enfants par l’image cinématographique ; enjeux pour le travail social et ses formations

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Auteur(s) MÉNOCHET Laurent  
     
Thème  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

Rendre compte de la maltraitance des enfants par l’image cinématographique ; enjeux pour le travail social et ses formations

Cette communication propose de poser un regard sur la question sociale de l’enfance en danger dans le cinéma. Quels sont les enjeux, l’intérêt et les limites de l’utilisation des images produites sur ce thème dans les établissements de formation en travail social, tant au niveau des formations que de la recherche ? Travaillés dans les formations, les films peuvent être pris comme des espaces de mise en perspective de la complexité du réel et de nos sociétés. Ils sont “des supports favorisant l’identification et l’implication” (Hélias et Labarre, 2018), et, en ce sens, servent le travail social et ses acteurs.

Notre réflexion partira d’un film libanais sorti sur les écrans en 2018, “Capharnaüm” (prix du jury au festival de Cannes), réalisé par Nadine Labaki, et dont l’objet principal est de rendre compte de la situation d’enfants de familles pauvres libanaises et d’enfants de réfugiés dans un quartier de Beyrouth.

Un film juste ou juste un film ?

Le film “Capharnaüm”, qui montre le quotidien d’une famille pauvre, puis le parcours chaotique d’un jeune garçon - qui choisit de vivre à la rue plutôt que dans cette famille maltraitante - dénonce à la fois une crise sociale, une crise culturelle et une crise migratoire. Ce film de fiction est une critique forte et sensible de la situation des enfants de la rue à Beyrouth. Nous analyserons en quoi le film essaye d’être une image juste de la réalité. Nous verrons ce qu’il dit de la société libanaise, de son système social et judiciaire, et comment il prend en compte les questions migratoires si prégnantes au Liban.
Nous verrons également, à partir de la question de la judiciarisation de la responsabilité parentale, que le film, en donnant la parole à un enfant sur une scène médiatique et juridique, est une tribune pour la cinéaste-avocate se posant en défenseure des droits de l’enfant.

Le cinéma a depuis longtemps représenté l’enfance en danger. Pensons au “Kid” (1921) de Chaplin, comme l’une des premières figures cinématographiques d’enfants des rues. C’est “la condition tragique de l’enfant au cinéma” (Babin, 2016) qui vient frapper le regard des adultes. Il est notable d’observer qu’à Cannes, en 2018, ce sont deux films mettant en scène des enfants et posant la question de la parentalité qui ont été primés (le second étant la Palme d’or). Le “cinéma social” traitant de la question de l’enfance a-t-il vocation à faire évoluer les représentations et les pratiques en travail social ? Le poids de l’image est-il de nature à transformer le regard des citoyens et plus précisément des travailleurs sociaux et des décideurs ? Pour ce qui relève de l’enfance en danger, quelles questions ces images posent-elles d‘un point de vue général à nos sociétés plurielles, au vivre ensemble, et plus particulièrement au travail social ? Mais donner à voir, questionner, interpeller, dénoncer, si cela est revendiqué par des cinéastes, n’est-ce pas aussi une posture possible du travailleur social ?

1. “Une affaire de famille” de Hirokazu Kore-eda. Palme d’or au festival de Cannes 2018.

Bibliographie

Babin, Stéphanie. "L'enfant au cinéma: la condition tragique d'une figure traumatique." Mémoire, 2016, 122 p.
http://hdl.handle.net/1866/13723

Braganti, Thierry. « Changer de point de vue et prendre position. “Films, ciné-club et «cinéma de poésie » », Le sociographe, n°2, 2015, pp. 115-122.

Diasio, Nicoletta. “Sacralisation de l’enfant et remise en cause de l’autorité des parents : l’exemple de la presse italienne”. p. 64. in : “Désirs de famille, désirs d’enfant”. 2009, revue des sciences sociales, n°41, 203 p.
http://revue-des-sciences-sociales.com/pdf/rss41.pdf

Dubois Sylvie, « La figure de l’enfant, objet du réalisme poétique de Vittorio De Sica et Cesare Zavattini », Italies [En ligne], 21 | 2017, mis en ligne le 19 janvier 2018, consulté le 28 janvier 2019.
http://journals.openedition.org/italies/5937

Dujin, Anne. « Introduction », Esprit, n°9, 2018, pp. 37-44.
https://www.cairn.info/revue-esprit-2018-9-page-37.htm

Gaspar Jean-François. “Tenir ! Les raisons d'être des travailleurs sociaux”. La Découverte, Paris, Enquêtes de terrain, 2012, 298 p.

