Les politiques migratoires en Europe et en France apparaissent de plus en plus défavorables aux personnes en situation d’exil.
L’État déléguant sa fonction sociale aux secteurs associatif et privé charge ainsi les travailleurs sociaux d’accompagner des personnes exilées en se débattant entre la gouvernance répressive et le progressisme social. Nous questionnerons donc, dans le cadre de cette communication, les effets des politiques migratoires, à l’échelle mondiale, européenne, nationale et territoriale, sur les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux missionnés auprès de Mineurs Non Accompagnés (MNA). Ce questionnement politique qui appelle à une prise en compte des éléments de contexte pour appréhender la relation socioéducative, nous permettra de manière plus précise, d’interroger la place de la régularisation administrative dans l’accompagnement des MNA.
Ces cinquante dernières années, les flux migratoires ont augmenté de manière significative. Les facteurs qui façonnent la migration sont divers, ils peuvent être d’ordre économique, démographique, politique, climatique, éducationnel, familial, ethnique ou religieux (Mazzella, 2021, p. 4). Ces mouvements migratoires à l’échelle mondiale ont des effets dans l’ensemble des pays d’accueil, suscitant des réponses politiques et sociales variées avec des manifestations d’accueil mais aussi au travers d’une xénophobie et d’un racisme croissants.
Bon nombre de mineurs font le choix du départ vers l’Europe. En 2021, parmi les demandeurs d’asile, plus de 23 255 MNA ont notamment obtenu une protection internationale de la part d’un État membre de l’Union Européenne ; il s’agit là d’une augmentation de 70% par rapport à l’année précédente qui en comptait 13 550 (Rapport du Sénat, septembre 2022). Ajoutons que ces milliers de MNA arrivant en Europe sans leurs parents ou tuteurs sont souvent perçus au travers de leur extranéité, au détriment des vulnérabilités liées à leur minorité et leur isolement. Etiemble s’interroge sur la primauté de l’une ou l’autre de ces catégorisations juridiques (étrangers, mineurs, demandeurs d’asile), soulevant par là même le problème de la primauté et de l’articulation de ces différentes catégories (2002, p. 14) qui impactent les conditions d’accès aux droits. Ces perceptions hétérogènes d’une catégorie juridique d’étrangers pourtant encadrée par l’article 2 de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 engendrent une contradiction entre le traitement humain que l’Europe prétend défendre en s’appuyant notamment sur la Convention internationale des droits de l’enfant (1989), et le réel de l’accueil de ces enfants en exil. Le dernier rapport du Défenseur des droits sur la situation des MNA en France est éloquent et donne à voir une protection conditionnelle et aléatoire (Défenseur des droits, 2022). En France, au 1er janvier 2022, l’on comptait 19 893 mineurs pris en charge par les départements au titre de la protection de l’enfance. Au regard du droit européen mais aussi de la législation française, un enfant migrant, sans représentant légal ou adulte responsable de lui, relève, en effet, après évaluation de sa minorité et de son isolement, de la protection de l’enfance et ce, au titre de l’article 375 du Code civil. Le jeune confié à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) peut être orienté vers des Maisons d’Enfants à Caractère Social (MECS), des services dédiés à l’accueil des MNA, des lieux de vie ou bien encore des familles d’accueil. Il revient donc au Département de financer la protection de ces mineurs en situation de danger. Cependant, certains départements estiment que leur prise en charge relève de la compétence de l’Etat, ce qui génère des disparités territoriales très fortes (Guimberteau, 2022). Si le législateur n’entend pour le moment pas renforcer le soutien financier aux Départements au titre de la protection des MNA, il a initié le 7 février 2022, au travers de la « loi Taquet », un renforcement de la protection accordée à ces jeunes (articles 38 à 41). Un décret est paru le 5 août 2022 pose, notamment, l’obligation pour les Départements d’accompagner les jeunes pris en charge au titre de l’ASE jusqu’à leurs 21 ans si les conditions de leur autonomie ne sont pas remplies (article R. 222-6 du CASF), y compris lorsque le jeune fait l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire comme le confirment plusieurs décisions rendues par le Conseil d’Etat .
