Fiche Documentaire n° 5967

Titre Le positionnement des professionnel·le·s de l’insertion vis-à-vis du numérique dans un contexte de crise socio-sanitaire : proposition d’une typologie

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Auteur(s) JACOT cédric
DIF-PRADALIER maël
JAMMET Thomas
 
     
Thème  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

Le positionnement des professionnel·le·s de l’insertion vis-à-vis du numérique dans un contexte de crise socio-sanitaire : proposition d’une typologie

La transition numérique et la dématérialisation des démarches administratives, en cours depuis une vingtaine d’années, a été accélérée par la crise socio-sanitaire liée à la COVID-19. Cette place croissante du numérique, observable dans les différents domaines d’activité du travail social, l’est notamment dans celui de l’insertion socio-professionnelle : outre l’utilisation généralisée de logiciels administratifs de suivi des bénéficiaires, de nombreuses démarches pour accéder à des prestations ou des droits se réalisent en ligne, y compris en substitution aux procédures « papier » ou physiques. Cette évolution soulève de nombreux enjeux, tant pour les professionnel·le·s que pour les bénéficiaires, qui se voient imposer une « obligation de maîtrise » des dispositifs numériques (Mazet, 2017, p. 45), s’ajoutant à une obligation d’équipement. Malgré l’actualité de la thématique et l’importance des problématiques en jeu, rares sont les études empiriques consacrées à ce sujet, particulièrement en Suisse. Notre recherche exploratoire vise à combler ces lacunes en matière de compréhension des effets du numérique dans le domaine de l’insertion socio-professionnelle. En s’appuyant sur une méthodologie mixte, combinant un questionnaire en ligne adressé à tou·te·s les professionnel·le·s de l’insertion en Suisse au début de l’année 2022 (514 questionnaires intégralement complétés), et deux entretiens collectifs (focus groups) avec des professionnel·le·s de « 1ère ligne » (en contact direct et régulier avec les bénéficiaires) et des cadres (quel que soit leur niveau hiérarchique), notre enquête a permis de recueillir des informations sur différents aspects de la numérisation.
Notre proposition s’inscrit dans les axes 4 et 2, en traitant notamment des représentations et pratiques émergentes liées au numérique et des tensions qu’elles génèrent, pour les professionnel·le·s, entre morale et éthique (Ricoeur, 1999). Pour éclairer ces enjeux, nous présentons dans un premier temps une typologie qui articule, pour les deux catégories de professionnel·le·s susmentionnées, représentations du numérique, motivations à travailler dans le domaine de l’insertion et conceptions de ce dernier. Cette typologie, élaborée de façon empirique à partir d’une analyse en clusters effectuée sur plusieurs échelles synthétiques, se distingue des typologies existantes par la mise en relation de la thématique du numérique avec celles de la sociologie des professions. Elle se distingue donc à la fois des typologies du rapport au numérique des professionnel·le·s de l’accompagnement – notamment celle de Molina et Sorin (2019) – par la prise en compte de la motivation professionnelle et des représentations du travail dans leur articulation avec le numérique, et des typologies classiques des professionnel·le·s du travail social – notamment celles de Bertaux & Hirlet (2009) et de Gaspar (2012) – par la prise en compte du numérique. Notre typologie a enfin pu être affinée suite aux remarques des professionnel·le·s de l’insertion lors des deux focus groups.
Sur la base de cette typologie, nous proposons dans un second temps une cartographie et une lecture des pratiques émergentes de médiation numérique. En effet, de plus en plus de professionnel·le·s de l’insertion sont amenés à offrir une forme de soutien numérique aux bénéficiaires, dans un cadre professionnel et selon un ensemble de règles et de normes encore peu définis. L’absence de reconnaissance institutionnelle de ces pratiques peut générer une tension entre éthique et morale chez ces professionnel·le·s, entre « ce qui est estimé bon » pour les bénéficiaires et « ce qui s’impose comme obligatoire » (Svandra, 2016, p. 21) en matière de règles à suivre au sein de son organisation. Nos analyses cherchent notamment à déterminer dans quelle mesure et selon quelle intensité les différents types de travailleurs et travailleuses sociales définis par notre typologie sont concernés par cette problématique.

