Catherine ou la rencontre
Catherine est étudiante, future assistante de service social. Léo est formateur à la lecture et à l’écriture. Emilia est sociologue. Tous les trois, nous avons commencé à travailler autour d’une mini-recherche qui portait sur les pratiques innovantes des travailleurs sociaux en temps de Covid. Au fil de nos échanges, et parce que le récit de Catherine nous faisait voyager dans une association qui se revendiquait justement de l’innovation, notre intérêt a bifurqué. Nous travaillerons désormais sur la thématique du lien social et du numérique qui était au cœur du projet de l’association.
Catherine :
Pour mon stage de deuxième année, j’ai choisi de me confronter à un monde qui me faisait peur : le « monde de la rue ». Je fais donc mon stage dans une association qui a pour objectif de créer du lien social entre personnes « sans abri » (ou hébergées) et voisins « avec abri » du même quartier. L’association a une démarche d’aller-vers ces deux publics pour les faire ensuite se rencontrer.
L’innovation présentée par cette association est l’utilisation d’un outil de mise en réseau des « avec » et « sans abri ». Il s’agit d’une application numérique pour smartphone (App.) qui recense des lieux ressources du territoire (épiceries sociales, bagageries, etc.) et des propositions ou demandes d’aide entre voisins. Il est également possible de créer des événements conviviaux partagés (soirées jeux, parties de pétanque, randonnées-nettoyage de plages, etc.). L’application se veut ainsi prétexte à la rencontre, étincelle pour la mise en relation.
Emilia :
Après tout, pourquoi pas ? Selon Melou, Pinsault et Gontran (2023), plus de 70% des sans-abri possèdent un Smartphone et parviennent à se connecter à Internet plutôt facilement. S’ils rencontrent des difficultés dans leurs démarches d’accès aux droits en ligne, on peut penser que nombre d’entre eux savent ou sauraient utiliser une application basique. Mon hypothèse serait que les SDF vivent avec leur temps. Si je suis la définition du lien social de Serge Paugam (2022), l’application aurait pour objectif de « relier les individus dispersés », et « l’ambition d’une cohésion plus profonde dans son ensemble ». Le Tinder de la solidarité, en somme…
Catherine :
Ce qui m’a attirée d’emblée dans cette association, c’est la joie de vivre et le dynamisme qui en émanent, la jeunesse de l’équipe. J’ai été enthousiasmée. Le vocabulaire employé est du même acabit : positif. Par exemple, les maraudes sociales deviennent des « Rencontres nomades », termes beaucoup plus poétiques.
Léo :
Un récit, aussi singulier soit-il, est tissé de mille voix et de mille images. Certaines appartiennent à celui qui le produit, d’autres à celui qui l’écoute. A ce moment du récit de Catherine, alors que je relève la tête, me demandant ce qui pose problème avec ce mot de « maraude », George Orwell me murmure : « Notre civilisation étant globalement décadente, notre langue doit inévitablement, selon ce raisonnement, s’effondrer avec le reste. » L’innovation a ceci de particulier qu’elle est capable de renouveler son vocabulaire au besoin. Elle invente sa propre langue. Chaque appel à projet voit ainsi apparaître de nouvelles expressions. L’innovation doit être nouvelle pour être innovante. Ici « maraude sociale » devient donc « rencontre nomade ». Une maraude ne pouvant raisonnablement pas être innovante (même avec un smartphone à la main). Et Catherine semble y être sensible. A moins qu’elle ironise.
Catherine :
Ce qui me surprend ensuite, c’est le fonctionnement type « start-up », ce qui n’est vraiment pas habituel pour une structure intervenant dans le champ social. Ainsi, les salariés regroupés en team reçoivent des boosts sur leur chaîne slack avant un big event ; il leur est demandé de publier des funs facts pour animer les chaînes Sun ou Success, d’utiliser des typeform pour recueillir l’avis des participants, de modérer les stories dans le backend, de partager leurs tips dans les slides.
Emilia :
Ce fonctionnement est caractéristique des « nouvelles » (bien que pas si nouvelles) structures sociales, qui injectent la culture entrepreneuriale dans le monde associatif. Les militants qui voulaient renverser le monde capitaliste y sont remplacés par des professionnels, souvent formés en école de commerce, qui revendiquent parfois leur foi et ont une expérience de volontariat en Afrique ou en Asie du sud-est. Après un passage par l’entreprise classique, ils cherchent à redonner du sens à leur travail, en proposant des solutions pragmatiques, parfois, comme ici, en utilisant la « technologie positive », terme utilisé au sein de l’association dans laquelle Catherine fait son stage.
