L’intérêt de la pédagogie par le jeu n’est pas récent, il était déjà décrit par Rabelais qui dressait un portrait extrêmement critique de l’enseignement traditionnel au profit d’une vision plus humaniste (Rabelais, 1553). Cet intérêt a gagné en ampleur avec le développement de la technologie et la crise sanitaire qui a fait émerger de nouvelles pratiques de formation. Avec la ludopédagogie, il est possible, comme nous le verrons, d’enseigner par, sur, autour et avec le jeu afin de proposer des espaces pédagogiques innovants comme l’Escape Game pédagogique proposé à plus de 230 apprenants de l’Institut Régional de Travail Social Nouvelle Aquitaine (France).
L’émergence de nouvelles pratiques de formation avec la crise sanitaire
Les établissements de formation en travail social ont dû adapter leurs activités avec la crise sanitaire, en réalisant l’ensemble des cours théoriques en distanciel. Ce qui a eu un impact sur le processus formatif, tant du côté de l’apprenant que de l’enseignant. L’apprenant a notamment dû se familiariser avec de nouveaux outils numériques, s’équiper de matériel informatique (smartphones, ordinateurs, tablettes connectées) et savoir les utiliser dans le cadre de la formation, ce qui n’a pas été une évidence pour l’ensemble des apprenants. L’apprenant a aussi dû s’assurer d’être dans un environnement propice à l’enseignement à distance, apprendre à travailler davantage en autonomie ou encore s’approprier des contenus de formation ouverts à distance. Du côté de l’enseignant, il s’est agit de revoir fondamentalement son rapport à la transmission de savoirs et au développement de compétences en s’adaptant au numérique, sans pouvoir bénéficier d’une formation spécifique, et tout en pensant de nouvelles modalités d’enseignement. C’est « l’ensemble des méthodes d’apprentissage qui a ainsi été transformé » (Cornaud, 2022).
Avec l’amélioration de la situation sanitaire et le retour progressif aux cours en présentiel, il est apparu pour de nombreux enseignants de l’institut que les adaptations créées, avec l’innovation pédagogique et l’entrée du numérique, pouvaient avoir une incidence plutôt positive : exploiter les ressources utilisées par les nouvelles générations d’apprenants afin de les impliquer davantage dans l’enseignement de cours disciplinaires.
Les formations professionnelles en travail social, principalement celles de niveau 6 (grade licence) comme la formation d’assistant de service social (ASS) ou encore d’éducateur spécialisé (ES) font appel à plusieurs champs disciplinaires, à des savoirs académiques, et nécessitent des connaissances et l’acquisition de compétences diverses. Sont étudiés, les politiques publiques, le droit, les sciences de l’éducation, la psychologie ou encore la sociologie, pour développer des compétences dans différents domaines de formation tels que la communication professionnelle ou encore les dynamiques interinstitutionnelles, partenariat et réseau.
Pour ce dernier domaine de compétences, le domaine de formation 4, c’est à dire « les dynamiques interinstitutionnelles, partenariat et réseau », il s’agit d’acquérir les connaissances concernant les cadres institutionnels qui entourent les domaines d’activités du secteur social et médico-social, les différentes institutions, les politiques publiques avec leur histoire et évolution, les lois et les dispositifs encadrant leurs fonctions, mais aussi les partenaires participant à l’accompagnement global des personnes.
Et, le constat, partagé par l’équipe enseignante de l’Institut de formation, est que les apprenants sont souvent attirés par la dimension de la pratique professionnelle, de l’interaction à l’autre, moins par les politiques publiques et la dimension du droit. D’ailleurs, lorsqu’ils sont évalués sur ces compétences au niveau universitaire pour valider des modules de formation ou en vue de la validation de leur diplôme d’état, ce non-attrait exerce une influence négative sur les résultats de ce domaine de formation.
L’intérêt de la ludopédagogie dans l’enseignement
« Chaque homme cache en lui un enfant qui veut jouer », c’est en étant convaincus par ces mots, que nous avons imaginé et créé un Escape Game pour revoir les notions fondamentales de ce domaine de compétences avec une pédagogie innovante basée sur la ludopédagogie (Nietzche, 1885).
