Nous commencerons par expliciter pourquoi et comment nous en sommes venu à faire évoluer nos objets et méthodes d’investigation par rapport à notre terrain de recherche : la Roumanie. Nous dresserons ensuite une synthèse des connaissances apportées par les études et analyses menées à distance, tout en tenant compte dans une démarche réflexive des limites et des apports des méthodologies mobilisées. Enfin, nous reviendrons sur les champs de pratiques émergentes en Roumanie et leurs acteurs qu’elles permettent de repérer et nous mettrons en évidence les dynamiques libérales qui les accompagnent ; nous les mettrons en parallèle avec certains traits de la société roumaine et relèverons alors les tensions qui aujourd’hui s’y manifestent.
Le passage à l’étude à distance d’un terrain de recherche : évolution des objets et des méthodes
La Roumanie constitue notre principal terrain de recherche depuis maintenant plus de 20 ans. Tout d’abord, pour notre thèse de doctorat en Changement social option sociologie, nous nous sommes intéressé aux usages sociaux et socio-économiques des moyens de communication chez les étudiant-e-s roumain-e-s dans la ville de Iaşi (Bourdet, 2005). Une pré-enquête par entretiens suivie d’une enquête également par entretiens et par observations directes ont pour cela été menées en milieux estudiantins lors de longs séjours sur le terrain en 2002 et 2003. Ayant ensuite commencé à professer en Sciences de l’éducation et de la formation, un nouvel intérêt a alors émergé : la diffusion et l’appropriation des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les écoles rurales en Roumanie. Nous avons pour ce faire produit une étude de cas centrée sur l’école d’un village équipée en TIC (Bourdet, 2014). Notre enquête a pris place lors de courts séjours sur le terrain, de 2008 à 2010, durant lesquels des entretiens avec des enseignant-e-s ont été effectués ainsi que plusieurs observations directes en classe, et plus généralement au sein de l’école investiguée.
Les séjours en Roumanie ayant par la suite diminué dans les années 2010, en fréquence et surtout en durée, cependant que notre intérêt pour ce pays comme terrain de recherche demeurait prégnant, il a dès lors fallu réfléchir à faire évoluer nos objets d’étude ainsi que nos méthodes d’enquête. A cela a contribué la publication au début des années 2010, dans la revue Regard sur l’Est, de plusieurs articles sur des sujets liés à l’éducation dont la rédaction reposait sur un travail de recherche de ressources documentaires disponibles sur le web et d’exploitation des informations y figurant. Une sorte de transition vers l’étude à distance de notre terrain de recherche a ainsi été amorcée : il s’agissait désormais de nous ancrer différemment par rapport à celui-ci via le recours à des moyens technologiques actuels (Bourrier et Kimber, 2022).
Nous sommes ensuite passé des faits éducatifs aux faits sociétaux encore peu étudiés, tandis que nous avons repris, prolongé et approfondi les démarches méthodologiques initiées pour la rédaction de nos articles pour la revue Regard sur l’Est, en nous inspirant pour cela des méthodes numériques en sciences sociales. Cette évolution à la fois de nos objets et de nos méthodes nous a amené à successivement investiguer les différentes modalités de la solidarité sociale d’initiative privée en Roumanie (Bourdet, 2017) et ce que des organisations non-gouvernementales (ONG) y déploient à destination des populations immigrées (Bourdet, 2019), puis nous avons procédé à un examen critique du média numérique d’où nous avions extrait et exploité les informations pour ces deux études, et ce en vue de cerner son public-cible (Bourdet, 2022).
Synthèse réflexive des connaissances apportées par les investigations en ligne
La première étude (Bourdet, 2017) visait l’exploration des modalités émergentes d’expression et de pratique de la solidarité en dehors de celle instituée par l’État social et des liens familiaux et de voisinage. Nous avons ici exploité un média numérique, RomâniaPozitivă, diffusant des exemples de "choses" (idées, projets, actions, etc.) jugées positives ou ayant un impact positif en Roumanie pour y rechercher les exemples associés à la solidarité sur la période 2009-été 2016. Nous avons sélectionné ceux qui étaient les plus récurrents, et nous avons ensuite pour chacun d’eux extrait et classé les informations qui figuraient sur les pages web s’y rapportant. La méthodologie employée peut être rétrospectivement rapportée à l’observation documentaire en contexte numérique (Loiseau, 2019), laquelle nécessite de passer plus de temps pour choisir et apprécier les informations à la fois de qualité et pertinentes pour la recherche et de tenir compte de la potentielle taphonomie de l’information. Les limites de l’étude sont, d’une part, qu’il n’était pas possible d’établir une quelconque représentativité du corpus d’exemples réunis et analysés, et d’autre part, que la source d’informations mobilisée demandait à être examinée. Cette étude, éminemment exploratoire, a tout de même permis de classer et de caractériser les modalités émergentes de la solidarité sociale d’initiative privée en Roumanie, d’en identifier les acteurs et d’en relever les orientations. Il y a donc premièrement les actions que l’on peut rattacher à la philanthropie, dont les acteurs sont des filiales d’entreprises internationales dans le cadre de leur responsabilité sociétale (RSE) et/ou des organisations non-gouvernementales (filiales d’ONG internationales ou locales), mues par la bienfaisance pour les premières à laquelle s’ajoute la bienveillance pour les secondes. Il y a ensuite les actions qui s’inscrivent dans le cadre de l’économie sociale (insertion par l’activité économique, économie circulaire, commerce équitable, etc.) émanant d’associations roumaines et faisant appel à l’engagement solidaire des entreprises et surtout des consommateurs/clients. Il y a enfin les actions de défense des droits, de plaidoyer, et d’appel à la mobilisation citoyenne initiées par des associations et qui se référent à la démocratie libérale et à ses valeurs. Différentes, ces trois modalités ont toutefois en commun d’inciter, d’une façon ou d’une autre, les Roumains à la participation et à être solidaires.
