L’expérience de proches aidantes immigrantes vivant au Canada : Accompagner malgré la distance
Isabel Lanteigne, Ph.D., Elda Savoie, Ph.D., et Hélène Albert, Ph.D., professeures École de travail social Université de Moncton (Canada).
Cet article porte sur les résultats d’une recherche qualitative auprès de proches aidantes dans l’Ouest canadien menée par une équipe de chercheures de l’École de travail social à l’Université de Moncton en collaboration avec Entre’Elles, un organisme communautaire œuvrant auprès de femmes en contexte francophone minoritaire de la Saskatchewan. Plus précisément, nous nous pencherons sur l’expérience de celles qui prennent soin d’une ou d’un proche à distance selon des données recueillies dans la province de la Colombie-Britannique.
Au Canada, environ 25 % des personnes de 15 ans et plus offrent un soutien à des proches ayant besoin d’aide (Arriagada, 2020 ; Statistique Canada, 2020). En moyenne, les proches aidantes consacrent cinq heures par semaine au care de la personne aidée, alors qu’un quart d’entre elles offrent près de 19 heures de soin par semaine (Hango, 2020). Le travail d’aidance comporte une diversité de responsabilités et de tâches associées au soutien (Cornellier, 2018). Ce travail comprend les « soins personnels, d’hygiène et médicaux, l’aide à la gestion de leurs finances personnelles, l’accomplissement de tâches domestiques quotidiennes ou hebdomadaires, la présence aux rendez vous médicaux […] et le maintien de la vie sociale » (Cornellier, 2018, p.49). Ducharme (2012) soulève que la proche aidance va au-delà de ces soins, mais le fait de tenir davantage compte des nombreuses responsabilités et tâches que ces personnes accomplissent contribuent à la mise à l’écart, voire à la banalisation de la relation qui est pourtant au centre de la proche aidance. Si le soutien offert peut engendrer des défis, celles qui habitent loin de leur proche doivent aussi composer avec des enjeux liés à la distance qui affecte inéluctablement l’aide qu’elles sont en mesure de lui apporter (évaluer l’état ou les besoins de la personne aidée).
Plusieurs femmes offrent du care à des proches qui vivent à l’étranger. Bien qu’elles vivent au Canada, celles-ci maintiennent des liens étroits avec la famille demeurant dans le pays d’origine (Pannetier, 2018). Peu d’études se sont penchées sur les dimensions de l’accompagnement à distance (Merla, 2011), mais il est possible de répertorier des écrits portant sur les familles transnationales, l’entraide transnationale et l’aide transnationale (Rachédi, Le Gall et Leduc, 2010). Pour ces proches aidantes, les besoins et les attentes des membres de leur famille qui vivent au loin, par exemple, « sont largement définis par le contexte institutionnel du pays d’origine […]. Si des pensions ne leur sont pas versées, s’ils n’ont pas d’accès à des maisons de repos, les attentes seront d’autant plus fortes » quant au soutien (Merla et Minonzio, 2016, p. 66). Dans notre étude, les propos des proches aidantes ayant migré en Colombie-Britannique permettent d’explorer des spécificités de leur expérience.
Pour comprendre l’expérience de proche aidance des immigrantes, il faut tout d’abord saisir comment s’articule le travail du care. Le soin apporté par les proches aidantes consiste en des activités visant à « maintenir, perpétuer et réparer notre ʽmondeʼ » (Tronto, 2009, p.144). L’acte de prendre soin des autres est un rôle qui est perçu comme étant à la fois naturel et traditionnel pour les femmes (Savoie et Pelland, 2016). Ces soins sont en quelque sorte invisibilisés dans la société puisque le travail effectué par les proches aidantes n’est souvent pas rémunéré. Ce travail de soin comprend de grandes responsabilités qui ne sont pas reconnues tant symboliquement que matériellement (Fraser, 2012).