C’est en nous inspirant des travaux de la pionnière ayant souligné l’importance de méthodes d’éducation novatrices pour penser la pédagogie différemment, et dans la dynamique de chercheurs canadiens de ludopédagogie, où le ludique est au service de l’apprentissage, que s’inscrit l’esprit de la conception de cette activité (Montessori, 1909 et Erickson, 1994).
Ces dernières années, l’idée du jeu est de plus en plus présente dans nos sociétés, avec la croissance des jeux vidéo, puis son utilisation dans le domaine du marketing, et son extension à de nombreuses activités sociales (Heniriot, 1989). Plus particulièrement mobilisé par les nouvelles applications numériques, le jeu se développe aussi largement dans la formation.
Avec la ludopédagogie, nous utilisons le jeu et plus précisément, les jeux dans les apprentissages. Nous pouvons enseigner “avec”, “par”, “sur” et “autour du jeu”.
“Par le jeu” correspond au fait d’utiliser le jeu comme une récompense. Le jeu est alors vu comme un élément motivationnel fort, qui peut être dissocié des apprentissages initialement ciblés. “Sur le jeu” signifie, pour sa part, que l’on se focalise sur l’étude du jeu lui-même, sa composition, ou encore ses objectifs. “Autour du jeu”, renvoi à l’idée de mener des apprentissages sur les groupes, les industries, qui conçoivent, étudient et analysent le jeu. Enfin, l’idée “avec le jeu”, est d’employer le jeu comme une médiation : on s’appuie sur le jeu pour illustrer les propos, contextualiser des idées et expliquer des concepts théoriques (Hochet, 2013).
Dans l’approche ludopédagogique que nous avons retenue pour cet Escape Game, il s’agit d’enseigner “avec du jeu”. Le jeu n’est donc pas accessoire mais central dans cette approche pédagogique, ce qui a constitué un défi pédagogique supplémentaire.
Les avantages de la ludopédagogie sont très nombreux : le jeu constitue un levier motivationnel et augmente l’estime de soi. Le jeu participe aussi à l’apprentissage par des essais et des erreurs. L’apprenant construit une hypothèse qui est testée dans le jeu : il peut commettre des erreurs pour se rendre compte par lui-même et affiner son hypothèse jusqu’à trouver la solution pour gagner. Le jeu favorise aussi la différenciation pédagogique avec une progression adaptée au rythme de chaque apprenant. Il favorise également les interactions entre les participants en développant la communication, la coopération, la cohésion, le groupe doit trouver ensemble pour gagner le jeu (Alvarez, 2019).
La ludopédagogie permet aussi l’acquisition d’habiletés cognitives et psychomotrices, et de développer des compétences transversales comme le travail en équipe pluridisciplinaire.
La ludopédagogie s’appuie par ailleurs sur « la théorie des intelligences multiples », selon laquelle les personnes apprennent de différentes manières car l’intelligence humaine peut être différenciée en neuf modalités : « visuelle spatiale », « verbale-linguistique », « musicale-rythmique », « logique mathématique », « interpersonnelle », « intrapersonnelle », « naturaliste », « corporelle-kinesthésique », « existentialiste » (Gardner, 2008). La ludopédagogie utilise des modalités de jeux variées, ce qui s’inscrit totalement dans cet esprit, et permet aux enseignants de mieux s’adapter aux différents profils d’apprenants.
La variété des modalités de jeu permet également d’intégrer des outils numériques qui sont très appréciés par les nouvelles générations, celle des enfants du numérique, des ultras connectés qui n’ont pas connu la vie sans internet. Cette génération de la culture de l’écran est très à l’aise dans l’utilisation des nouvelles technologies (Allain, 2019).
Ainsi, il nous a semblé intéressant et tout à fait adapté de proposer aux apprenants de l’Institut Régional de Travail Social Nouvelle Aquitaine (France) un Escape Game intégrant des outils numériques, comme des code QR (quick response code « code à réponse rapide ») qui renvoient à des questionnaires numériques, à un coffre-fort numérique à déverrouiller, ou à l’installation d’une application (Cospace®) pour accéder à un monde en réalité mixte.
En remettant le plaisir au cœur de la démarche d’apprentissage, et en rendant l’apprenant acteur pendant la séquence de formation, la ludopédagogie permet une meilleure appropriation des contenus abordés qui seront alors davantage ancrés dans le temps.
