Le passage de la formation en distanciel en période de crise sanitaire a touché tous les acteurs de la relation pédagogique : les étudiants comme les formateurs. Ce passage d’urgence concernait une formation d’éducateurs de jeunes enfants initialement 100% en présentiel, une formation sociale, avec toutes les dimensions sociales qu’elle engage pour l’étudiant : intégrer un collectif, travailler en équipe, respecter la parole, la culture et les valeurs de l’autre. A l’époque, les discours sur le terrain professionnel, comme dans la presse, se concentraient essentiellement sur les impacts négatifs de la formation en distanciel. J’ai donc souhaité comprendre si ce passage pouvait également engendrer des éléments positifs dans le parcours des étudiants. Le panel ayant participé à ma recherche était composé d’un public jeune, essentiellement féminin, soit plutôt représentatif des étudiants en formation EJE.
Les étudiantes confrontées à de multiples crises
L’arrivée en formation professionnelle, post baccalauréat, correspond à la période d’« entrée dans la vie » (selon le titre de l’ouvrage de Lapassade, 1963) qui nécessite l’élaboration de nouveaux repères. C’est une période charnière de la construction identitaire qui amène le jeune adulte à faire face à d’importantes transformations. Comme l’explique Talbot (2018 : 232), la première année de formation propose « des opportunités d’apprentissage, de transformation de soi à travers la rencontre de nouveaux contextes, de nouvelles communautés ». La crise sanitaire et les confinements se sont ajoutés à cette période de transition qui met l’étudiant au cœur de nombreux bouleversements à surmonter pour continuer à se former et construire l’adulte de demain. Kaës (1979 : 3) explique d’ailleurs que « c’est par la crise que l’homme se crée homme, et son histoire transite entre crise et résolution, entre rupture et suture ». Il souligne que « la mise au monde [est] mise en crise, mise à mort mais, nécessairement, création. La création est l’alternative de la vie aux composantes léthales de la crise » (p. 5). Alors, rencontrer la nouveauté, même si elle déconstruit les schémas établis dans un premier temps, ne serait-il pas l’occasion de commencer un autre cycle en y intégrant les compétences acquises ?
En effet, les expériences de crises ne sont pas systématiquement négatives car elles permettent le renouvellement et l’inventivité. Comme l’explique Lesourd (2009 : 1) « de telles ruptures ou discontinuités dans les temps personnels opèrent sur plusieurs plans à la fois : […] elles questionnent selon de nouveaux critères et en termes nouveaux la représentation que se donne le sujet adulte de ce qu’il a été, de ce qu’il est, et de ce qu’il souhaite devenir ». Ce phénomène progressif de résolution de la crise correspond également au processus d’épiphanie décrit par Denzin (1989 : 141) comme un « moment d’expérience problématique qui illumine le caractère personnel, et souvent signifie un tournant de la vie d’une personne » car les prises de conscience qui en résultent sont à l’origine de transformations pour l’individu, c’est pourquoi il semble nécessaire de pouvoir exprimer ce vécu « en dehors de soi », pour lui donner du sens et le transformer en expérience constructive.
De nouvelles dynamiques d’apprentissage
L’analyse des données recueillies a permis de souligner plusieurs modifications des interactions pédagogiques impactant les dynamiques corporelles et spatio-temporelles, valorisant l’importance d’appartenir à une communauté d’apprentissage, le renouvellement des stratégies d’apprentissage des étudiantes et renforçant le rôle des formateurs. Je développerais ici ces deux derniers points.
La formation à distance engage l’étudiant dans une redéfinition d’un cadre qui lui est propre et qui s’exprime notamment dans l’élaboration de nouvelles stratégies d’apprentissage. Les difficultés majoritairement rencontrées concernent la concentration et la motivation à suivre les cours à distance, un stress exacerbé, la prise de notes en cours en visio-conférence. Les étudiantes interviewées ont chacune un style préférentiel d’apprentissage, des stratégies cognitives et de gestion des ressources qui engagent des manières différentes de percevoir, de stocker et de traiter l’information donc d’apprendre. La modalité des cours en distanciel amène l’étudiant à adopter un regard sur son fonctionnement cognitif et à faire appel à des capacités d’adaptation, d’initiatives, ce qui développe son autonomie. S’engager dans les domaines de l’éducation et du social demande à l’individu de se décentrer progressivement de soi pour éduquer les générations à venir. Le dispositif de la formation à distance n’accélérerait-il donc pas ce processus ?