La seconde étude (Bourdet, 2019) visait quant à elle à rendre compte des actions déployées en Roumanie par des ONG à destination des réfugiés mais aussi des étrangers extra-européens bénéficiant d’un droit de séjour. Nous avons employé la même méthodologie que pour l’étude précédente : une observation documentaire centrée sur le média numérique RomâniaPozitivă a été réalisée afin d’y trouver sur la période 2009-2018 des exemples d’actions pour les réfugiés ou/et pour les étrangers extra-européens séjournant légalement en Roumanie, puis des informations sur ces actions ont été prélevées sur les différentes pages web où elles étaient relayées et classées en reprenant et en affinant le cadre d’analyse de la première étude. On retrouve par conséquent les mêmes limites que pour celle-ci, auxquelles s’ajoutent la taille plus restreinte du corpus d’actions auxquelles nous nous sommes intéressé et le fait qu’il aurait en outre été nécessaire d’étudier leur mise en œuvre concrète. Néanmoins, l’étude a permis, là encore à titre exploratoire, de documenter et de décrire finement des initiatives à destination des réfugiés et des étrangers extra-européens bénéficiant d’un droit de séjour en Roumanie portées par un panel d’ONG sur une période de près d’une dizaine d’années. Outre une identification des acteurs ainsi que du cadre et de l’origine des moyens de leurs interventions, et au-delà aussi de l’établissement d’une typologie des actions menées, elle a permis de remarquer que les actions de ces ONG étaient mues par deux orientations majeures : 1°) l’amélioration des conditions de vie et de la situation des réfugiés, et 2°) la promotion de l’intégration des populations immigrées dans la société ou/et du vivre-ensemble autour de l’interculturalité. Cela nous a amené à mettre en évidence deux logiques potentiellement sous-jacentes à ces actions : l’une se focalisant sur l’amélioration de la situation et la résolution des problèmes des réfugiés ainsi que sur l’éducation des enfants immigrés en vue de les intégrer à la société roumaine, au sens ici de les y assimiler ; l’autre reposant sur la promotion à la fois de la culture des populations immigrées et des échanges avec les Roumains, en lien souvent avec l’objectif d’intégration à la société mais dans une approche privilégiant par contre le vivre-ensemble par la valorisation de l’interculturalité.
Enfin, la dernière étude (Bourdet, 2022) a consisté en une analyse critique du média numérique ayant servi de source d’informations pour les études antérieures et visait à identifier le public-cible auquel il s’adresse et à établir à quel dessein. Pour ce faire, nous avons mobilisé la sémiotique situationnelle appliquée à l’analyse de sites web (Heïd et Méliani, 2009), méthodologie qui peut être rattachée aux méthodes dites "virtuelles" (Millerand, Myles et Proulx, 2020). Dans une perspective ethnographique, voire ethnométhodologique, nous sommes devenu "membre" des usagers du site web RomâniaPozitivă et avons renseigné de janvier à mars 2021 la grille d’analyse de Heïd et Méliani (2009) adaptée à notre objet et en avons fait ressortir le sens général du phénomène étudié au regard de notre questionnement. Les limites de cette analyse sont qu’elle a reposé exclusivement sur l’investigation du dispositif socio-technique en lui-même et qu’il aurait été nécessaire de la compléter en questionnant le fondateur et propriétaire du média numérique (émetteur) et ses usagers (récepteurs) pour confirmer ou non ce qui en ressort. En effet, celle-ci a permis d’établir un portait-robot de son public-cible : une jeune classe moyenne urbaine émergente, à la fois soucieuse de soi et de la société dans laquelle elle vit, dont l’orientation politique et économique est plutôt libérale. Elle a aussi permis de relever l’intentionnalité de ce média numérique : à la fois informer et éduquer (dans l’acception originelle d’"élever", de "guider") par l’exemple cette nouvelle frange de la société roumaine, et ce dans le dessein qu’elle agisse au quotidien tant pour un meilleur fonctionnement collectif que pour son épanouissement personnel ; visée que nous avons alors pu rapporter à son orientation à la fois idéologique et pédagogique marquée par le développement personnel, notamment la psychologie positive, qui fait reposer le changement sociétal sur la prise en charge et la transformation de soi et sur l’action individuelle. Ces résultats éclairent la nature des exemples de "choses" positives se déroulant en Roumanie relayés par RomâniaPozitivă, et nous amènent à mieux appréhender les résultats des deux études antérieures ainsi que leur portée.