Gavarini Laurence, « Figures et symptômes actuels de l'enfance : l'enfant victime ou la construction d'une mythologie et d'une normativité éducative », Le Télémaque, 2006, n° 29, pp. 91-110.
https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2006-1-page-91.htm

Hélias Anne, Labarre Stéphanie . « Des films pour nous comprendre. Une pédagogie de la réflexivité en formation d’assistant de service social », Le sociographe, hors série n°11, 2018, pp. 178-199.

Lebrun Jean-Pierre. « Le « travail social » des frères Dardenne », Cliniques méditerranéennes, n°2, 2010, pp. 183-197.

Luget Agnès de, Flores-lonjou Magalie. “L'enfant, le droit et le cinéma”. Presses Universitaires de Rennes : Rennes, 2012, 269 p.

Menochet Laurent. “Figures du traumatisme durant l’enfance au cinéma : une analyse comparée de quatre films classiques américains”. La revue de l'Aifris, n°0, 2017, pp. 95 - 110.
https://aifris.eu/20_commun/26_revue/LRA_00.pdf

“Travelling sur la question sociale”. Lien Social, n°1071-1072, 2012, pp. 10 - 40.

Présentation des auteurs

MENOCHET Laurent : Documentaliste IRTS N-C et documentariste, rattaché au pôle recherche.

Communication complète

Rendre compte de la maltraitance des enfants par l’image cinématographique ; enjeux pour le travail social et ses formations.



Cette communication propose un regard sur la question sociale de l’enfance en danger dans le cinéma. Cette réflexion part du film libanais “Capharnaüm” sorti sur les écrans en 2018. Il a été réalisé par Nadine Labaki, cinéaste libanaise (prix du jury au festival de Cannes). L’objet principal du film est de rendre compte de la situation d’enfants libanais de familles pauvres et de réfugiés à Beyrouth.



Que dénonce le film ?



Il se présente clairement comme un film à caractère social. La réalisatrice a eu l’intention de faire un film montrant plusieurs problèmes sociaux de la société libanaise avec au cœur la question de l’enfance maltraitée. “Capharnaüm” est un film engagé qui décrit et dénonce plusieurs situations sociales. D’abord le quotidien d’une famille pauvre, puis le parcours chaotique d’un jeune garçon de 12 ans qui choisit de vivre à la rue plutôt que dans sa famille négligente et maltraitante. Il y rencontre une jeune femme éthiopienne sans papiers et garde son bébé quand elle travaille. Suite à l'arrestation de cette dernière, Zain se retrouve seul avec l’enfant. Le film est une critique forte et sensible de la situation des enfants de familles pauvres. Nous analyserons en quoi le film essaye d’être une image juste de la réalité. Nous verrons ce qu’il dit de la société libanaise, de son système social et judiciaire, et comment il prend en compte les questions migratoires si prégnantes au Liban.



Une famille libanaise pauvre et précaire.



Zain décide d’intenter un procès à ses parents pour l’avoir mis au monde alors qu’ils ne sont pas capables d’élever convenablement leurs enfants. La famille est composée d’au moins 8 enfants. Les parents ne travaillent pas. Ils vivent d’expédients et de petits trafics (médicaments). Les enfants ne vont pas à l’école, ils travaillent dans la rue pour survivre et ramènent de l’argent aux parents. Zain travaille aussi pour l’épicier qui les loge. Un fils aîné est en prison. Ils sont libanais sans papiers car les parents n’ont pas les moyens de les déclarer à l’état civil. Ils sont comme invisibles aux yeux de la loi et de la société.



Les mariages arrangées de jeunes filles.



Les parents de Zain se sentent redevables de l’épicier qui leur loue leur logement. Celui-ci a des vues sur Sahar la jeune soeur de Zain, à peine plus âgée que lui. Les parents finiront par la marier à l’épicier, mais celle-ci finira morte en couches. Zain dans un accès de rage blessera gravement l’individu et sera emprisonné pour cela.



