Solidarité mobilisée par les personnes âgées : des réseaux de soutien invisibles
Elda Savoie, Ph. D. et Isabel Lanteigne, Ph. D. Professeures, École de travail social, Université de Moncton (Nouveau-Brunswick, Canada).
Elda Savoie s’intéresse aux questions du vieillissement en région rurale francophone et aux dimensions communautaires qui soutiennent quotidiennement les femmes francophones et acadiennes âgées de 75 ans et plus ainsi que leur expérience à titre de proches aidantes.
Isabel Lanteigne s’intéresse à l’intervention de groupe et aux stages de formation à l’étranger ainsi qu’aux enjeux liés à la pratique, notamment la collaboration interprofessionnelle, l’intervention auprès des familles en matière de santé mentale ainsi que l’éthique de la documentation.
Cet article aborde un thème qui n’est pas suffisamment étudié, c’est-à-dire celui de la solidarité mobilisée par les personnes âgées. Les données ont été recueillies dans le cadre d’une recherche doctorale permettant de mettre en lumière le phénomène d’un soutien informel souvent peu visible et donc guère reconnu. Les 16 participantes francophones, âgées de 75 à 91 ans, ont longuement parlé du soutien qu’elles mettent en place et qui les incite à demeurer à domicile étant donné le peu de services disponibles dans la région rurale où elles habitent. Le terme soutien invisible est utilisé dans cet article pour décrire cette forme de solidarité dans les communautés. Comme le souligne Hermansen (2016), le soutien informel est difficile à quantifier, car les actions posées sont fréquemment « ignorées ou négligées » (p.39, traduction libre). Les femmes qui ont participé à la recherche ont illustré comment elles sont des actrices de pratiques émergentes en offrant et recevant du soutien sur une base continuelle.
Le soutien informel peut être défini comme une action envers les autres qui n’est nullement organisée donc se distingue des actes bénévoles formels offerts par des organismes communautaires (Hermansen, 2016). Quelques études soulèvent la présence d’un autre type de soutien informel en région rurale, et de surcroit, auprès des gens âgés (Connors, Kennick & Bloch, 2013; Dalmer, 2019; Glass & Vander Plaats, 2013) qui s’organisent entre eux pour donner et recevoir de l’appui (Siira et al., 2020). Or, lorsque surgissent des moments de crise, qui peuvent mettre à risque certaines personnes âgées, apparaît donc un soutien qui passe trop souvent inaperçu. Grâce à ce soutien informel, par exemple, les personnes âgées ne se retrouvent pas seules lors de tempêtes extrêmes ou de crises sanitaires (Barker, 2002). Ce soutien comprend des gestes tels qu’une visite au domicile, l’accompagnement à un rendez-vous ou encore un appel téléphonique afin de vérifier si la personne est en sécurité (Savoie, 2021). Ce soutien qu’elles mettent en place avec l’aide des membres de leur communauté illustre bien leur débrouille dans la création de réseaux de solidarité en région rurale. Comme l’expliquent Lapierre et Keating (2013) ainsi que Barker (2002), la proximité géographique est un facteur important à l’émergence du soutien informel. Ainsi, cette proximité autant géographique qu’émotionnelle « crée une certaine obligation chez les amis et les voisins à fournir des soins » (Lapierre & Keating, 2013, p.1445, traduction libre).
Une méthodologie qualitative de type phénoménologique développée par Smith, Flowers et Larkin (2009) a été privilégiée afin de mener cette recherche doctorale. Cela a permis d’explorer l’expérience vécue des participantes (n=16) demeurant en région rurale francophone en leur laissant l’espace pour penser, ressentir et réfléchir au sujet d’un phénomène vécu dont elles se souviennent et de commencer à en faire sens (Smith et al., 2009, p.3). Les entretiens effectués se sont déroulés au domicile des personnes et ils ont été d’une durée variant de 60 à 120 minutes (moyenne de 90 minutes). L’analyse thématique (Interpretative phenomenology analysis - IPA) a été employée afin de rendre compte de « l’expérience de l'être humain dans ses différents aspects » qui entourent et animent le quotidien de celui-ci (Smith et al., 2009, p.12, traduction libre). Quelques thèmes ont émergé de l’expérience des participantes vivant en région rurale francophone, dont celui du soutien invisible (soutien informel). Pour la majorité de ces femmes âgées, le soutien invisible est au cœur de leur quotidien, leur permettant ainsi de demeurer au domicile et de se sentir comme faisant partie de la communauté. Ce soutien est particulièrement important puisqu’elles habitent toutes loin des services (par exemple, dépanneur, clinique médicale et épicerie).
