De la composition d’un savoir professionnel à la découverte d’un « savoir-faire » des « jeunes », le cas d’un centre de jeunes dans le quartier de Bayemont.
Du « savoir d’expérience » à la composition d’un savoir professionnel partagé.
Espace Jeunes ressemble à une maison des jeunes et possède aussi des spécificités à chercher du côté du quartier. Bayemont a connu des transformations radicales tant par l’industrialisation de la région de Charleroi (Belgique) au 19ème siècle que par sa désindustrialisation durant la seconde moitié du 20ème siècle. Différentes organisations s’y installent afin d’encadrer une population majoritairement ouvrière. Présentes de longue date, ces organisations constituent fin des années 90’s un « système local singulier » (Loncle, 2011) dénommé « Groupe Porteur » qui aura bientôt pour « enjeu collectif » (Loriol, 2003) les dits « jeunes ». Il en découle la création d’Espace jeunes, dispositif commun et dernière tentative en date d’encadrement. Le « Groupe Porteur » recherche par celui-ci, de parfaire sa connaissance des modes de vie des « jeunes » qui restent à distance des institutions.
Nous tenterons de montrer comment l’ultime recomposition de la catégorie « jeunes » s’élabore au départ de « savoirs d’expérience » (Demailly et Garnoussi, 2015) des organisations locales et représente la constitution d’un savoir professionnel partagé. Ensuite, nous verrons comment le dispositif devient un espace d’expression de « savoir-faire » des « jeunes ».
Faire exister les « jeunes » au « Groupe Porteur » est un processus lié à l’étymologie du terme « catégorie », c’est-à-dire, « comment parler sur ou contre quelque chose ou quelqu’un publiquement » (Latour, 2012). Bresson (2012) prolonge : les catégories sociales sont des « manières de dire le réel et d’y intervenir ». Par la publication de ces éléments, le problème social se recompose et appelle une intervention.
Le vécu des membres du « Groupe Porteur » constitue dès lors des « savoirs d’expérience » (Demailly et Garnoussi, 2015). Pour certains, la coexistence avec des « jeunes » dans un même espace s’avère complexe. Au début des années 90’s, le mouvement de Patro initie avec des éducateurs de rue un projet commun. Ces derniers, n’ayant pas de local pour accueillir les « jeunes » rencontrés dans le quartier, le responsable du Patro propose le sien. Ce que ce dernier rapporte au « Groupe Porteur » représente le bilan de cette tentative. Il a acquis, dans cette coexistence avec les jeunes non patronnés, un « savoir d’expérience », composé d’une - autre - manière de « faire activité », aux marges du « cadre Patro ». Pour le service de santé mentale, les consultations avec des parents ainsi que les faits de délinquance ou la consommation de produits psychotropes qui sont rapportés, poussent l’équipe à créer une maison des jeunes. Le « savoir d’expérience » acquis par le service de santé mentale se compose à la fois de témoignages et de ce qui a pu s’apprendre par la création de la structure d’encadrement. Ces éléments seront ensuite relayés au « Groupe Porteur » pour transmettre une expertise au sujet des pratiques juvéniles et affirmer la conviction d’un nécessaire lieu d’accueil.
Cependant, ces « savoirs d’expérience » restent propres à chaque expérimenté. Selon Demailly & Garnoussi (2015), ce qui est appris ne peut être enseigné sans utiliser des « dispositifs spécifiques, de parole ou d’écriture. » La réunion mensuelle au « Groupe Porteur » représente ce « dispositif spécifique » (Demailly & Garnoussi, 2015). Elle permet la transmission du « savoir d’expérience » de chacun qui élabore une recomposition du problème social des « jeunes » et coconstruit un savoir professionnel partagé.
Un espace d’expression de « savoir-faire »
Désormais, demandons-nous si des modalités d’accompagnement révèlent des formes de « savoir-faire » (Stroobants, 1993 cité dans Demailly et Garnoussi, 2015) de la jeunesse locale ?
Connaître les « jeunes » est un leitmotiv et le projet propose aussi un accompagnement scolaire ou à l’insertion socioprofessionnelle. Le « Groupe Porteur » ne s’oppose pas à ces interventions. On peut le comprendre par le contenu du savoir professionnel partagé. Celui-ci s’élabore notamment à partir d’un « fait avéré » (Latour, 2004 cité dans Hache, 2011), la jeunesse locale se situe à la marge des normes d’insertion. La « domination » scolaire et d’insertion socioprofessionnelle des « jeunes » (Kolly, 2012) fait « consensus » (Hache, 2011). Dès lors, proposer ce type d’accompagnement constitue une mission possible.