Pratiques émergentes et dynamiques libérales dans un contexte d’inégalités favorisant le conservatisme
Voici les domaines de pratiques émergentes et leurs acteurs que nos études à distance ont pu relever : la philanthropie à travers des actions de mécénat, des campagnes de dons, l’organisation d’événement caritatifs, etc. pour les personnes en difficulté procédant d’entreprises et d’ONG, l’économie sociale tournée vers l’insertion socioprofessionnelle et/ou le développement durable portée par des associations, la défense des droits des citoyens via la tenue d’événements et de manifestations publiques émanant d’associations mais aussi de collectifs citoyens, le soutien aux population immigrées par l’aide et l’accompagnement (social, médical, juridique, etc.) ainsi que par la mise en place d’activités diverses (éducatives, culturelles, etc.) en vue de leur intégration mis en œuvre par des ONG, et enfin l’information et la formation du public à des fins de changement individuel et sociétal émanant d’un média numérique privé proposant une approche différente de l’actualité roumaine.
Ces pratiques émergentes sont à rattacher et participent aux dynamiques libérales à l’œuvre en Roumanie. Elles proviennent en effet d’acteurs privés issus du monde économique et de la société civile. Elles font pour la plupart appel à la participation ou visent à l’implication individuelle des Roumains ; ce faisant, elles tendent à faire reposer le lien social ainsi que le changement au sein de la société roumaine sur le comportement individuel. Dans certains champs, ces pratiques promeuvent le respect des droits humains et des citoyens, parfois aussi de la diversité et de la pluralité au sein de la société roumaine. L’économie de marché est ou en tout cas semble ici acceptée, cependant qu’il s’agit de limiter, de soulager ou même de résoudre certaines de ses externalités négatives ou de traiter les problèmes de la société dans le cadre de celle-ci. Enfin, tout cela semble concerner une jeune classe moyenne urbaine émergente, favorable à la démocratie, à l’Union européenne et à l’économie de marché, qui correspond à la frange de la société roumaine qui a été au cœur des mobilisations sociales et politiques lors de la dernière décennie.
Par contraste, signalons que la Roumanie est également caractérisée par la persistance d’inégalités territoriales et sociales opposant ville et campagne, centre et périphérie (Corpădean, 2020). Or, ces inégalités alimentent les choix électoraux : les élections législatives de décembre 2020 ont ainsi été remportées par le Parti Social Démocrate (PSD), parti de gauche conservateur émanant de l’ancien parti communiste, lequel s’adresse à un électorat rural et provincial mais aussi plus âgé en demande de protection et déploie des politiques sociales pro-actives ; elles ont vue par ailleurs l’entrée au parlement d’un nouveau parti politique : l’Alliance pour l’Union des Roumains (AUR), parti de droite conservateur et nationaliste proche de l’Église orthodoxe roumaine (Bloj, 2021). Les inégalités alimentent donc des tendances conservatrices dans la société roumaine et un clivage se manifeste entre deux franges de celles-ci : entre celle bénéficiant des avancées économiques du pays qui contribue à la genèse et au développement des pratiques émergentes que nous avons mises à jour, et celle qui reste à l’écart de ces avancées et qui n’est pas destinataire de ces pratiques (ou qui l’est peu ou pas assez directement), ne se sent pas concernée par elles ou/et n’en partage pas les orientations libérales.
Conclusion
De nouveaux questionnements surgissent : quelles représentations a-t-on de ces pratiques émergentes à la campagne et dans les petites villes de province, en particulier chez les plus défavorisé-e-s ? Quelles sont les autres pratiques proposées du côté des acteurs du conservatisme dans la société roumaine, notamment du côté de l’Église orthodoxe ? Quelles sont leurs caractéristiques et qu’est-ce qui les sous-tend ? Ces questions ouvrent de nouveaux champs pour l’investigation, à distance ou non.
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