Fiche Documentaire n° 5680

Titre Les conditions du « parler vrai » quand on vit de la prostitution

Contacter
l'auteur principal

Auteur(s) DAMHUIS lotte
MAISIN charlotte
 
     
Thème réflexions à partir d’une démarche de recherche et d’intervention sociologique  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

Résumé | Bibliographie | Les auteurs... | Article complet | PDF (.fr) | Résumé en anglais | PDF .Autre langue | Tout afficher

Résumé

Les conditions du « parler vrai » quand on vit de la prostitution

La méthode d’analyse en groupe© (Van Camenhoudt et al, 2005) est un outil de recherche et d’intervention sociologique qui consiste à réunir sur plusieurs jours un groupe de personnes concernées par une même problématique afin d’en produire une analyse collective. Les participant∙e∙s proposent des récits de situations vécues personnellement et, en suivant des principes et procédures spécifiques et cadrées, ils se prêtent à l’exercice de l’interprétation en croisant des points de vue et regards qui peuvent diverger.
Cette méthode a été mobilisée dans le cadre d’une recherche-action en cours (2019-2022) portant sur les mécanismes sociaux de (non-)accès aux droits des personnes qui pratiquent une activité prostitutionnelle. Deux groupes ont été invités à participer au dispositif, avec l’aide de services sociaux généralistes qui s’adressent spécifiquement à ce public.
La communication propose de rendre compte en quoi et jusqu’où cette démarche permet l’expression et la construction d’une parole politique par des publics généralement éloignés des arènes de débats qui portent sur la gestion publique de la prostitution et sur les mécanismes et processus qui entravent leur accès aux droits communs (revenu, santé, logement, etc.).
Cette mise à l’écart de la parole des travailleur∙se∙s du sexe est vécue, par les personnes concernées, comme une non-reconnaissance de leur vécu et de leur expertise et comme une exclusion, de par leur activité, à la société et ses institutions. Elle participe par ailleurs à occulter, au sein des débats et des mesures politiques, les difficultés qu’éprouvent ces personnes dans leur accès aux droits et participe à réduire la complexité du phénomène de lutte contre les inégalités.
Si on peut postuler que la prise en compte de la voix des personnes prostituées serait bénéfique sur ces deux enjeux, les conditions de son expression se posent toutefois de façon spécifique. En effet, celles-ci sont généralement appréhendées au prisme d’une « réduction identitaire » (McAll, 2017) qui joue sur la façon dont leur parole est reçue, dans une multitude d’arènes. Considérées comme des « victimes » ou comme des « putains », le « parler vrai » (Chaumont, 2003) à propos des conditions d’exercice de l’activité ou des difficultés qu’iels rencontrent (en matière de parentalité, de logement, de santé physique et mentale, de revenus, etc) s’en trouve compliqué. Pour ne pas donner de l’eau au moulin des stigmatisations associées à l’activité et en subir les conséquences, il faut par exemple se raconter comme étant une excellente mère, minimiser les souffrances inhérentes au métier ou, plus simplement, le taire.
Les services sociaux qui s’adressent spécifiquement à ce public prennent le contre-pied de ces mécanismes, en cultivant une posture d’accueil, d’écoute et d’accompagnement qui affecte l’activité prostitutionnelle à « sa juste place ». En reconnaissant à la fois les spécificités qu’elle exige en termes d’accompagnement (suivi médical particulier, intégration du stigmate dans les relations avec les agents de l’Etat, vigilance pour les violences et les situations d’abus, etc.), il s’agit aussi de faire place à l’expression et à la prise en charge d’autres demandes.
Cette juste place a aussi été cultivée par les chercheuses dans la mise en œuvre du dispositif MAG, qui a porté sur les difficultés d’accès aux droits, qu’elles soient ou non directement liées à l’activité prostitutionnelle.
En croisant l’analyse du dispositif MAG avec les pratiques d’accompagnement de ces services, nous rendrons compte de la façon dont le postulat de « normalité » de la prostitution facilite les conditions d’expression d’un parler vrai et permet d’amorcer un geste politique visant à changer les termes habituels des débats qui entourent la prostitution, pour avancer vers un meilleur accès aux droits.

Bibliographie

Chaumont J-M (2003), « Prostitution et choix de société : un débat éludé ? », Éthique publique [En ligne], vol.5, n°2|2003, mis en ligne le 06 janvier 2016, consulté le 17 juillet 2017. URL : http://ethiquepublique.revues.org/2080;DOI:10.4000/ethiquepublique.2080
McAll C (2017), « Des brèches dans le mur : inégalités sociales, sociologie et savoirs d’expérience », Sociologie et sociétés, 49 (1), 89–117. https://doi.org/10.7202/1042807ar
Van Campenhoudt L, Chaumont J-M, Franssen A (2005), La Méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, Paris, Éditions Dunod.