Par ailleurs, par ces accompagnements, les professionnels occupent une place singulière. Ils deviennent ceux qui en savent un bout en matière de parcours scolaire et d’insertion socioprofessionnelle. Cela dit, n’est-on pas en mesure de voir apparaître des prises sur l’environnement scolaire de la part des « jeunes », ceux-ci essayant d’utiliser au mieux le dispositif ?
Pour les « jeunes », le « salut par l’école » (Beaud et Pialoux, 1999) s’avère une option. Cependant, cela ne signifie pas l’acceptation absolue des normes scolaires. Souvent, les « jeunes » « s’inscrivent dans un rapport au savoir, de type utilitaire » (Périer, 2004). Intéressons-nous donc aux situations où les « jeunes », tentent de ruser les attentes de l’institution scolaire. Les accompagnements témoignent de la variété de ces tentatives. La sollicitation peut consister en une relecture de dossier. S’il s’agit de cela, il y a néanmoins dans la démarche une demande spécifique, celle de parfaire le dossier qui permettra d’obtenir une note honorable. La ruse consiste ici à parvenir à bénéficier d’un accompagnement le plus complet possible afin de rendre une réalisation qui corresponde le mieux aux exigences attendues. Une autre situation montre l’utilisation de la négociation. L’étudiante se débrouille non seulement pour que le travailleur social prenne en charge la réalisation du dossier et d’autre part, s’assure que la tactique soit d’assez bonne facture pour ne pas être repérée.
Dans ces situations, les « jeunes » tentent de pouvoir tirer le plus grand bénéfice de l’accompagnement. Par ces procédés, ils tentent de contourner une partie de l’exercice pour s’en tenir à la dernière étape. Ajoutons encore que la ruse ne s’arrête pas là. Lors de l’accompagnement, ils n’hésitent pas à rendre le travailleur social complice de la tentative.
Parfois, la tactique employée consiste à ruser en essayant cette fois de leurrer aussi le travailleur social. La ruse nécessitera de passer par une négociation afin de convaincre d’une nécessaire prise en charge complète. L’étudiant expliquera qu’il ne sait pas, que la demande n’est pas comprise et que le travailleur social s’en sortira bien mieux. Il est question de parvenir à une « production négociée » (Orianne et Maroy, 2008) du dossier qui représente un « faire faire » (Latour, 2000). L’accompagnement bascule de la guidance vers la réalisation du travail par autrui. Agir ainsi, c’est parier que les travailleurs sociaux connaissent les normes de l’institution scolaire. C’est miser qu’ils prendront toute la mesure de l’écart qui sépare la situation du « jeune » et ce qui est attendu en vertu des normes scolaires.
Etre à la marge des normes scolaires est un « fait avéré » (Latour, 2004 cité dans Hache,2011), cela ne signifie pas néanmoins de subir la « domination scolaire » sans broncher. Le « savoir y faire avec la domination » (Demailly et Garnoussi, 2015) montre que les « jeunes » ont bien compris ce que l’institution attend d’eux. Cette compréhension les incite à utiliser Espace Jeunes le plus habilement possible. Ils ne méconnaissent pas non plus que les professionnels sont au courant de ce qui est attendu par l’école. Il s’agit d’un « savoir y faire » empreint d’une capacité à pouvoir voguer entre institutions et à négocier afin d’obtenir des « ressources supplémentaires » (Collectif Rosa Bonheur, 2014).
De longue date, la - difficile - insertion des « jeunes » fait « consensus » (Hache, 2011). Par la réalisation de curriculum vitae (CV), il est envisagé de pouvoir montrer que pour les « jeunes », le travail reste un principe organisateur et source de constitution d’un « savoir-faire ».
L’entretien pour la réalisation d’un CV est un temps propice afin de découvrir le rapport des « jeunes » au travail. Durant le procédé d’écriture, deux aspects attirent l’attention, l’articulation des pratiques laborieuses avec le parcours scolaire et le rôle joué par la famille.
La réalisation du CV fait apparaître les régulières réorientations vers des filières scolaires dites « de relégation ». Certaines de celles-ci incluent des stages en entreprise. Si l’expérience se montre concluante, l’employeur-formateur peut proposer une « extension » au stage. Il n’est pas rare d’apprendre que celui-ci une fois terminé, il s’est mué en une activité rémunératrice. On observe la pratique se développer tout particulièrement dans le cadre de la formation en alternance et plus spécialement, dans le secteur de la construction.