Les participantes interviewées à propos de l’aide reçue, qui leur permet de demeurer à domicile et dans leur communauté, ont plutôt surtout abordé le thème du soutien invisible que celui des services formels. Ainsi, les femmes âgées ont décrit le soutien qu’elles ont reçu de façon impromptue par la famille et les membres de la communauté. Ce soutien s’est exprimé, notamment, par des gestes, des paroles et des regards amicaux qui font en sorte que celles-ci se sentent bien dans leur communauté rurale. Valérie l’explique facilement lorsqu’elle décrit une situation où elle souhaitait se rendre au club social qui organise des activités pour les gens âgés dans sa communauté. Comme elle ne conduit pas, elle communiqua avec des amies afin de s’y rendre, mais aucune d’elle n’y participait ce jour-là. Quelques heures plus tard, un couple âgé qu’elle connaissait peu est venu la chercher à la demande de ses amies. Valérie explique qu’elle en a pleuré de joie, car elle ne croyait pas que les membres de sa communauté tenaient à elle de cette façon. Elle renchérit en disant : « Tu sais, en ville tu prends un taxi ou l’autobus, c’est impersonnel. Aucun programme gouvernemental ne peut remplacer la gentillesse des gens… [grâce à un geste comme celui-ci] je sais que je ne suis pas seule ». La sollicitude de la part de deux membres de la communauté lui a ainsi permis à Valérie de se sentir entourée de chaleur humaine.
De nombreux gestes (un salut de la main, une tape sur l’épaule ou un souhait d’anniversaire écrit sur le reçu de caisse), paroles (un beau bonjour) et regards amicaux demeurent souvent invisibles, mais ils sont d’une grande importance pour ces femmes âgées qui demeurent en région rurale et éloignée des services. À cet effet, Joanie mentionne son appréciation pour le soutien invisible qu’elle reçoit en donnant l’exemple suivant. Le livreur de journaux klaxonne quotidiennement afin que Joanie ne sorte pas à maintes reprises, surtout l’hiver, pour vérifier si son journal est là. Par conséquent, celle-ci éprouve un sentiment de sécurité quant à la stratégie que cet homme lui a proposée. Elle raconte ce que le livreur lui a dit : « Si je reviens demain et que ton journal est encore sur les marches de ton perron, je vais cogner à ta porte afin de vérifier si tu vas bien ». Ce soutien invisible fait en sorte que Joanie ainsi que les autres femmes rencontrées se sentent soutenues par la communauté et cela agrémente leur vie au quotidien.
Cette étude a permis de saisir davantage l’expérience vécue de femmes âgées de 75 ans et plus qui demeurent chez elles en région rurale. Ces régions rurales se voient couramment dans l’obligation de développer d’autres formes de soutien, car ces communautés sont confrontées à une diminution de leur population et rencontrent des défis à obtenir des services formels financés par les gouvernements (Chow, Morgan, Bayly, Kosteniuk, & Elliot, 2019). Compte tenu de ces défis quant à l’accès à des services formels, les régions rurales doivent développer d’autres formes d’aide. Cela permet aux personnes âgées de demeurer en région rurale puisqu’elles peuvent compter sur ce soutien informel (Connors, Kennick, & Bloch, 2013). Dans la même veine, les résultats de cette recherche doctorale ont permis d’identifier l’importance que les femmes âgées accordent au soutien invisible pour leur permettre de demeurer en région rurale. Par ailleurs, Lapierre et Keating (2013) indique que la proximité émotionnelle qui se crée entre les personnes qui donnent et reçoivent un soutien est une dimension essentielle de l’aide informelle (Lapierre & Keating, 2013). À cet effet, les participantes ont également ressorti les liens qui se tissent dans ces réseaux de solidarité et le sentiment d’appartenance qui émergent grâce à ces réseaux.