La situation des migrants à Beyrouth et l’esclavage moderne.



Dans son errance, Zain rencontre une jeune femme éthiopienne sans papiers et mère d’un bébé. Elle a dû quitter sa famille employeuse suite à une relation amoureuse et à l’enfantement. Elle doit refaire ses papiers auprès d’un faussaire mais manque d’argent. Elle vit dans la peur d’être arrêtée et que son enfant lui soit enlevé. Au Liban de nombreuses femmes immigrées sans papiers viennent travailler comme domestiques dans des familles (L.Polverini. 2018). Le film dénonce ces situations. En tant que pays frontalier, le Liban a subi l’impact de la guerre en Syrie avec une population de migrants syriens évaluées à environ 1 millions (1,9 millions de migrants au total sur 5,9 millions d’habitants). Cette situation est aussi abordée par le personnage de Mayssoun, une petite fille syrienne que Zain rencontre dans la rue et qui rêve de partir à l’étranger. Par le personnage d’Aspro, il dénonce aussi le trafic des passeurs, trafiquants d’êtres humains.



Le fonctionnement de la justice par rapport aux enfants en danger au Liban (protection ou délit).



En ne soutenant pas les familles pauvres et en délaissant les enfants l’état permet cette situation où des enfants ne sont pas déclarés et donc ne sont pas existants devant la loi, sauf s’ils commettent des délits. Au début du film nous apprenons que Zain a reçu une peine de 5 ans de prison pour avoir agressé le mari de sa jeune sœur.



Un dispositif cinématographique réaliste.



Le film est une fiction mais il a été réalisé dans un dispositif très réaliste inspiré des expériences de la réalisatrice et de personnes rencontrées dans le cadre de recherches pour l’écriture du scénario (quartiers défavorisés, centre de détention, prisons pour mineurs, tribunaux). Les acteurs sont des amateurs qui jouent presque leur propre vie (à part la réalisatrice qui joue l’avocate), sinon des vies très proches “afin d’avoir une légitimité quant à parler de leur cause” (Nadine Labaki. 2018) (Zain est joué par un enfant réfugié syrien). La réalisatrice considère que le film a été une vitrine où ils ont pu dire leurs vécus et leurs souffrances. Le tournage a été réalisé dans des quartiers défavorisés c’est à dire dans les lieux réels dont parlent le film.



Un film juste ou juste un film ?



Dans le jugement qui ouvre le film, Zain porte plainte contre ses parents pour l’avoir mis au monde. A partir de la question de la judiciarisation de la responsabilité parentale, le film, en donnant la parole à un enfant sur une scène médiatique et juridique, est une tribune pour les enfants victimes.

Plaidoyer de Zain au procès : “Je veux porter plainte contre mes parents. Je voudrais que les adultes m’écoutent. Je veux que les adultes incapables d’élever des enfants n’en aient pas. De quoi je vais me souvenir ? De la violence, des insultes ou des coups, de la chaîne, du tuyau ou de la ceinture ?"



Le film est aussi une tribune pour la cinéaste-avocate se posant en défenseure des droits de l’enfant. “J’envisage le cinéma d’abord comme une manière d’interroger - et de m’interroger - sur le système actuel, en proposant mon point de vue sur le monde dans lequel j’évolue.” (Nadine Labaki. 2018). La plainte judiciaire dans le film est plus un geste symbolique pour interpeller la société qu’une action réaliste visant à démontrer les responsabilités. Par ce procès la responsabilité des parents est posée mais cette tribune leur permet aussi une défense car d’une certaine manière ce sont aussi des victimes.



Le “cinéma social” traitant de la question de l’enfance a-t-il vocation à faire évoluer les représentations et les pratiques en travail social ?