Bibliographie

Bertaux, R. & Hirlet, P. (2009). Entre nécessité et vertu, les acteurs du champ social dans la complexité de leurs pratiques et face aux mutations de l’environnement. Nancy, Presses Universitaires de Nancy.

Gaspar, J.F. (2012). Tenir ! Les raisons d’être des travailleurs sociaux. Paris, La Découverte.

Mazet, P. (2017). Conditionnalités implicites et productions d’inégalités : les coûts cachés de la dématérialisation administrative. Revue française de service social, 264, 41‑47.

Molina, Y. & Sorin, F. (2019). Les usages numériques dans l’accompagnement social et éducatif. Rapport de la 5ème saisine du CRTS de Bretagne.

Ricoeur, P. (1999). Ethique et morale. In Lectures 1. Autour du politique. Paris, Seuil, 258-270.

Svandra, P. (2016). Repenser l’éthique avec Paul Ricœur. Le soin : entre responsabilité, sollicitude et justice. Recherche en soins infirmiers, 124, 19-27.

Présentation des auteurs

Maël Dif-Pradalier est professeur ordinaire à la HETS-FR. Sociologue du travail et de l’emploi, ses intérêts de recherche portent principalement sur les transformations du marché du travail et de la relation d’emploi ainsi que l’insertion socio-professionnelle.

Cédric Jacot est collaborateur scientifique à la HETS-FR. Ses travaux relèvent de la sociologie des inégalités sociales avec une approche quantitative.

Thomas Jammet est adjoint scientifique à la HETS-FR. Ses travaux se concentrent sur l’étude des usages des technologies numériques.

Communication complète

La transition numérique et la dématérialisation des démarches administratives, en cours depuis une vingtaine d’années, a été accélérée par la crise socio-sanitaire liée à la COVID-19. Cette place croissante du numérique, observable dans les différents domaines d’activité du travail social, l’est notamment dans celui de l’insertion socio-professionnelle : outre l’utilisation généralisée de logiciels permettant de suivre numériquement les dossiers des bénéficiaires, de nombreuses démarches pour accéder à des prestations ou des droits se réalisent en ligne, y compris en remplacement des procédures « papier » ou physiques. Cette évolution soulève de nombreux enjeux, tant pour les professionnel·le·s que pour les bénéficiaires, qui se voient imposer une « obligation de maîtrise » des dispositifs numériques (Mazet, 2017, p. 45), s’ajoutant à une obligation d’équipement. Malgré l’actualité de la thématique et l’importance des problématiques en jeu, rares sont les études empiriques consacrées à ce sujet, particulièrement en Suisse. Notre recherche exploratoire vise à combler ces lacunes en matière de compréhension des effets du numérique dans le domaine de l’insertion socio-professionnelle. En s’appuyant sur une méthodologie mixte, combinant un questionnaire en ligne adressé à tou·te·s les professionnel·le·s de l’insertion en Suisse au début de l’année 2022 (514 questionnaires intégralement complétés), et deux entretiens collectifs (focus groups) avec des professionnel·le·s de « 1ère ligne » (en contact direct et régulier avec les bénéficiaires) et des cadres (quel que soit leur niveau hiérarchique), notre enquête a permis de saisir de manière originale différents aspects de la numérisation.