Par ailleurs, la formation incite aussi les « jeunes » à prendre en charge l’accomplissement de travaux de rénovation. Les pairs, à la trajectoire semblable et avec qui on a l’habitude de « tenir les murs », représentent des personnes ressources, afin de réaliser des chantiers qui réclament des corps de métiers variés. Le quartier devient donc le support d’un « réseau de coopérations parallèles aux institutions » (Roulleau-Berger, 1993) et permet de compléter son « savoir-faire ».
Un deuxième point d’attention concerne la famille. Celle-ci se montre tout d’abord incitatrice car pour nombre de parents, l’inquiétude est de mise si la trajectoire scolaire se montre incertaine. Ils contactent alors eux-mêmes le travailleur social afin de faire réaliser un CV ou bien l’interroger sur les procédures d’inscription au projet estival de travail étudiant. Risquer de ne pas trouver un emploi, rester « à ne rien faire », ou encore faire intégrer l’idée de « gagner sa vie », restent des principes importants pour les familles. En outre, si c’est possible, la famille propose de l’emploi. Engager les « jeunes », c’est aller au-delà de l’opportunité rémunératrice, c’est aussi proposer un apprentissage, participer à la constitution d’un « savoir-faire ».
A l’instar de l’accompagnement scolaire, la réalisation de CV montre la composition d’un « savoir y faire » (Demailly et Garnoussi,2015) enraciné dans des « savoirs locaux » (Collectif Rosa Bonheur, 2014). L’inscription des « jeunes » dans des pratiques laborieuses révèlent une habilité à s’y prendre avec une institution, en l’occurrence, Espace Jeunes. Bayemont, malgré sa profonde mutation, demeure un lieu-ressource et « espace de construction de savoir-faire » (Collectif Rosa Bonheur, 2016).
Conclusion
Le vécu des organisations a permis la constitution d’un savoir professionnel partagé, synonyme d’une recomposition du problème sociale des « jeunes » et sera décisif dans la création d’un projet commun. Cependant, à vouloir mieux connaître les « jeunes », les professionnels n’échappent pas, à reprendre une position d’« expert » pour accompagner « ceux qui ne savent pas » (Hache, 2011). On constatera cependant que chaque acteur est détenteur d’un « savoir-faire ». Les « jeunes » développent, dans leur rapport à l’école ou au travail, un « savoir expérientiel » qui complète le « savoir clinique » du travailleur social (Boudier et al., 2012).
Bibliographie
Beaud, S. et Pialoux, M. (2005). Retour sur la condition ouvrière. Fayard
Boudier, F., Bensebaa, F., Jablanczy, A. (2012). L’émergence du patient-expert : une perturbation innovante. Innovations, 3(39), 13-25. https://doi.org/10.3917/inno.039.0013
Bresson, M. (2012). Sociologie de la précarité. Armand Colin
Collectif Rosa Bonheur (2014). Comment étudier les classes populaires aujourd’hui ? Une démarche d’ethnographie comparée. Espaces et sociétés, 1 (156-157), 125-141.
Collectif Rosa Bonheur (2016). Centralité populaire : un concept pour comprendre pratiques et territorialités des classes populaires d’une ville périphérique. SociologieS. http://
sociologies.revues.org/5534
Demailly, L. et Garnoussi, N. (2015). Le savoir-faire des médiateurs de santé pairs en santé mentale, entre expérience, technique et style. Sciences et actions sociales, 1(1),51-72. https://doi.org/10.3917/sas.001.0051
Hache, E. (2011). Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique. La Découverte
Kolly, M. (2012). « Flamands », « Kholotos » et travailleurs sociaux. Du quartier « matter of fact » au quartier « matter of concern ». JDJ, (318), 15-25.
Latour, B. (2000). Factures/fractures. De la notion de réseau à celle d’attachement. Dans Micoud, A., Peroni, M., Ce qui nous relie. (p.189-208) Editions de l’Aube.
Latour, B. (2012). Enquête sur les modes d’existence. La Découverte
Loriol, M. (2003). La construction sociale de la fatigue au travail : L’exemple du burn out des infirmières hospitalières. Travail et emploi, (94), 65-74.
Orianne, J-F., Maroy, C. (2008). Esquisse d’une profession consultante : les intermédiaires du marché du travail en Wallonie. Formation emploi, (102). http://formationemploi.revues.org/index2221.html
Périer, P. (2004). Adolescences populaires et socialisation scolaire : les épreuves relationnelles et identitaires du rapport pédagogique. L’orientation scolaire et professionnelle, 33(2), 227-248. http://osp.revues.org/2148 ; DOI : 10.4000/osp.2148
Roulleau-Berger, L. (1993). La construction sociale des espaces intermédiaires : l’exemple des jeunes en emploi précaire. Sociétés contemporaines, (14-15), 191-209. http://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_1993_num_14_1_1134
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