En parallèle de ces dispositions, le Sénat, dans le cadre de l’étude du projet de loi sur l’immigration et l’intégration, au travers de l’article 12bis, a proposé, qu’en cas de délivrance par la préfecture d’une Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF), le jeune ne puisse plus accéder à un contrat jeune majeur, disposition pourtant prompte à l’accompagner dans son autonomisation. Si le projet de loi sur l’immigration et l’intégration n’est pas encore voté, la situation des MNA arrivant à l’âge de la majorité est déjà fragile. En effet, bien que des dispositions du Code de l’Entrée et du Séjour des Etrangers et du Droit d’Asile (CESEDA) semblent permettre une régularisation plus aisée pour les étrangers pris en charge par l’ASE, les Préfets disposent d’un pouvoir discrétionnaire qui entrave, de manière inégale sur les territoires, l’accès à un droit au séjour. Au regard de l’ensemble de ces éléments que nous pourrions qualifier de technico-juridiques, il nous apparaît utile de convoquer les travaux de Derrida et Dufourmantelle qui posent, en 1997, le concept d’hostipitalité (cités par Wihtol de Wenden, 2022, p. 37). En effet, l’analyse du contexte dans lequel les travailleurs sociaux missionnés auprès des MNA doivent déployer un accompagnement socioéducatif permet de repérer un devoir d’hospitalité inconditionnel qui trouve ses limites dans des déclinaisons politiques qui soutiennent l’hostilité de la société à l’égard de l’accueil des étrangers. Les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux et la représentation qu’ils se font de leurs missions relèvent donc d’un conflit de valeurs dans un contexte de travail problématique et incertain.
Il s’agit désormais de tenter de transformer cette épreuve de la professionnalité (Ravon & Vidal-Naquet, 2016) qu’est l’accompagnement des MNA en contexte problématique et incertain en opportunité pour penser et expérimenter autrement le travail social auprès des jeunes migrants. Reprenons pour mieux comprendre notre cheminement les origines de la recherche-action qui constitue la stratégie de recherche mobilisée pour tenter de dépasser collectivement les contradictions.
Bon nombre d’auteurs attribuent la paternité de la recherche-action à Kurt Lewin, psychologue allemand contraint d’émigrer aux Etats-Unis en 1933 […]. Personnellement interpellé par les problèmes liés à l’oppression et la discrimination, il s’intéresse à la question des conflits sociaux et à la compréhension scientifique, postulant que cette dernière peut contribuer à leur résolution » (Christen-Gueissaz, 2010, p. 22). Cependant, d’autres auteurs, à l’instar de Lapassade, attribuent « l'invention du terme recherche-action à l'anthropologue John Collier qui proposa que les découvertes de type ethnologique faites aux USA sur les indiens des réserves, soient utilisées au bénéfice d'une politique favorable à ces derniers » (1991, p. 143, cité par Barbier, 1996, p. 15).
Qu’elle qu’en soit son origine historique, la recherche-action « est toujours liée à une action qui la précède ou qui l’englobe et s’enracine dans une histoire ou un contexte » (Morin & Cardinal, 1993). Elle aurait donc vocation à s’intéresser à des problématiques nouvelles reconnues comme véritables enjeux de société. Si nous avons pris acte du contexte socio-politique dans lequel se met en œuvre l’accompagnement des MNA en Europe, et plus particulièrement en France, restent à identifier les problèmes à propos desquels il pourrait être possible d’avoir prise pour mettre en œuvre collectivement des expérimentations sociales et coproduire, dans le même temps, des connaissances scientifiques (Liu, 1997, p. 163). En écho aux travaux d’Ardoino (1989), nous retiendrons trois perspectives pour la recherche-action : une perspective axiologique « visant à réduire le poids de la souffrance humaine en travaillant les dysfonctionnements sociaux et en privilégiant les formes de gestion démocratique », une perspective praxéologique qui « optimise l’action et aide à la décision » (cité par Barbier, 1996, p. 17) mais aussi une perspective critique qui pose que « faire de la recherche ne consiste pas seulement à analyser un phénomène qui pose problème, mais vise à remettre en cause un savoir sur lequel se bâtissent des inégalités sociales » (Cavaleri Pendino, 2006, p. 167).
Il ne s’agit cependant pas de viser une « transformation totale et radicale des pratiques » (Labbé & Courtois, 2017, p. 32) mais plutôt de transformer le regard sur les pratiques (Bataille, 2003, p. 168). « L’acte de comprendre se charge alors d’une signification éthique » (Corajoud, 2006, p. 217) en visant, collectivement et dans le cadre d’un processus de recherche démocratique, à questionner les pratiques d’intervention. En définitive, la recherche-action relève d’une posture de recherche militante (Rougerie, 2017, p. 299) qui, au travers de la compréhension de questions socialement vives, engage un processus intellectuel sur et pour l’action. C’est donc humblement, mais avec une ambition très forte d’opérer des changements de représentations à l’égard de ces enfants en situation d’exil que nous allons désormais vous présenter une expérimentation sociale, accompagnée par des chercheurs et portée par des professionnels, qui, au sein d’une structure accompagnant les MNA, a permis de modifier le regard sur les enjeux de la régularisation administrative.