Catherine :
Je me sens perdue et dépassée, n’ayant jamais baigné dans celle culture start-up. D’autant que j’aime beaucoup la langue française. Je la trouve suffisamment riche pour exprimer les mêmes choses de façon compréhensible par tous. J’ai l’impression que l’utilisation de ce « néo-langage » répond à une mode contre laquelle j’ai bien envie de lutter. La langue doit rassembler, or là, elle exclue. Le public de l’association n’est ni jeune, ni très connecté sur les réseaux, alors je me mets à sa place. Me serais-je trompé d’association ? Ai-je été éblouie par la façade ? Je ressens un décalage, une oppression, un malaise. Je crois que je deviens allergique. A bien y réfléchir, cette façon d’imposer un état d’esprit positif me fait horreur !
Un de mes objectifs de stage étant d’apprendre à aller-vers les personnes vivant à la rue, j’ai suivi au préalable une « sensibilisation au monde de la rue » par visioconférence. En langage interne : un onboarding pour se préparer aux « rencontres nomades ». Des conseils sur la façon d’aborder les personnes à la rue, sur la posture à avoir, sur la façon de s’adresser à eux… Un brief puis un debrief ont lieu avant et après chaque maraude pour partager les ressentis des participants riverains, bénévoles et salariés.
Au fil de ces rencontres, je me suis sentie de plus en plus à l’aise avec les personnes sans abri. J’ai appris à décrypter les signaux qui m’informaient de leurs réactions (craintive, déstabilisée, fragile ou au contraire, satisfaite de ce moment d’échange) et cela me permettait d’adapter ma posture. Je me sentais plus légitime.
Ainsi, un après-midi, alors que je passais sur la Canebière, j’ai croisé une femme, le visage marqué. Elle était assise sur un bord de trottoir avec son chien ; ignorée de tous les passants. Ayant un peu de temps devant moi, je me suis approchée et adressée à elle d’abord par le regard, pour vérifier si l’échange allait être possible. Puis je lui ai parlé de son chien (entrée en matière toujours efficace) et je me suis présentée par mon prénom. Je lui ai demandé si elle voulait bien qu’on se parle. Elle m’a surprise en me répondant sur un ton ferme : « J’en ai marre qu’on me donne des sandwichs ! On me donne toujours des sandwichs ! Je veux qu’on me parle ! ». Elle s’est mise à pleurer, puis a commencé à danser joyeusement. Un pantin désarticulé ! J’étais un peu gênée de sa réaction extravertie. Tous les regards de la rue se tournaient vers nous.
Nous avons discuté plus d’un quart d’heure. Et puis, une fois nos émotions passées, j’en suis revenue à mes fondamentaux de stagiaire. J’avais l’intention de lui parler de l’application numérique mais, par prudence, je lui ai auparavant demandé si elle avait un téléphone. Eh bien, non… Me voilà circonspecte. Comment faire pour l’associer à notre réseau de quartier et lui permettre de rencontrer d’autres personnes sans un téléphone pour accéder à notre fameuse app. ?
Ainsi, j’avais en main un très bon outil de communication, belle innovation attrayante notamment pour les plus jeunes des « sans abri », mais qui devenait totalement inutile dans la situation de cette femme. Quelle frustration ! Je ne me voyais pas la quitter comme cela. J’en suis donc revenue au basique, à l’essentiel : le papier et le contact humain. Quelle ironie.
Je lui ai proposé de revenir plus tard ; ce que j’ai fait. Si elle avait eu un téléphone, j’aurais privilégié l’appel ou l’échange de message sur l’application. Peut-être ne serais-je pas revenu aussi vite.
Léo :
Une révolte vit en chacun de nous. Parfois cette révolte est endormie et parfois elle se réveille. Doucement. La mise en récit de l’expérience et le recours au littéraire font partie de ces choses qui peuvent réveiller les révoltes endormies. La rencontre aussi. Les formidables imprévus et étrangetés qui se dégagent de cette partie du récit (la danse, le léger malaise qu’elle suscite chez Catherine) sont désarmants d’humanité. Car cette rencontre fait valser les dispositifs innovants qu’on a pensé en d’autres endroits. Ici, une femme rencontre une autre femme. Et elles se parlent. La rencontre n’est ni « nomade », ni « transformante » (autre mot utilisé au sein de l’association), la rencontre est là, dans le corps, dans la parole, dans cette relation entre ces deux femmes qui se parlent. Dans un monde où tout doit être innovant sous peine de disparaître, ce doux retour à un fondement du travail social a quelque chose de révolutionnaire.
Bibliographie
Melou, F., Pinsault, C. & Gontrand, F. (2023). Inégalités numériques, inégalités sociales, sources de l’e-exclusion. Sociographe, 81, 105-112. https://doi.org/10.3917/graph1.081.0105
Paugam, S. (2022). Le lien social. Presses Universitaires de France.
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