Les entretiens révèlent également l’importance pour les étudiantes d’être portées par le cadre de la classe et de l’institution, en effet ces dernières venant pour la plupart du lycée, elles ont eu peu accès à l’autonomie. Un enjeu fondamental de ce nouveau dispositif de formation consisterait donc à penser aux conséquences de l’absence sur les apprentissages. Comme l’expliquait déjà en 1993 (p. 60) Jacquinot, « la distance la plus difficile à apprivoiser, […] dans un système d’enseignement à distance, c’est bien la distance qui sépare celui qui veut ou doit apprendre et celui qui sait et veut ou doit enseigner, c’est- à- dire la distance pédagogique ». Au-delà de la transmission de savoirs, il parait essentiel de stimuler les échanges humains, soit de créer de « la présence à distance » (Jézégou, 2010). Il reste usuel de considérer que le formateur à distance risque de perdre sa place dans le système éducatif, car il n’est plus physiquement présent dans l’espace de la classe. Cette peur ne serait-elle pas illusoire ? En effet, les modalités de présence d’un individu ne se définissent pas seulement par sa présence physique mais également par sa présence psychique. C’est pourquoi, il parait nécessaire de créer de nouveaux repères et rituels pour familiariser les usagers à cette nouvelle relation pédagogique.
La crise, génératrice de pratiques émergentes
La formation en distanciel impacte les interactions pédagogiques car la distance complique la communication, bouscule les repères établis et la motivation à suivre la formation. Elle offre aussi un vaste champ de créativité ; les émotions premières de peur de l’inconnu peuvent alors laisser place à l’exploration de nouvelles dynamiques de formation et à l’élaboration de nouvelles stratégies d’apprentissage voire à des transformations biographiques. La crise sanitaire et les confinements ont considérablement réduit les temps de présence des étudiants dans les établissements d’enseignement supérieur pour suivre les cours, ce qui a amené les formateurs, les centres de formation comme les étudiants à réfléchir à de nouvelles modalités pour la formation d’EJE. Alors, ne serait-ce pas l’occasion de repenser la formation en présentiel ? La mise en place d’une formation hybride permettrait de répondre aux besoins des différents usagers, comme d’être prêt à accueillir un éventuel épisode de mise à distance, au vu de l’instabilité du contexte sanitaire actuel ? Cette alternative répondrait aux besoins de concentration des étudiants pour travailler des dossiers ou de soulager certaines contraintes de transport par exemple, tout en garantissant les interactions pédagogiques à l’école. Les formateurs pourraient aussi proposer des moments d’autoformation (Carré, 1997) ou de classe inversée, grâce à des logiciels éducatifs.
Les résultats de mon étude présentent plusieurs pistes d’amélioration pour la formation EJE en distanciel, que ce soit concernant l’ingénierie ou un nouvel usage des méthodes pédagogiques. Ils soulignent la nécessité que les étudiants puissent s’approprier les lieux de leur formation et charger leurs espaces de significations. Le modèle de la pédagogie institutionnelle (FREINET, OURY) et l’outil des « 4 L » soit « Lieu, Limite, Loi, Langage » peuvent être des sources d’inspiration pour les pratiques émergentes, car ils proposent des méthodes qui visent à construire un cadre régulier de travail et structure l’organisation des échanges entre les membres du groupe, lors des temps d’accompagnement alloués à l’élaboration réflexive des étudiants (nommés ADR, GAP, etc. selon les IRTS) :
-Le « Quoi de neuf ? » est un bon support pour introduire une séquence de cours car il permet de connaître le caractère des étudiantes, leur laisser la parole libre et les amener à prendre une place dans le groupe. Comme l’évoque Laffitte (2021 : 9), lors de ce moment de parole « parle qui veut, de ce qu’il veut. On ne force personne à être présent sur le mode de la parole et, même dans la parole, on accueille aussi, sans rien dire (et sans savoir d’avance), la possibilité future pour autre chose d’encore indicible et indiscernable ». Au fur et à mesure de l’année, le formateur arrive davantage à discerner les discours d’apparence positive qui dissimulent parfois un mal-être sur le terrain de stage, tandis que les étudiantes travaillent petit à petit leur écoute.
-Le « conseil coopératif » permet à chacune de s’exprimer au sein d’un groupe, proposer des thématiques de travail, féliciter des personnes ressources dans leur formation ; autant d’actions amenant chacun à être un membre actif et responsable d’une aventure collective.
Cette expérience souligne l’importance d’adapter les pratiques aux réalités rencontrées sur le terrain de la formation, soit de former les enseignants aux outils éducatifs numériques car être formateur « numérique » – même à temps partiel – n’est pas inné, cela s’apprend, comme de réfléchir aux besoins d’encadrement de ce nouveau public d’étudiants, en trouvant un juste milieu entre accompagnement proximal et étayage à distance. D’ailleurs, l’autonomie n’est-elle par ce vers quoi un formateur doit mener l’étudiant (tout comme l’EJE avec un enfant) ?
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