Dans un contexte transnational, plusieurs proches aidantes investissent beaucoup de temps et d’effort afin de maintenir les liens familiaux malgré la distance (Ambrosini, 2008). Ces femmes offrent du soutien de plusieurs façons lorsqu’elles habitent au loin (Merla et Minonzio, 2016 ; Rachédi, Le Gall et Leduc, 2010). Elles coordonnent des services à distance et envoient de l’argent. Or, ce soutien financier s’accompagne de défis. À titre d’exemple, le « poids des attentes de la famille a un effet indirect sur le type de relations que l’enfant peut entretenir avec sa famille en Afrique [ex. Cameroun et Sénégal] » (Lajus, 2019, p.33). En Inde, selon Plard (2016, p.6), bien que les enfants ne puissent pas offrir les soins au quotidien en raison de la distance géographique, les parents âgés ont de grandes attentes quant à ce soutien financier.
Les expériences comme proches aidantes varient selon le statut migratoire de ces femmes ou encore les conditions dans lesquelles elles se retrouvent. Cela limite parfois le soutien financier qu’elles peuvent apporter aux membres de la famille vivant au loin (Merla et Minonzio, 2016). En effet, leur intégration dans le pays d’accueil est marquée par la trajectoire migratoire et souvent par des expériences d’exclusion (Rachédi et Taïbi, 2019). En 2016, les femmes racisées vivant au Canada avaient le taux de chômage le plus élevé, et de ce groupe, les femmes s’identifiant comme arabes ou noires avaient des taux encore plus élevés (Block, Galabuzi et Tranjan, 2019). Or, la diversité de parcours migratoires et les multiples situations rencontrées (Lagier, 2016) dans le pays d’accueil donnent lieu à des expériences variées de proche aidance.
Dans le cadre de cette étude, une méthodologie qualitative a été privilégiée afin de saisir l’expérience des proches aidantes quant à leurs réalités quotidiennes (Gauthier et Bourgeois, 2016). Ainsi, 101 proches aidantes ont été interrogées dans trois provinces de l’Ouest canadien, soit la Saskatchewan, l’Alberta et la Colombie-Britannique. En Colombie-Britannique, 23 femmes ont participé à la recherche et 10 d’entre elles étaient des proches aidantes à distance pour des membres de leur famille vivant en Europe ou en Afrique. L’objectif de la recherche visait à donner une voix aux femmes afin qu’elles partagent leurs expériences comme proches aidantes dans une intention de mieux comprendre leurs réalités. Pour la collecte des données, des entrevues semi-dirigées d’une durée d’environ deux heures ont eu lieu. Le logiciel Nvivo a été utilisé en soutien à l’analyse des données. Trois thèmes ont émergé de leur expérience, soit les coûts et les défis de la gestion à distance, ainsi que le sentiment de culpabilité ressenti.
Les résultats permettent de constater des défis. Certaines femmes déboursent de grandes sommes d’argent pour l’achat d’un billet d’avion de dernière minute ainsi que des frais pour des chambres d’hôtel et des repas afin d’être au chevet de leurs parents. En plus de ces dépenses, il y a des pertes de revenu. Une participante indique : « […] j’avais droit à 4 semaines par année payées, et je me prenais un mois sans solde, pour pouvoir y aller plusieurs fois. Il faut que tu aies mis de côté de l’argent parce que tu n’es pas payée pendant le mois que tu n’es pas là ». Une autre participante décrit, comme plusieurs autres, le fardeau financier associé au fait de prendre soin de sa mère : « Dans mon pays, il y a des problèmes économiques, ça veut dire qu’on s’occupe vraiment pour qu’elle puisse manger, on paie son employé à la maison, on paie pour le transport, les médicaments. On paie tout ». Ainsi, elles doivent s’absenter du travail de façon temporaire ou utiliser les vacances pour se rendre dans le pays d’origine. À cela s’ajoute les défis de gérer les ressources humaines dont la personne aidée a besoin. Parfois, en raison du décalage horaire, elles doivent faire des appels téléphoniques en pleine nuit et la famille ne peut pas toujours se réunir au même moment. De surcroît, les proches aidantes décrivent les inquiétudes associées à ces défis. Plusieurs expriment de la culpabilité et se demandent si elles ne devraient tout simplement pas quitter le Canada pour retourner dans leur pays d’origine. D’autres mentionnent le malaise de vivre au loin lorsqu’un membre de la famille a besoin d’aide comme l’indique cette femme : « ʽBon, est-ce que j’ai le droit de m’amuser comme ça ?ʼ et sachant que ma mère, elle n’en peut plus là-bas, toute seule ». Ainsi, le care, et ici celui pratiqué à distance, génère beaucoup de culpabilité chez certaines.
