Pilotage d'associations : entre participation des personnes directement impactées et fragilités...
Compte-rendu et analyse d’expériences de vécu en lien avec des projets associatifs
Nos terrains : deux associations (pas) si différentes
Dans le contexte suisse où la constitution d’une association est peu contraignante, nous nous intéressons aux enjeux de participation dans deux associations. Pour ce faire, nous avons choisi deux associations dont leurs comités sont constitués à la fois de personnes directement impactées par les problématiques et thématiques que l’Association cherche à travailler, et par des personnes « alliées » non directement impactées. Nous examinons les difficultés rencontrées par les personnes directement impactées qui rejoignent les comités de ces associations.
Les deux associations sont Aspasie, et Asile LGBTIQ+, très différentes par leur taille et leur histoire. Aspasie lutte pour la défense des travailleuses et travailleurs du sexe et fête en 2022 ses quarante ans d’existence . L’association est constituée par un groupe de travailleuses du sexe elles-mêmes, qui obtiennent des financements des collectivités publiques pour engager une personne qui assure la coordination du travail. Au fil des années, Aspasie se renforce et se pérennise, et se fait reconnaître comme une association incontournable. Elle occupe actuellement un personnel salarié de 14 personnes, équivalent à 9 postes plein temps.
Asile LGBTIQ+ est une jeune association qui démarre suite à une recherche-action menée en 2016-2018 (Coordination asile.ge & enQuêtes, 2018) sur les conditions de vie des requérant∙x∙es d’asile LGBT en Suisse romande. Cette recherche mettait en évidence la persécution secondaire que subissent des requérant∙x∙es d’asile confronté∙x∙es à des discriminations et violences dans les logements collectifs dans lesquels iels sont confiné∙x∙es et en butte à des incompréhensions dans les administrations par lesquelles iels doivent passer. Asile LGBTIQ+ dispose d’une équipe de deux personnes salariées, correspondant à un 90% de temps de travail.
Malgré deux histoires, tailles et développements différents, une commune volonté caractérise ces deux associations, celle d’associer au plus près les personnes directement impactées, aux activités des deux organisations et à la prise de décision qui les concerne. Les raisons de cette insistance sont à la fois pragmatiques et liées à des principes d’action.
Du côté des usager∙x∙es : expertise expérientielle
La stigmatisation (Goffman, 1963 ; Comte, 2010) de certaines franges de la société empêchent les personnes qui en font partie de participer - même à minima - à une vie sociale. Cela entre en tension avec un idéal de participation reconnue (Courtel, 2008 ; Honneth, 2020). Pour pallier cela, certaines associations sont créées par des personnes directement impactées par les problématiques qu’elles affrontent. D’autres considèrent que la participation de certaines personnes de leurs publics à la prise de décision au sein de leurs structures constitue une condition sine qua non pour rester près des préoccupations des personnes concernées. En effet, les personnes directement impactées peuvent mobiliser d’autres savoirs d’expériences que des professionnel∙le∙s non directement touché∙x∙es n’ont pas vécues, ce qui leur donne une expertise et des compétences particulières (Calafat, 2011, 97 ). Un autre besoin de cette participation est le rapport avec les potentiel∙x∙les bénéficiaires des associations, vécu comme une expérience « d’insider », et donc différente de celle qu’entretiennent des personnes qui sont soit les professionnel∙x∙les de ces associations, soit des allié∙x∙es. Cette expérience des personnes directement impactées permet de tenir compte des multiples aspects des conditions d’existence qui pourraient sinon passer « sous les radars » et de lutter contre certaines formes de minorisation sociale (Blanchet, 2005 ; Jordan, 2009).
Valorisation et dévalorisation d’expériences
Certaines personnes directement impactées par la thématique de l’association, que ce soit des personnes en situation de migration forcée ou des travailleuses du sexe, ont une expérience d’avoir déjà assumé des tâches dans des collectifs, déjà défendu des causes dans la sphère publique ; d’autres au contraire n’ont pas cette expérience spécifique de travail collectif. En revanche leur désir de défendre leurs intérêts et « la cause » soutenue par l’association sont les ressorts principaux de leur engagement. Les associations doivent donc prendre soin de la variété des expériences, et éviter une manière de faire qui viserait seulement l’efficacité immédiate, passant, au nom de celle-ci, par-dessus les personnes qui s’évertuent à actualiser leurs capacités aux domaines bien particuliers de la prise de responsabilités de comités.