Notre analyse porte sur les représentations et pratiques émergentes liées au numérique, et les tensions qu’elles génèrent, pour les professionnel·le·s. Pour éclairer ces enjeux, nous présentons dans un premier temps une typologie qui articule, pour les deux catégories de professionnel·le·s susmentionnées, représentations du numérique, motivations à travailler dans le domaine de l’insertion et conceptions de ce dernier. Cette typologie, élaborée de façon empirique à partir d’une analyse en clusters effectuée sur plusieurs échelles synthétiques, se distingue des typologies existantes par la mise en relation de la thématique du numérique avec celle de la conception de l’activité et du rapport à celle-ci. Elle distingue quatre types de professionnel·le·s de l’insertion à partir de deux principes de différenciation donnant lieu chacun à un clivage. Le premier clivage se rapporte à la conception de l’activité de l’insertion et oppose les professionnel·le·s priorisant les bénéficiaires et leurs relations avec ces dernier·e·s (les « aidants ») aux professionnel·le·s donnant la priorité aux aspects techniques du métier (les « techniciens »). L’opposition de ces deux types de professionnel·le·s est non seulement liée à leur conception de l’activité mais aussi à leurs caractéristiques socio-démographiques et à leur place dans la hiérarchie. Le second clivage porte sur le rapport au numérique et divise les professionnel·le·s entre celles et ceux qui considèrent que celui-ci a des conséquences principalement positives sur leur activité (le numérique comme facilitateur de l’activité) et celles et ceux qui estiment qu’il a, avant tout, des conséquences négatives (le numérique comme frein ou entrave à l’activité). À nouveau, l’opposition entre ces deux groupes de professionnel·le·s s’étend à d’autres caractéristiques professionnelles et socio-démographiques. L’articulation de ces deux clivages permet de distinguer quatre types de professionnel·le·s : les aidants optimistes/empêchés et les techniciens optimistes/empêchés.



Sur la base de cette typologie, nous proposons dans un second temps une cartographie et une lecture des pratiques émergentes de médiation numérique – soit une diversité d’actions visant à « accompagner, dans le cadre d’environnements et de structures fort variés, les publics peu à l’aise avec la manipulation de l’informatique connectée », afin de « soutenir les individus vers l’autonomie dans la compréhension et les usages des technologies, services et médias numériques » (Granjon, 2022, p. 131). En effet, chacun des quatre types de professionne·le·s distingué par notre typologie résout de façon différente l’épreuve que constitue le rapport imposé au numérique dans la relation d’accompagnement, en offrant une forme spécifique de médiation numérique aux bénéficiaires. L’absence de reconnaissance institutionnelle de certaines de ces pratiques peut générer chez les professionnel·le·s une tension entre éthique et morale, au sens de P. Ricoeur (1999), c’est-à-dire entre « ce qui est estimé bon » pour les bénéficiaires et « ce qui s’impose comme obligatoire » (Svandra, 2016, p. 21) en matière de règles à suivre au sein de son organisation. C’est notamment le cas pour les « aidants empêchés » qui ont plus de chance que les autres types de professionnel·le·s d’expérimenter une tension entre la volonté d’aider un·e bénéficiaire en faisant des démarches en ligne à sa place, même si ce n’est pas prévu et validé par la hiérarchie, et la nécessité de respecter le mandat qui lui est confié et qui ne prévoit généralement pas cet accompagnement spécifique au numérique.



Le croisement, chez les professionnel·le·s de l’insertion, de leur rapport à l’activité et au numérique, nous a permis de construire une typologie en distinguant quatre types correspondant à autant de formes distinctes de médiation numérique. A chacune peut également être associée une modalité particulière et principale de résolution des dilemmes éthiques qui surgissent dans l’accomplissement de l’activité concrète.

Résumé en Anglais

Our proposal is in line with axes 4 and 2, and deals in particular with the emerging representations and practices linked to digital technology and the tensions they generate, for the professionals involved, between morality and ethics (Ricoeur, 1999). To shed light on these issues, we first present a typology that articulates, for the two categories of professionals mentioned above, representations of digital technology, motivations for working in the field of socio-professional integration and conceptions of the latter. This typology, elaborated empirically from a cluster analysis carried out on several synthetic scales, differs from existing typologies by linking the digital theme with those of the sociology of professions. It differs from both the typologies of the relationship between support professionals and digital technology – in particular that of Molina and Sorin (2019) – by considering professional motivation and representations of work in their articulation with digital technology, and from the classic typologies of social work professionals – in particular those of Bertaux & Hirlet (2009) and Gaspar (2012) – by taking digital technology into account. Finally, our typology was refined following the comments of the professionals during the two focus groups.