Le cinéma a depuis longtemps représenté l’enfance en danger. Pensons au “Kid” (1921) de Chaplin, comme l’une des premières figures cinématographiques d’enfants des rues. Il y eut bien sûr “Les 400 coups”(1959) de Truffaut, “L’enfance nue”(1968) de Pialat ou encore “Kes”(1970) de Loach, avec parfois l’acuité du cinéaste qui a vécu lui-même une enfance difficile comme Truffaut ou bien Bill Douglas dans sa trilogie (1972-73 et 78). C’est “la condition tragique de l’enfant au cinéma” (Babin, 2016) qui vient frapper le regard des adultes. “Pour peu que le cinéaste s’attache à la vérité des sentiments, des situations familiales ou sociales, ces portraits peuvent être les plus justes et les plus révélateurs qui soient. (...), ils sont comme un miroir tendu à l’adulte, un miroir qui l’oblige à se regarder tel qu’il est.”(Chevallier.1986). Un film peut donc être un miroir tendu à toute une société pour qu’elle prenne ses responsabilités. Il est notable d’observer qu’à Cannes, en 2018, ce sont deux films mettant en scène des enfants et posant la question de la parentalité qui ont été primés (le second étant la Palme d’or).



Le poids de l’image est de nature à impacter et éventuellement à transformer le regard des citoyens, des politiques et des travailleurs sociaux. Il est un appel à “une prise de conscience”. Ici la cinéaste veut croire que le cinéma a le pouvoir de changer des choses, “d’ouvrir un débat” et “d’inviter à la réflexion”. Le cinéma peut modifier le regard de celui qui regarde et de celui qui filme mais cela ne suffit pas. Ce film est clairement un acte citoyen. La cinéaste a voulu faire sa part en portant la voix des enfants, des familles et des migrants. Au Liban, le film a été montré aux ministères des affaires sociales, au ministère de la justice, aux travailleurs sociaux et aux juges des mineurs.



Quels sont les enjeux et l’intérêt de l’utilisation du cinéma dans les établissements de formation en travail social, tant au niveau des formations que de la recherche ?



“Le cinéma peut à la fois donner à voir et à penser la question sociale.” (Braganti. 2015) L’usage des films dans les formations permet aux étudiants d’enrichir leurs connaissances et leurs représentations des terrains et des problématiques rencontrées lors des stages. Travaillés dans les formations, les films peuvent être pris comme des espaces de mise en perspective de la complexité du réel et de nos sociétés. De plus, les films de fiction sont “des supports favorisant l’identification et l’implication” (Hélias et Labarre, 2018), et, en ce sens, ils peuvent servir le travail social et ses acteurs. Selon les auteurs cela permet de faire travailler les étudiants sur leur sensibilité et leurs ressentis émotionnels.



Ce film n’est pas un reflet de la société française, et il ne met pas en valeur des pratiques éducatives, bien au contraire il met en lumière les apories d’une société extérieure à la nôtre mais dont on ne peut être étranger, notamment en ce qui concerne les migrations. On peut orienter l’usage de ce film vers la question de l’engagement des travailleurs sociaux, car donner à voir, questionner, interpeller, et dénoncer, sont des postures possible du travailleur social. Le film témoigne, révèle et pose des questions : que pouvons nous faire, que devons nous faire pour changer ces situations ? Car “venir en aide, insérer socialement, diminuer les souffrances, agir sur leurs causes, sinon changer le monde” (Gaspar, 2012) sont des objectifs des travailleurs sociaux.

Résumé en Anglais

To report on child abuse through film images; challenges for social work and its training.



This communication proposes to take a look at the social question of children in danger in the cinema. What are the challenges, benefits and limitations of using the images produced on this theme in social work training institutions, both in terms of training and research ?

Our reflection will be based on a Lebanese movie released in 2018, "Capharnaum", directed by Nadine Labaki, whose main purpose is to report on the situation of children from poor Lebanese families and refugee children in a district of Beirut.



Cinema has long represented childhood in danger. Think of Chaplin's "Kid" (1921) as one of the first cinematographic figures of street children. It is "the tragic condition of the child in the cinema" (Babin, 2016) that strikes the eyes of adults. It is noteworthy that in Cannes, in 2018, two films featuring children and raising the question of parenthood were awarded (the second being the Golden Palm). Is "social cinema" dealing with the question of childhood intended to change representations and practices in social work? Is the weight of the image can transform the way citizens, and more precisely social workers and decision-makers, look at it? With regard to children at risk, what questions do these images raise from a general point of view for our plural societies, for living together, and more particularly for social work?