Les comités, en charge de la bonne gestion de l’association, peuvent être peu enclin à faire de la place à l’expérience collective précédente, aux difficultés quotidiennes des personnes impactées qui en font partie. Or, c’est pourtant à cause de l’expérience vécue qu’ils se mobilisent. Pour empêcher une lassitude envers ce décalage, Aspasie a mis en place un retour du terrain systématique dans ses séances du comité, retour qui permet d’apprendre les actualités des travailleuses du sexe et de l’équipe professionnelle.
Une autre manière de pallier cette difficulté est d’associer l’ensemble des membres des comités à des actions directes : sensibilisations, manifestations, fêtes, préparation de flyers, etc… Pour Asile LGBTIQ+, c’est souvent en tant que membres, et notamment membres d’un groupe de pairs qui se réunit toutes les semaines et qui organise un évènement pour récolter des fonds d’urgence tous les mois, qu’iels se mobilisent. Toutefois, un des risques liés à ce genre de mobilisation, par ailleurs fort bien vécue et utile, c’est que l’on ait d’un côté des membres de comité « gestionnaires » et de l’autre des membres davantage mobilisés à cause de leur bénévolat évènementiel. Cela pourrait refléter une division du travail, qui cristallise un rapport social qualifié/déqualifié.
Cette question de (dé)qualification devient particulièrement prégnante sur la toile de fond des relations complexes avec les bailleurs de fonds : quelles que soient la variété et la richesse des compétences des membres de comités, leur engagement bénévole est souvent en décalage avec les exigences qui sont imposées aux associations. En effet, la contractualisation exigée par les bailleurs de fonds rend le travail des associations (dont les comités) très complexe et crée un surcharge chronique.
Comme le notent Battaglini et Dunand (2015) se référant à la Suisse, « les relations que l’Etat entretient avec les partenaires privés, notamment associatifs, […] ont été caractérisées par la mise en place progressive d’un modèle de gestion managériale… ». De profonds changements, marquant les relations financières nécessaires à la réalisation des politiques publiques, ont des effets sur le fonctionnement même des associations (95) : les nouvelles modalités relationnelles entre l’Etat financeur et les partenaires associatifs seraient passés du registre de la confiance à celui de la méfiance (Battaglini & Dunand, 2015, 97). Cette tendance accentue les exigences de professionnalisme (gestion budgétaire, ressources humaines, travail en réseau, etc.) pour les bénévoles des associations (Battaglini, Dunand, 2015), et contribue à sélectionner certains membres des comités comme interlocuteurs des autorités, et d’invisibiliser d’autres.
Invisibilisation et visibilité
La question de l’invisibilisation/visibilité (Voirol, 2005) est particulièrement cruciale pour les deux types de publics qu’accompagnent nos deux associations. Dans un cas, Aspasie, le stigmate de la putain (Pheterson, 2001), rend très exposante leur visibilité en tant que professionnel∙x∙les du sexe tarifé, dans les espaces publics et privés non consacrés à leur activité professionnelle. Ainsi, leur participation à un collectif de prise de décision les concernant - dans un espace dont la garantie de sécurité contre l’insulte et la violence est la règle -, fait partie des lieux où leur parole en tant que travailleuses du sexe peut être entendue. Concernant, Asile LGBTIQ+, la visibilité de ses membre∙x∙s directement impacté∙x∙es par une migration forcée, peut avoir été la conséquence de l’activisme politique dans leur pays d’origine ou la suite et cause d’un outing familial ou de leur entourage. Dans chacun des cas, elle a contraint à partir de chez soi, de manière non voulue et dans des conditions le plus souvent très précaires.
