Cette communication propose une réflexion sur la posture éthique du travailleur social quant à sa responsabilité envers la participation de l’usager, en dialogue avec les résultats intermédiaires d’une étude qualitative portant sur les déterminants qui freinent et/ou facilitent la participation du public parmi des services de première ligne de soins et de santé en Belgique francophone (La Paglia 2022) où, par des entretiens semi-directifs, des sessions d’observation ainsi que la lecture de la documentation interne, l’expérience des professionnels et des usagers au sein d’activités collectives fut investiguée.
De fait, la participation n’est pas qu’une affaire de dispositifs et d’outils : elle vient engager le travailleur social au sein d’interactions dans une activité, le conduisant à se questionner sur son positionnement éthique dans sa recherche de la meilleure façon d’inclure les usagers dans un contexte d’incertitude non totalement déterminé par les impératifs juridiques et moraux. Le vaste domaine de l’éthique est celui où le choix est ouvert à la délibération, qu’elle soit intime ou collective, et donc à l’hésitation et au doute (Bouquet 2012). Dès lors, l’éthique de l’agir du travailleur social est triple : la délibération, la conviction, et la responsabilité. L’éthique de la responsabilité pose donc la question du choix du côté du sujet au cœur de l’action. La responsabilité du travailleur social n’est, dès lors, pas seulement relative au caractère plus ou moins juste de son action, mais au sens que prend celle-ci du point de vue de son positionnement (Vallaeys 2011). Les pratiques du travail social ont tout avantage à s’inspirer de cette éthique de la responsabilité pour élaborer, confronter et faire partager le contenu de son action pour qu’elle soit au service d’une participation plus authentique avec les usagers (Brizais 2000).
Cependant, participer implique inévitablement de questionner le mécanisme d’une activité participative en matière de normativité fixée par le cadre d’un service social, lui-même structuré par des normes institutionnalisées. De fait, toute activité participative se constitue comme un cadre développant des règles (obligations et attentes) guidant l’action des individus qui interagissent en son sein (Goffman 1974), ce qui les amène à occuper un rôle qu’ils s’approprient et qu’ils jouent. Toutefois, ce paramétrage en soi ne suffit à assurer le fonctionnement de l’activité, car la participation de l’usager interroge aussi le coût social lié à son engagement, le bénéfice qu’il peut en retirer, ainsi que le degré de pouvoir partagé par le professionnel envers lui (Godbout 1983). Par conséquent, ces règles peuvent ne pas produire leurs effets escomptés sur le public, voire être réappropriées de manière détournée par rapport au but de l’activité et de son modus operandi. Ce manque de synchronisation entre les attentes de l’activité et celles de l’usager peut aussi s’expliquer en raison de difficultés en matière d’assimilation des codes constitutifs du cadre. En effet, chaque activité participative possède une double obligation nécessaire à son succès : le format, qui implique que plusieurs individus soient amenés à communiquer entre eux pour « prendre part » et « être ensemble », et la réalisation, qui est la raison pratique de ce pourquoi la participation existe afin de « faire ensemble » (Charles 2012 ; 2016). Ces conditions développent indubitablement des seuils normatifs en matière de comportement, discours et d’incapacité (Berger & Charles 2014), dont leur existence témoigne d’une fonction spécifique : assurer le maintien de l’ordre social de l’activité participative. En conséquence, s’impliquer dans un processus participatif sans balises référentielles garantes d’un intérêt commun, outre de mettre à mal le fonctionnement de l’activité, peut aussi provoquer des dégâts personnels auprès du participant avec des effets qui persistent en dehors de son cadre strict, notamment avec un public comportant des facteurs précarisants pluriels.
