"Le récit de pratique comme outil de recherche pour éclairer des pratiques innovantes et porteuses"
Auteures :
Adela Boixadós Porquet, Susana Batle Cladera et Jezabel Cartoixa García. Équipe de recherche sur le projet « Primer la Llar » de la ville de Barcelone, Université de Barcelone.
1. Introduction
En 2015, la mairie de Barcelone fait le pari, pionner en Espagne, de mettre en œuvre un programme pilote de trois ans basés sur le Housing First (HF) – Primer la Llar (PLL) Afin de situer cette analyse dans son contexte, il est nécessaire de comprendre quel est le lieu traditionnel d'aide aux personnes sans abri. Nous faisons en particulier référence au modèle connu comme staircase model entre autres. Ce modèle appréhende la situation des personnes sans abri selon la logique de l’exclusion et a donc comme objectif la réinsertion de la personne dans la société. Pour cela, il est nécessaire que la personne s’adapte à la normative des centres, annulant ainsi son libre arbitre, qu’elle ait un projet professionnel personnel, qu’elle ait ou acquière des aptitudes pour s’occuper de son logement et qu’elle fasse preuve d’un bon comportement.
Avec l’arrivée du modèle HF, des doutes apparaissent durant la mise en œuvre. Les documents (Pleace, 2016) qui l’accompagnent et qui servent de guide pour les professionnels sont très encourageants, mais ils présentent une lacune qui saute rapidement aux yeux. Ne pas savoir comment procéder devant des situations concrètes est source d’angoisse, de tension et d’insécurité.
La question qui est apparue durant cette première phase fut «Et tout cela, comment le fait-on? Quelles actions doit-on mettre en œuvre?». Relevons ici les valeurs de cette nouvelle philosophie qui fait passer de l’attention à l’action. C’est justement l’objet d’étude du travail de recherche présenté ici et conforté par le manque de littérature à ce sujet. Comme l’indiquent Llobet et Aguilar (2016), «la littérature écrite sur le modèle est vaste, mais il y a très peu d’information sur l’intervention et la pratique associée au modèle (Llobet et Aguilar, 2016 :9).
L’analyse de la pratique est une porte qui nous permet de connaitre le pourquoi de ce que nous faisons, c’est-à-dire d’élargir la sémantique de l’action (Barbier, 1999 :80) afin de disposer de cadres de référence dans lesquels pouvoir agir comme professionnels réflexifs (Schön, 1998). Elle offre également un outil de formation et donc de professionnalisation (Fablet, 2004). Nous insistons ici sur le caractère de processus: nous parlons de quelque chose de dynamique, de changeant, en constante adaptation grâce à la méthodologie de l’essai-erreur. La possibilité de la réflexion sur les conséquences ou les résultats, donne à l’action un caractère spécial. La pratique est un objet d’étude susceptible d’historicité (Mills, 2002), de complexité, de globalité et de polyfonctionnalité (Barbier, 1999).
Dans notre cas, nous avons utilisé l’outil du récit de pratique, une méthode analytique qui s’inscrit dans les modèles phénoménologiques, concrètement dans le récit de vie (Bertaux, 2005) qui se centre sur les expériences personnelles et professionnelles dans une approche vitale, c’est-à-dire basée sur le vécu tout au long d’une trajectoire temporelle. Dans ce cas, et selon la tradition francophone (Audet, 2006 ; Barbier, 1996; Barbier, 1999; Chené, 1995; Desgagné, 2005; Fablet, 2004; Marcel et al., 2002; Montgomery et al., 2013 ; Saint-Gelais, 1997), nous avons appliqué les paramètres du récit de vie dans le domaine professionnel. De fait, cette pratique plus connue dans le domaine éducatif passe dans le domaine du social où elle s’avère novatrice et ouvre de nouvelles perspectives à la recherche appliquée comme l’a démontré par exemple son application aux pratiques d’équipes sociales d’assistance aux personnes sans abri développées au Canada (Hurtubise y Babin, 2010; Hurtubise y Rose, 2013).
Dans cette première phase, nous avons réalisé un total de 7 entretiens en groupe, 3 à chaque équipe sociale et 1 à l’équipe en santé mentale, qui ont permis de recueillir le récit des pratiques. Selon Bertaux (2005) et Desgagné et al., (2001), le fait même que l’acteur soit à nouveau confronté aux limitations qu’il a rencontrées et aux moyens qu’il a mis en œuvre pour faire face à un problème a une grande importance pour la pratique (Guignon et Morrissette, 2006). En le disant à voix haute, il partage le « répertoire d’actions » (Schön, 1983, 1994, 1996).
Cette communication a pour objectif de montrer les dilemmes qui sont apparus lors de la mise en œuvre du programme pilote. La réflexion à leur sujet a été un des éléments clés qui a fait progresser la pratique. Nous soulignons trois des éléments qui se sont révélés structurants à l’heure d’initier ce changement.
2. La relation professionnelle
La relation entre les différentes parties impliquées est caractérisée par la proximité, aussi bien spatiale (lieux de rencontre) que temporelle (fréquence des rencontres), qui réduit le lien classique travailleur-usager. L’interaction professionnelle est de personne à personne et donc d’«univers d’expérience» à univers d’expérience» (Cifali, 1994 dans Delory- Momberger, 2014:696).