Multiplication des catégories et concurrences
Au sein des populations des personnes impactées, nous notons l’émergence ou la cristallisation de catégories, parfois concurrentielles qui n’est pas sans rappeler le débat sur la concurrence des victimes (Chaumont, 2010). Prenons l’exemple du travail du sexe : dans un cadre réglementariste, l’activité est autorisée en Suisse, entre majeur∙x∙es consentant∙e∙s, pour autant qu’elle demeure une activité indépendante. Le marché est soumis à un régime de concurrence exacerbée qui détermine des catégories notamment selon l’âge, des critères esthétiques, des types de prestation, etc. Cette catégorisation a des répercussions importantes sur la perception qu’une cause commune mérite d’être défendue. Ces divisions concurrentielles peuvent freiner l’entrain à participer à une association qui n’est pas un syndicat défendant une catégorie spécifique, mais qui au contraire prône la défense de toutes les catégories de travailleurs et travailleu∙x∙ses du sexe. Ainsi se retrouver dans un comité oblige à faire un pas de côté par rapport à sa propre situation. Abstraitement, ce pas semble aisé, tant la lutte globale pourrait sembler les concerner tou∙x∙stes. De fait, défendre les plus précaires des catégories des travailleuses du sexe, qui opèrent sans statut légal, et à des prix « cassés » relève d’une conscience stratégique hors du commun.
Le temps à disposition
La problématique du temps à disposition est générale pour toutes les personnes actives qui s’engagent dans des comités d’association qu’elles soient personnes directement impactées ou alliées. De manière générale, on peut relever une intensification du travail (Gaudart, 2015), mais aussi des exigences des études. Ces temps vont des cours de langue aux programmes d’études plus avancés, qui demandent un engagement intense. Même pour les personnes non autorisées à travailler, par absence de statut par exemple, ou encore autorisées, mais empêchées par la fragilité du statut accordé aux personnes en procédure d’asile, le temps est contraint ; il est fait d’attente ponctuée ou non de contacts avec des institutions, de quêtes de petits boulots pour survivre. C’est un temps qui « n’offre presque aucune possibilité de préparer le temps d’après : le futur » (Aulanier, 2021). Pourtant cette projection vers l’avenir est exigée, comme si l’incertitude n’avait aucun effet sur les personnes. Dès lors, pour beaucoup, toute opportunité de travail, passe avant des réunions pour faire avancer une association. La disponibilité pour l’activité rémunératrice est exigeante et demande une souplesse horaire de tout instant. Plus la condition de vie est précaire, plus la nécessité d’être disponible pour l’activité lucrative est impérative, plus la probabilité et la possibilité de participer à des comités sont faibles. Participer régulièrement à des comités relève donc de la gageure.
Gratuité de l’engagement et disparités de conditions de vie
En conséquence, une séance de comité ne rapportant aucun avantage financier ne peut passer devant une opportunité de travail rémunéré. En effet, en principe, les membres de comités participent à ces instances sans rémunération. Cependant, en rejoignant un comité, vous faites partie d’un collectif où les conditions de vie sont très disparates et inégales. Pour le travail effectué au sein de l’association, l’équipe professionnelle employée est rémunérée. Le comité, à côté des tâches décisionnelles, accomplit - à divers titres - des actions bénévoles. La proximité peut être importante entre une tâche accomplie dans le cadre du contrat de travail et une tâche accomplie à titre bénévole. Les tâches de représentation par exemple, souvent confiées à des personnes directement impactées sont partagées avec les professionnel∙le∙s dont les salaires quelque modestes qu’ils soient leur sont garantis. De plus, lorsque des rémunérations ou des indemnisations sont proposées par les organismes qui font appel aux associations pour exposer leur cause, la base de la rémunération est souvent fonction du niveau de diplôme et non de l’expérience vécue. Ainsi une personne, membre de l’équipe professionnelle salariée de l’association verra sa prestation mieux rémunérée que la personne du comité directement impactée par la problématique que ce soit le travail du sexe ou la migration forcée. Dans les faits, les hiérarchies socio-économiques existant de facto dans les comités d’associations se retrouvent exacerbées de l’extérieur, par une naturalisation de la déqualification sociale qui s’abat sur le travail du sexe ou la migration forcée.
Associations dynamiques
Toutefois, l’attachement à une cause et l’impression d’être inclus∙e et compris∙e, incite certaines personnes à s’engager malgré la sur-occupation qu’entraîne l’effort exigé des individus pour qu’iels contribuent à leur intégration sociale. On peut émettre plusieurs hypothèses :
• la valorisation des compétences et de l’expertise de ces personnes permet de lutter contre certaines formes d’invisibilisation (Honneth, 2005).
• l’activité dans un milieu considéré comme sécure contribue à restaurer sa propre assurance dans la société.
• le défi d’être à la barre d’associations qui travaillent avec des populations et des problématiques très mouvantes, rend l’activité intéressant.
• L’engagement prolonge le sens construit dans des activités militantes précédant l’arrivée dans l’association.
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