Le projet Passer’aile, mené par l’association Futur Au Présent, a pour objectif de créer des ponts entre l’Europe de l'Ouest et l’Afrique de l’Ouest pour donner aux travailleurs sociaux occidentaux pris dans des logiques contradictoires, de nouveaux outils pour accompagner les MNA. Échanger de façon horizontale entre les pays d’origine et d’accueil apparaît donc comme une piste prometteuse pour participer à la construction de sociétés plus tolérantes qui soutiennent un principe de justice.
Sur l’année 2021-2022, le nombre d’enfants bénéficiaires de cette démarche s’est élevé à 600. Également, 143 travailleurs sociaux et professionnels des équipes sociales ont bénéficié des interventions du projet Passer’Aile. Le projet compte, enfin, un volet européen avec un travail commun au sein de plusieurs associations dont Caritas Espagne et Per Esempio en Italie, et nos partenaires ouest africains dont l’Association Jeunesse et développement pour le Mali. Cette présence européenne permet de renforcer l'échange de pratiques et contribue au renforcement des connaissances sur les différentes modalités d’accompagnement des jeunes migrants, mais aussi sur les enjeux et difficultés auxquelles font face jeunes et professionnels dans nos différents pays. L’objectif du projet est finalement de faciliter les échanges entre travailleurs sociaux afin de contribuer à un accompagnement plus adapté des MNA ouest-africains grâce au renforcement, notamment, des compétences interculturelles des travailleurs sociaux. Ainsi, plusieurs fois dans l'année, pour des périodes allant de 1 à 3 mois, des travailleurs sociaux ouest-africains, maliens et sénégalais, sont venus en Europe et ont intégré des structures d’accueil afin d’accompagner les équipes sociales dans une réflexion à propos de leurs pratiques professionnelles. En France, plus particulièrement, ce travail s’est effectué au sein de plusieurs MECS. Différents sujets liés au quotidien des jeunes et des éducateurs ont ainsi fait l’objet de discussions et, in fine, de transformations. L’échange entre professionnels a finalement permis, au fil des semaines, une remise en question des pratiques mais aussi une réorganisation des activités et des équipes. En effet, dans plusieurs structures sociales locale ayant bénéficié de ces immersions, les travailleurs sociaux ouest-africains ont remarqué que la question administrative apparaissait omniprésente et ce, au détriment du temps dédié à l’accompagnement socio-éducatif. Pendant les immersions puis grâce aux temps de relecture des pratiques, certaines équipes éducatives ont réorganisé leur fonctionnement. Ainsi, au sein d’une structure d’accueil, un chef de service, en concertation avec son équipe, a créé un poste dédié aux questions administratives, libérant ainsi du temps aux autres membres de l’équipe pour les tâches inhérentes à l’accompagnement social, à la scolarité, à l’accompagnement au quotidien, etc. Cette réorganisation a eu pour corollaire un renforcement des liens de confiance entre l’équipe et les jeunes, ces derniers verbalisant se sentir mieux accompagnés et pris en compte dans leur singularité. Si les résultats de cette expérimentation restent à consolider, ils semblent confirmer l’intérêt des échanges de pratiques entre pairs dans une perspective interculturelle pour tenter de « résoudre la difficulté identitaire à laquelle la pratique du travail social est actuellement confrontée […] dans des contextes de plus en plus technicisés et normalisateurs » (Pullen Sansfaçon & Crête, 2019, p. 332). En effet, le contexte qui encadre les pratiques professionnelles, avec ses injonctions contradictoires engendre son lot de confusion entre respect du cadre législatif et éthique de la profession. En ce sens, il apparaît utile de soutenir la construction de communautés de pratiques promptes à soutenir la réflexivité dans un contexte procédural marqué par des temporalités de plus en plus restreintes. Eloigné du courant de « technicisation du jugement professionnel » qui réduit considérablement l’autonomie professionnelle (Pullen Sansfaçon & Crête, 2019, p. 342), les immersions portées par le dispositif Passer’aile semblent donc contribuer à favoriser l’émergence de « stratégies collectives de résistance » (Pullen Sansfaçon & Crête, 2019, p. 344) qui prennent acte des enjeux technico-juridiques de l’accompagnement des MNA sans faire l’impasse d’un questionnement axiologique, éthique et identitaire sur les pratiques d’accompagnement.
Nous conclurons en précisant que le projet Passer’Aile se poursuivra pour les trois années à venir en renforçant la visée de production et de diffusion de connaissances, à travers de la poursuite des immersions croisées et la mise en œuvre d’une étude longitudinale permettant de prendre acte des potentielles transformations permises par ce type d’expérimentations sociales. Rendre visible les paradoxes de l’accompagnement des MNA, grâce à la rencontre de praticiens et de chercheurs, participe ainsi à un processus d’essaimage qui valorise la créativité au travail mais aussi la dimension instituante de la recherche-action.
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