Dès lors, le travailleur social, en plus d’incarner ses principes normatifs, endosse aussi la responsabilité d’assurer l’intériorisation des codes constitutifs des obligations et attentes de ce cadre. C’est ce qu’ont montré les résultats actuels de la recherche : les professionnels insufflent et valorisent les conduites s’inscrivant dans une logique d’inclusion, c’est-à-dire celles qui facilitent la contribution personnelle de chaque participant et œuvrent à la réalisation effective de la finalité de l'activité (La Paglia 2022). L’expérience de l’usager fut aussi révélatrice des « facilitateurs » à la participation : il a été souligné l’importance qu’au sein d’une activité collective se déploie une atmosphère conviviale, de manière à ce qu’une vitalité l’habite et que le plaisir s’immisce via une écoute réciproque, autant d’ingrédients qui facilitent l’expression de la parole de chacun. Ce cadre propice à la logique réciprocitaire nourrit un sentiment de sécurité auprès de l’usager tout en l’installant dans une aisance minimale pour qu’il puisse prendre part en vue de se coordonner avec autrui pour bénéficier des fruits constitutifs de l’activité dans laquelle il s’engage. Le rôle du professionnel est donc crucial : outre de veiller à ce que le cadre fournisse une sécurité envers le participant, il doit aussi l’accompagner tout du long de façon à l’enrôler comme contributeur, ce qui passe par l’information sur le déroulement, la finalité, mais aussi par l’explication des règles, donc de ce que cela implique comme coût ainsi que le bénéfice attendu au regard d’une implication adéquate, c’est-à-dire acceptable en matière de discours, comportement et de capacité à participer.
Cependant, aucun cadre n’est définitivement fixe : sa mécanique peut être ébranlée à chaque action transgressant ses normes, ou simplement lorsque sa compréhension fait défaut. De ce fait, la recherche a mis en lumière des conduites freinant la contribution du participant : la timidité, le sentiment de non légitimité, ne pas avoir l’habitude de prendre la parole pour s’exprimer dans une logique œuvrant à un bien commun, ou encore, dans le cœur même des interactions, des incompréhensions plurielles amenant les participants à ne plus suivre le fil des conversations, ce qui entrave leur capacité d’agir. Toutefois, si ces conduites peuvent produire un embarras où les individus éprouvent momentanément le sentiment d’être perdu (Goffman 1974), d’autres vont prolonger le malaise en générant un co-empêtrement plus long et/ou récurrent par l’introduction d’une dynamique oscillant entre la centration sur soi, comme le fait d’accaparer les individus voire les isoler par des apartés, ou tendre vers une logique d’hostilité (Berger 2020), par des offenses ou des intimidations pouvant notamment être liées à une perte de contrôle en matière de consommation de substances psychoactives. Dans tous les cas, elles engendrent des sentiments d’irritation, de frustration et de pénibilité auprès de l’usager : autant de conséquences dont les conduites les ayant générées sont amenées à être normalisées par les professionnels, qui les perçoivent comme socialement inacceptables car elles s’inscrivent dans une logique d’égo-centration, c’est-à-dire qu’elles désabsorbent (Goffman 1971 ; 1994) la contribution de l’individu en orientant son attention sur un autre contenu que l’activité, ce qui le détache de ses interactions et conduit à le cloisonner dans sa subjectivité.
Si pour les embarras transitionnels induits par diverses formes d’incompréhensions, l’accompagnement « orienté explication » est de mise, face aux actions perturbatrices le professionnel procède à un rappel de la normativité du cadre pour amener le transgresseur à adapter sa conduite par un voire plusieurs avertissements. Si l’action de l’usager obstrue toujours le groupe, une proposition d’exclusion temporaire, même de toute l’activité, peut être de mise, tout en veillant à lui laisser la possibilité d’un retour ultérieur. En somme, la transgression est tolérée tant qu’elle apporte une certaine forme d’innovation épousant plus adéquatement les attentes de l’ensemble des participants (Babeau & Chanlat 2011), et donc qu’elle n’entrave ni l’efficacité ni l’inclusion du fonctionnement de l’activité (La Paglia 2022).
Ainsi, on le constate, la pratique des travailleurs sociaux quant à la participation des usagers, oscille entre une participation normée (par le droit et la morale) obligatoire et une participation moins impérative, faite de choix, de préférences et de recommandations.