Présentation des auteurs

Lotte Damhuis et Charlotte Maisin sont chargées de recherche-action à la Fédération des Services Sociaux (Bruxelles). Les activités de recherche se situent dans le champ de la sociologie de l’action sociale et sont menées en collaboration avec les associations de terrain et les publics concernés. Elles portent sur les enjeux liés aux politiques sociales, à l’intervention sociale et aux conditions de vie des personnes précarisées et visent à nourrir la réflexion des travailleurs sociaux et des acteurs politiques.

Communication complète

La méthode d’analyse en groupe© ou « MAG » (Van Camenhoudt et al, 2005) est un outil de recherche et d’intervention sociologique qui consiste à réunir sur plusieurs jours un groupe de personnes concernées par une même problématique afin d’en produire une analyse collective. Les participant∙e∙s proposent des récits de situations vécues personnellement et, en suivant des principes et procédures spécifiques et cadrés, ils se prêtent à l’exercice de l’interprétation en croisant des points de vue et regards qui peuvent diverger.







Cette méthode a été mobilisée dans le cadre d’une recherche-action (2019-2022) portant sur les mécanismes sociaux de (non-)accès aux droits des personnes qui pratiquent une activité prostitutionnelle. Deux groupes ont été invités à participer au dispositif, avec l’aide de services sociaux généralistes qui s’adressent spécifiquement à ce public.







La communication propose de rendre compte en quoi et jusqu’où cette démarche permet l’expression et la construction d’une parole politique par des publics généralement éloignés des arènes de débats qui portent sur la gestion publique de la prostitution et sur les mécanismes et processus qui entravent leur accès aux droits communs (revenu, santé, logement, etc.).







Nous exposerons d’abord les enjeux du statut de la parole des personnes qui exercent la prostitution au regard des cadres socio-juridiques et moraux qui entourent l’activité. Nous examinerons ensuite comment le déploiement d’un dispositif tel que la MAG permet la production d’un « parler vrai », de la reconnaissance (Honneth, 1992) et de poser un potentiel de politisation du travail social et du travail du sexe.







 Parler de son activité quand on est « pute »







«[On veut] parler des violences, des moments qui sont compliqués dans le travail du sexe, parce que c’est comme si, médiatiquement, dans le militantisme, cette possibilité de parler des choses plus complexes nous était complément ôtée, confisquée, par les abolitionnistes et les féministes qui veulent nous éradiquer. Nous n’osons plus parler, parce que sinon c’est retourné contre nous.»







Quand on exerce le travail du sexe/la prostitution, il est généralement compliqué de parler de son activité au regard des cadres moraux et juridiques qui l’entourent.







Si l’activité prostitutionnelle n’est pas interdite en Belgique, jusqu’il y a peu elle restait associée à l’interdiction – dans le code pénal - de toute activité tirant profit de la prostitution. On pourra revenir dans la discussion sur la décriminalisation récente de l’activité. Du côté du droit social, le travail du sexe n’est pour l’instant pas reconnu (et les droits du travail donc ineffectifs).







Par ailleurs, la prostitution reste une activité objet d’opprobre social (tel le « sale boulot » conceptualisé par Hughes, 1962). Même si les débats qui entourent la prostitution – qu’ils aient lieu dans les arènes politiques ou ailleurs – s’ouvrent à d’autres perspectives, ils demeurent pour partie coincés dans le registre de sa désirabilité sociale. Pour le dire autrement, la question de l’existence même de services sexuels tarifés reste souvent « première ». Elle peut prendre concrètement deux visages : le/la travailleur∙euse du sexe (tds) est considéré∙e comme une victime à protéger et à « sortir » de la prostitution ; la tds est un∙e déviant∙e/coupable qui nécessite que la société en soit protégée.







Dans un cas comme dans l’autre, la parole qu’elle pourrait porter sur son activité est considérée respectivement soit comme aliénée (par le système de domination – de genre – au sein duquel elle opère) ; soit comme impropre à être objet de considération (dans le double sens de saleté et d’inconvenant). L’invalidation de cette parole par le « stigmate de putain » (Pheterson, 2003) a pour conséquence de réduire la pluralité des situations de travail du sexe, à simplifier la question prostitutionnelle qui nécessite pourtant d’être adossée à des enjeux de précarité, de migration, etc., et d’entretenir les difficultés rencontrées par les personnes qui l’exerce. Cette mise à l’écart est vécue par les tds comme une non-reconnaissance de leur vécu et de leur expertise et comme une exclusion, de par leur activité, de la société et ses institutions. Elle participe par ailleurs à occulter, au sein des débats et des mesures politiques, les difficultés qu’éprouvent ces personnes dans leur accès aux droits et participe à réduire la complexité du phénomène de lutte contre les inégalités.