L’analyse a permis d’identifier trois thèmes. Le premier est le lourd fardeau financier lié à l’aide financière apportée aux parents et aux enfants (Attias-Donfut et Wolff, 2008). Les liens d’entraide étroits, les attentes quant au soutien financier et « le désir d’assurer aux siens une vie meilleure […] condui[sen]t à une forme extrême de dévouement » (Ambrosini, 2008, p.79). Des proches aidantes à distance vivent donc de nombreuses privations afin de répondre aux besoins de leurs proches. À cet effet, Ambrosini (2008) soulève la notion de dette affective, c’est-à-dire, l’incapacité de passer du temps ensemble fait en sorte qu’elles offrent des fournitures scolaires ou de l’argent comme gagent d’amour. Ces cadeaux symbolisent « la personne absente. Ils transmettent son affection, certifient son effort pour connaître les goûts et les exigences de celui qui est resté au pays, témoignent du temps investi » (Ambrosini, 2008, p.88). Dans cette étude, les participantes semblent percevoir ce soutien financier comme un grand défi. Selon Pannetier (2018), les dettes (affectives, sociales et matérielles) envers la famille dans un contexte transnational constituent un lourd fardeau, cependant la proche aidante reçoit aussi du soutien de sa famille vivant au loin.
Les exigences de la gestion du care à distance, deuxième thème, comprend la mobilisation d’un réseau de soutien formel et informel mobilisé afin de répondre sur place aux besoins des personnes aidées. Comme le soulignent Campéon et al. (2020), le recours à de l’aide pour accomplir des tâches requiert un travail de coordination pouvant être exigeant. Grâce aux moyens de communication favorisant les échanges transnationaux, les proches aidantes responsables de coordonner le soutien aux personnes âgées peuvent se réunir avec la famille qui est dispersée sur plusieurs continents afin de discuter des services nécessaires (Ambrosini, 2008). Bien que la technologie facilite la communication, les participantes expliquent que le décalage horaire pose des défis quand il faut trouver un moment qui convient à tous pour se réunir virtuellement. De surcroît, comme l’explique Ambrosini (2008, p.89), des échanges quotidiens entre les membres d’une famille transnationale « intensifie[nt], au lieu de diminuer, la perception de la distance » ce qui peut ajouter à la lourdeur de la gestion de l’aide.
La culpabilité liée au projet migratoire est le troisième thème qui est ressorti de l’analyse. Plusieurs participantes ont exprimé des sentiments de culpabilité à l’idée de vivre au loin de la personne aidée. À cet égard, Montgomery, Le Gall et Stoetzel (2010, p.89) mentionnent la « culpabilité du fait d’être si loin des proches lors de moments aussi chargés d’émotion » que le décès d’un proche par exemple. Charlap et al. (2020), quant à eux, identifient deux registres d’aide, c’est-à-dire, ce que les proches aidantes souhaiteraient offrir et ce qu’elles peuvent concrètement offrir comme aide. Ainsi, l’état de santé des personnes aidées, le réseau de services formels disponibles et l’emploi occupé par les proches aidantes, par exemple, sont des conditions qui évoluent constamment et qui peuvent déterminer l’aide offerte. Il est possible d’imaginer qu’un écart entre ces deux registres d’aide provoque un malaise, voire des sentiments tels que la frustration ou la culpabilité soulevant une remise en question de l’immigration.
L’expérience des proches aidantes à distance rencontrées a permis de soulever certains enjeux auxquels font face les femmes immigrantes francophones vivant en Colombie-Britannique quant au soutien à distance. Ces résultats comprennent le fardeau financier lorsqu’elles aident un membre de la famille. Ainsi, l’engagement des proches aidantes a un impact sur leur situation économique pouvant conduire à la précarité (Savoie et al., 2022, p.25). De plus, ces résultats ont permis de constater le fardeau financier qu’elles portent comme proches aidantes. Leurs expériences de care à distance ont aussi fourni des pistes de réflexion quant aux besoins de poursuivre la recherche sur l’expérience de ces dernières, et plus particulièrement celles des femmes racisées.
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