Dans la participation normée, obligatoire, la relation entre l’usager et le travailleur social est dissymétrique. En effet, c’est le travailleur social qui engage le jeu et institue les règles ; c’est lui qui, le plus souvent, assigne à la pratique participative des objectifs et des usages parfois mal compris par le public. Cette violence symbolique (non-intentionnelle) est redoublée par une dissymétrie sociale, chaque fois que le travailleur social occupe une place supérieure à l’usager dans la hiérarchie des différentes espèces de capital, et notamment du culturel (Bourdieu 1970).
La dimension éthique amène donc les travailleurs sociaux à se poser la question suivante : comment concevoir une participation pluri-normée avec l’usager qui s’inscrive dans une perspective émancipatrice ?
Si la participation des publics paraît à ce point sensible dans le champ du travail social, c’est probablement parce qu’elle active des débats où l’éthique de la responsabilité vient traverser une fois encore la pratique des travailleurs sociaux. Toutefois, par son interférence, l’éthique est en même temps le vecteur d’une réflexion critique indispensable envers des pratiques normées, toujours situées, en vue de les réfléchir dans une logique libératrice sans qu’elles n’ôtent la dignité de ceux qu’elles encadrent.
Bibliographie
- Astier, I. (2015). Les nouvelles règles du social, Paris, PUF.
- Babeau A. & Chanlat J-F. (2011). Déviance ordinaire, innovation et gestion. L’apport de Norbert Alter. Dans : Lavoisier ; « Revue française de gestion ». p. 33-50.
- Berger M. (2020). Locked together screaming : une assemblée municipale américaine enfermée dans l’offense. Dans « Les émotions collectives », Paris : Editions de l’EHESS. p. 381-412.
- Berger M. & Charles J. (2014). Persona non grata. Au seuil de la participation. De Boeck Supérieur | Participations. 2014/2 - N° 9 p.5 à 36 ISSN 2034-7650
- Bouquet B. (2012). Ethique et travail social. Paris : Dunod.
- Bourdieu, P. et Passeron, J-C. (1970). La reproduction. Eléments pour une théorie de l’enseignement. Paris : Editions de Minuit.
- Brizais, R. (2000). Une éthique de la responsabilité. Dans : Espace Social, Les risques du métier au risque d’un métier, n°12, p. 55.
- Charles J. (2016). La Participation en actes : entreprise, ville, association. Paris : Desclée de Brouwer.
- Charles J. (2012). Les conditions de la participation, marqueurs de la vulnérabilité du participant. Récupéré sur : https://www.cesep.be/PDF/ETUDES/PRATIQUE/Conditions_participation.pdf. Consulté le 14/06/2021.
- Godbout J. (1983). Participation contre démocratie. Récupéré sur : http://classiques.uqac.ca/contemporains/godbout_jacques_t/participation_contre_democ ratie/participation_contre_democratie.pdf.
- Goffman E. (1974). les rites de l‘interaction. Les éditions de minuit.
- Goffman E. (1974 : 1991 ed traduite en français). Les cadres de l’expérience. Les éditions de minuit : France.
- La Paglia V. (2022). Les déterminants de la participation des publics-cibles au sein d’activités collectives déployées parmi les services de la première ligne de soins et de santé en Belgique Francophone dans le cadre des pratiques en santé communautaire. Dans : Journée des chercheurs en Haute Ecole. Récupéré sur : https://luck.synhera.be/bitstream/handle/123456789/1618/La%20Paglia_%20Vincent_JDCHE-%202022%20Version%20Finalis%c3%a9e%20%285%29.pdf?sequence=1&isAllowed=y
- Lerbet-Serini, F. (1998). Relation et éthique de la responsabilité. Laboratoire des Sciences de l’Education, Université de Tours
- Vallaeys, F. (2011). Les fondements éthiques de la responsabilité sociale. Philosophie, Université Paris-Est.
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