Pour compenser les mécanismes de stigmatisation, les tds disent se raconter comme des mères particulièrement bonnes, ou vivant des relations affectives épanouies. « La prostituée doit constamment prouver qu’elle garde des côtés ‘normaux’. Elle doit montrer qu’elle est une meilleure mère ou plus heureuse en couple que beaucoup d’autres. Si elle n’est pas dans un état constant de nirvana, on en imputera la cause à son choix d’activité » (Verstappen in Vandecandelaere, 2019 : 209 ).







 Les conditions du « parler vrai »







Les tds qui s’adressent aux services sociaux qui proposent un accompagnement social spécifique à ce public (et à leurs proches) trouvent dans ces services des professionnels.les qui mettent en œuvre un travail social spécifique qui se traduit par une posture d’accueil, d’écoute et d’accompagnement qui affecte l’activité prostitutionnelle à « sa juste place ». En reconnaissant à la fois les spécificités qu’elle exige en termes d’accompagnement (suivi médical particulier, intégration du stigmate dans les relations avec les agents de l’Etat, vigilance pour les violences et les situations d’abus, etc.), il s’agit aussi de faire place à l’expression et à la prise en charge d’autres demandes. En effet, l’activité prostitutionnelle n’est ni tue, ni nécessairement discutée d’emblée. La prostitution est reconnue sans être forcément la problématique centrale de l’accompagnement. La relation d’aide peut aussi se construire sur la force de l’implicite.







Par ailleurs, la prostitution est considérée à partir de sa normalité – et non de son étrangeté – ce qui ouvre la possibilité d’un « parler vrai » (Chaumont, 2003) à propos de l’activité. Les personnes peuvent parler ou non de l’activité, se plaindre des clients, évoquer les stratégies mises en place pour se défendre, parler des violences subies à différentes échelles, évoquer les difficultés relationnelles rencontrées, mais aussi des « choses de la vie quotidienne », tout simplement. « C’était vraiment des [moments entre les personnes pour] discuter, au départ on s’était dit que c’était pour discuter du taf’ et finalement on discutait de tout sauf du travail. On parlait de notre famille, de nos amis, de nos voisins, de nos relations amoureuses, liés au travail du sexe quand même mais, comment tout ça est compliqué parce qu’on est travailleur ou travailleuse du sexe. Beaucoup sur l’affectif, très souvent » (Entretien, M. et N., 23/01/20)







Ce sont ces conditions du parler vrai qui se sont avérées centrales dans la mise en place du dispositif MAG avec deux groupes de tds.







→ enrôlement







Tout d’abord, les personnes ont été invitées par le biais des travailleur∙euses qui les connaissent bien et les rencontres ont eu lieu au sein des locaux des associations. Passer par ces deux voies – les personnes-liens et les lieux connus – permet de contourner la méfiance qu’entretiennent beaucoup de ces personnes à l’égard d’externes qu’ils et elles ne connaissent pas. La participation au dispositif était aussi défrayée – à hauteur de 50€ par personne par journée. Ce défraiement se justifiait à nos yeux d’une part parce que les participant∙e∙s donnaient potentiellement du temps de travail ; d’autre part, parce qu’ils et elles contribuaient à une demande émanant de chercheures. Rémunérer la parole donnée par les participant∙e∙s avait aussi un sens politique, en actant que la rémunération est une des formes dominantes de reconnaissance dans le travail. Au moment de l’évaluation en fin des 2 et 3 journées, les personnes ont toutes dit être venues initialement parce qu’elles allaient être défrayées . Ceci ne les a pas empêchées de se « prendre au jeu » de l’analyse collective et d’y trouver des avantages autres que celui du défraiement.







→ déroulé du dispositif







La thématique centrale de la recherche – et que nous avons exposé aux participant∙e∙s – était la question des difficultés d’accès aux droits et aux aides lorsqu’on exerce une activité prostitutionnelle. Les personnes vivaient cette « injustice partagée » qui, aux yeux de Klandermans (in Cefaï, 2011), constitue une des trois conditions pour entamer un processus potentiellement politisant pour les personnes. Toutefois, ces personnes pouvaient avoir des parcours et expériences très différentes (qui se reflètent dans la diversité des récits proposés), notamment en matière d’accès aux droits, et ne pas nécessairement partager une identité commune (considérée par Klandermans comme une autre condition pour initier une dynamique communautaire). En ne faisant pas de la prostitution la thématique du dispositif (et le postulat d’une identité partagée du groupe), on ouvrait la possibilité – tout comme le font les services sociaux qui s’adressent à elles – de la garder à sa juste place, en ne la postulant pas comme devant être au cœur des récits.