L’acquis d’autres environnements professionnels se reflète dans des pratiques peu conscientes qui conduisent à des manières d’accompagner que le modèle exige d’abandonner. Certains éléments qui renforcent cette perception sont les visites à domicile, les appels non négociés, les accompagnements directifs à travers des jugements de valeur ou même l’adoption de rôles gênants.
3. Modèles pédagogiques
L’accompagnement va au-delà avec la manifestation d’une adhésion aux valeurs. Cela suppose concrètement une responsabilité professionnelle pour transformer son contexte immédiat. Ce lieu où agir implique une interaction avec l’entité même dans laquelle se fait le travail, les autres services et entités avec lesquels des relations sont nouées et les participants sont spécifiés.
Les récits des personnes interviewées explicitent une réaction de toutes les parties. Dans l’entité de travail, il existe un héritage du modèle antérieur et donc une action basée sur des contreparties, des professionnels experts et des protocoles d’action. L’entrée dans le programme PLL élimine les espaces traditionnels d’assistance. A contrario, c’est un travail d’outreach, d’accompagnement à la vie quotidienne qui est réalisé. Le programme requiert vraiment des professionnels flexibles et créatifs capables d’apporter des solutions à la diversité des situations non prévues.
4. Conclusions
La présentation de ces premiers résultats de la pratique rend compte des changements produits par cette nouvelle approche. Il ne s’agit pas seulement d’une adaptation, d’une modification ou d’une réadaptation mais bel et bien d’un changement dans les principes de base qui soutiennent la praxis dans le domaine de l’intervention sociale.
Comme nous l’avons vu dans les récits et dans le contexte du projet pilote, ces équipes sont le point de mire du secteur social. Il est pour cela nécessaire d’ouvrir des espaces communs de partage de la méthodologie de l’essai-erreur et de socialiser la pratique comme un élément indispensable à la transformation de l’action sociale. Pour leur capacité à faire progresser l’action, ces espaces de partage et de réflexion sont particulièrement importants en tant qu’éléments de formation. Collectiviser la pratique en la mettant en mots devient un apprentissage collectif.
5. Références bibliographiques
Audet, G. (2006). Pour une “altérité en acte”: Reconstruction et théorisation de récits de pratique d’éducation interculturelle en maternelle. Université Laval Québec.
Barbier, J. M. (1996). Savoirs théoriques et savoirs d’action. Paris: Presses Universitaires de France.
Barbier, J. M. (1999). Prácticas de formación. Evaluación y análisis. Buenos Aires: Ediciones Novedades Educativas.
Bertaux, D. (2005). Los relatos de vida. Perspectiva etnosociológica. Barcelona: Ediciones Bellaterra.
Chené, A. (1995). Dire la pratique, savoir de la pratique. Cahiers de La Recherche En Éducation, 2(1), 39–56.
Delory-Momberger, C. (2014). Experiencia y formación. Biografización, biograficidad y heterobiografía. Revista Mexicana de Investigación Educativa, 19(62), 695–710.
Desgagné, S. (2005). Récits exemplaires de pratique enseignante. Analyse typologique. Wanda de Sacher Masoch, Confession de ma vie. Québec: Presses de l’Université du Québec.
Fablet, D. (2004). Les groupes d’analyse des pratiques professionnelles : une visée avant tout formative. Connexions, 82, 105–117.
Guignon, S., & Morrissette, J. (2006). Quand les acteurs mettent en mots leur expérience. Recherches Qualitatives, 26(2), 19–36.
Hurtubise, R., & Babin, P.-O. (2010). Les Équipes itinérance en santé du Québec Description de pratiques innovantes. Sherbrooke.
Hurtubise, R., & Rose, M. (2013). Cahier des récits de pratique d’intervention en itinérance. Montréal.
Llobet, M., & Aguilar, M. (2016). El Housing First. El dret a l’habitatge dels més vulnerables. Barcelona Societat, 20, 16–32.
Marcel, J.-F., Olry, P., Rothier-Bautzer, E., & Sonntag, M. (2002). Note de synthèse : Les pratiques comme objet d’analyse. Revue Française De, 138, 135–170.
Montgomery, C., Racine, G., Xenocostas, S., Rhéaume, J., & Labescat, G. (2013). Récits de pratique d’intervenants dans des organismes d’aide aux nouveaux immigrants. Guide d’animation. Montréal.
Pleace, N. (2016). Housing First Guide. Europe. Brussels. Retrieved from http://housingfirstguide.eu/website/wp-content/uploads/2016/06/HFG_full_Digital.pdf
Sanit-Gelais, J.-P. (1997). La construction du savoir d’expérience chez les enseignants expérimentés: Une analyse de récits de pratiques. Université du Québec.
Schön, D. A. (1998). El profesional reflexivo: cómo piensan los profesionales cuando actúan. Barcelona: Paidós.
Wright Mills, C. (2002). La imaginación sociológica. México D.F.: Fondo de Cultura Económica.
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