Présentation et objectif pédagogique de l’Escape Game
L’Escape Game pédagogique a été organisé à grande échelle, avec 230 apprenants de première année de formation éducateur spécialisé, assistant de service social, éducateur de jeunes enfants, issus de la voie directe, de l’apprentissage ou en situation d’emploi à l’Institut Régional de Travail Social Nouvelle Aquitaine (France).
L’objectif pédagogique principal est de revoir les fondamentaux du domaine de compétence 4, « les dynamiques interinstitutionnelles, partenariats et réseaux », les apprenants ayant déjà reçu durant l’année, plus d’une centaine d’heures de cours sur les différents contenus de ce domaine de formation.
Déroulé de l’Escape Game proposé aux apprenants de l’IRTS NA (France)
« Lucile CLARIS-SAUVAGE et Alessandro DI SOMMA responsables des enseignements DC4 inter filières ont égaré vos notes au QCM validant le module 4.1 « contexte politique et cadre de l’action sociale » du premier semestre.
Ce module de formation est donc à valider à nouveau par tous. Pour cela, Lucile et Alessandro ont imaginé un Escape Game autour des fondamentaux du DC4.
Vous êtes donc condamnés à rester dans vos salles et à résoudre le jeu afin de revalider votre module de formation. »
C’est par ces mots que débute l’aventure que nous avons imaginés. Répartis en 12 groupes d’une vingtaine d’apprenants, ils commencent par la découverte du scénario pédagogique et du contenu du coffre contenant les premiers indices et énigmes à résoudre. Les apprenants plongent alors dans le jeu offrant un univers intéressant et captivant, inspiré d’une chasse au trésor. Ils doivent fournir un effort pour comprendre les consignes, associer les bons éléments, on leur demande un jeu d’esprit intégrant leurs connaissances théoriques. Dans chaque groupe, les apprenants s’organisent, se répartissent le travail, trouvent les indices cachés dans les salles. Commencent les premières recherches et réflexions : les idées et hypothèses fusent, la séance de ludopédagogie est lancée !
Et du travail il y en a, avec 12 étapes au total où les apprenants doivent par exemple, décrypter un rébus en trouvant au fur et mesure les images manquantes, créer une définition collective, des schémas illustrant les politiques sociales ou encore le travail en partenariat, lire des articles, trouver les erreurs qui s’y sont glissées, répondre à des questionnaires , trouver des codes à chiffre et d’autres à lettres, ouvrir des boites, déverrouiller un coffre-fort numérique ou encore s’immerger dans un environnement en réalité mixte. Au fur et à mesure du jeu, les étudiants se rendent à des rendez-vous dans tout l’établissement de formation, trouvent des lieux, des membres des équipes pédagogiques afin de faire valider leurs travaux et chercher des indices complémentaires pour l’étape suivante, jusqu’à découvrir le mot clé marquant la fin de l’Escape Game.
Les indicateurs des effets sur les apprenants de cet espace pédagogique innovant
Nous avons réalisé un bilan de la séquence pédagogique avec l’ensemble des apprenants, les retours ont été très positifs, le dispositif est fortement apprécié comme en a témoigné les nombreux remerciements. Un questionnaire de satisfaction va être mis en place, dès l’édition juin 2023, afin de mesurer plus finement le taux de satisfaction des apprenants.
Lors du bilan de l’édition 2023, le questionnaire d’évaluation du niveau d’acquisition des principales compétences de ce domaine de formation sera à nouveau présenté aux apprenants afin de mesurer les bénéfices de la séquence pédagogique. Il s’agira pour les enseignants de mesurer s’il y a une meilleure acquisition des contenus pédagogiques en confrontant les réponses données, avant et après l’Escape Game. Pour les indicateurs à plus long terme, nous devons attendre que les apprenants réalisent l’ensemble de leur cursus de formation sur trois années, pour savoir si les résultats de leurs diplômes d’état, sont meilleurs concernant ce domaine de formation.
Le monde de la formation doit ainsi réinventer les manières de transmettre des savoirs et développer des compétences chez ce nouvel humain, baptisé « Petite poucette » pour sa capacité à envoyer des messages avec son pouce. La période de crise corrélée à une révolution liée aux nouvelles technologies ne doit être perçue ni positivement, ni négativement, il convient surtout de se réinventer dans les usagers et manière de faire (SERRES, 2012). Dans les formations en travail social, la ludopédagogie en est une belle illustration selon nous dans l’exemple présenté.
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