→ la restitution







Lors des journées d’analyse en groupe, les chercheures prennent note de façon la plus exhaustive possible des récits et des interprétations des participant⸱es, parce qu’elles ont un rôle d’organisation et de restitution de ces analyses. Ce moment de restitution – qui fonctionne selon la posture du « voilà tout ce que vous avez dit » - rend compte de la richesse et de la complexité des situations analysées. La restitution est donc aussi un moment de reconnaissance, à la fois des vécus de chacun, mais aussi de la valeur de leur parole.







La restitution s’est aussi déroulée à l’issue du projet de recherche (une année après la fin de la MAG) pour leur faire part de ce que nous avions fait de leurs paroles et leurs analyses, où nous les avions fait entendre et comment nous les avions traduites (notamment par un jeu de cartes visant la sensibilisation d’acteurs de première ligne à la complexité des situations et difficultés rencontrées par les tds dans leur accès aux droits).







 Un geste politique







Là où les personnes sont avant tout abordées comme des personnes « de corps », le dispositif en fait des personnes « de parole ». Lors de la restitution en fin de projet, les participantes revenaient sur ce que la participation à la MAG leur avait fait : « ça a passé le temps », « on nous a écoutées », « on a pu parler et échanger », sont des phrases qui ont été dites. Lors de cette restitution finale, on sentait que la parole avait besoin de s’exprimer, des « flots » de paroles s’amoncelaient, revenant sur des constats, des difficultés, des contenus discutés une année plus tôt. Notre simple retour dans les locaux des services était associé à cet espace « extraordinaire » qui avait été créé, où la parole est valorisée et entendue comme une finalité. L’espace-temps de la MAG devient potentiellement un moment spécifique de « libération de la parole », animé par des chercheuses qui annoncent ne « pas pouvoir être utiles d’un point de vue des situations individuelles et qui, sans leur parole, ne sont rien, ne peuvent rien ».







C’est aussi un dispositif qui s’inscrit dans un monde très hiérarchisé. Il n’existe ainsi pas nécessairement de « solidarité » entre les travailleur·e·s du sexe : « Il est important de se rendre compte qu’il n’existe pas une chose telle que la prostitution. Nous n’avons pas une culture. Il y a des groupes différents qui ne travaillent pas ensemble. Même au sein d’un groupe, il n’y a pas nécessairement de cohésion. D’ailleurs la plupart des prostitué·e·s se voit comme étant en service pour un temps, mais ne se disent pas faire partie du groupe des prostituées » (Zondares in Vandecandelaere, 2019 : 52-53 ). Au sein du champ de la prostitution, on utilise le terme de « putarchie » pour nommer ce phénomène de hiérarchisation – ou de « lutte pour la distinction » (Bourdieu, 1979). Ces dynamiques ont été observées au sein du groupe lors de la MAG et indiquent que la construction collective de vécus « suffisamment communs » peut être fragile. Mais on a observé que les personnes ont trouvé une forme de reconnaissance collective des similitudes dans le vécu des situations de discrimination, développant ainsi, en plus du partage des injustices vécues individuellement, une identité commune – certaines d’ailleurs sont devenues amies au termes de la MAG et s’appellent plusieurs fois par mois.







Par ailleurs, on a pu constater un effet positif (sur l’estime de soi) de « reconnaissance » des pairs, et potentiellement, un effet de reconnaissance du groupe par des externes qui s’y intéressent et qui garantissent que leur parole va être portée ailleurs, malgré l’absence de promesse de résultats. L’idée par exemple qu’une arène de 120 professionnel⸱les de l’intervention sociale se soient rassemblés lors de l’événement de clôture de la recherche surprenait par son ampleur : « Ah ! il y en a quand même 120 qui pensent encore à nous, à ce qu’on vit ! ». Cela témoigne d’un besoin d’être reconnues dans leurs difficultés par des acteurs extérieurs, bien qu’elles soient conscientes que cela ne va pas changer grand-chose dans leur vie quotidienne :



C’est donc quand même l’amorce d’un geste politique qui se joue – à la fois dans la reconnaissance de la parole des tds – et dans les suites éventuelles à y donner, avec l’appui des travailleurs sociaux. Ce type d’espace – basé sur la discussion, sur « le politique », les injustices partagées et la construction d’une identité commune – peut-il servir de levier à l’émergence d’un processus communautaire ? Certaines AS des associations-relais, ayant hébergé la MAG, l’espèrent et voudraient « capitaliser » sur cet espace « extraordinaire » pour initier une dynamique assumée dans ses enjeux de politisation.








Résumé en Anglais


Non disponible