À la lumière de ces résultats, il importe de s’attarder davantage à l’aide informelle notamment le soutien invisible. Une partie de l’aide informelle offerte aux personnes âgées provient des organismes sans but lucratif grâce à l’engagement de nombreux bénévoles. À titre d’exemple, plusieurs communautés rurales ont une popote roulante pour livrer des repas à domicile ou encore les boîtes de denrées durant la période des fêtes. Or, le soutien décrit par les participantes de cette recherche se manifeste souvent de façon spontanée ou se négocie entre la personne âgée et un membre de sa communauté. Ce soutien invisible n’est pas seulement unidirectionnel, car les personnes âgées offrent également de l’aide en retour (Savoie, 2021). Comme le soulignent Ryser et Halseth (2011), les femmes âgées ne sont pas seulement bénéficiaires d’aide, mais contribuent aussi à soutenir des membres de leur communauté. L’agentivité de ces femmes se manifeste tant dans le soutien qu’elles négocient avec des proches que le soutien qu’elles offrent dans les réseaux de solidarité auxquels elles participent. En plus de contribuer à un sentiment d’appartenance à sa communauté, ce soutien multidirectionnel (préparer des repas en échange d’un service) contribue à leur désir d’y demeurer le plus longtemps possible.
Pour conclure, les résultats de cette recherche ont des retombées pour la pratique du travail social. Il apparaît nécessaire que les intervenantes explorent toutes les formes de soutien que reçoivent et donnent les membres d’une même communauté (aide : formelle, informelle et invisible) puisque la prise en compte de ces réseaux de solidarité permettrait de constater que ces personnes âgées peuvent encore demeurer en région rurale. Ainsi, cela éviterait de percevoir la personne âgée qui vit seule comme étant isolée et ayant besoin d’être relocalisée. Le désir de rester chez soi et le sentiment d’appartenance à sa communauté sont très présents dans le discours de personnes âgées telles que Marie-Claude : « Mon petit coin de pays, c'est ici. C'est ici que j'appartiens. Je donnerais tout l'or du monde pour rester ici. Je trouve qu'on vit dans un beau coin du monde ». Ce soutien invisible mérite donc d’être davantage étudié, notamment lors de crises (pandémies, tempêtes tropicales, inondations, etc.) (Barker, 2002; Cronin, Ward, Pugh, King, & Price, 2011). Une démarche de recherche, ancrée dans une approche phénoménologique, permettrait d’explorer l’expérience vécue des personnes âgées quant aux réseaux de soutien informel.
Barker, J. C. (2002). Neighbors, friends, and other nonkin caregivers of community-living dependent elders. The Journals of Gerontology Series B: Psychological Sciences and Social Sciences, 57(3), S158-S167. https://doi.org/10.1093/geronb/57.3.S158
Chow, A-F, Morgan, D., Bayly, M., Kosteniuk, J., & Elliot, V. (2019). Collaborative Approaches to Team-Based Primary Health Care for Individuals with Dementia in Rural/Remote Settings. Canadian Journal on Aging / La Revue canadienne du vieillissement, 38(3) 367-383. https://doi.org/10.1017/S0714980818000727
Connors, C., Kennick, M., & Bloch, A. (2013). Rural ageing research summary report of findings. Department for Environment, Food & Rural Affairs. London: United Kingdom.
Cronin, A., Ward, R., Pugh, S., King, A., & Price, E. (2011). Categories and their consequences: Understanding and supporting the caring relationships of older lesbian, gay and bisexual people. International Social Work 54(3), 421-435. https://doi.org/10.1177/0020872810396261
Dalmer, K. (2019). A logic of choice: Problematizing the documentary reality of Canadian aging in place. Journal of Aging Studies, 48, 40-49. https://doi.org/10.1016/j.jaging.2019.01.002
Glass, A. P., & Vander Plaats, R. S. (2013). A conceptual model for aging better together intentionally. Journal of Aging Studies, 27, 428-42. https://doi.org/10.1016/j.jaging.2013.10.001
Hermansen, J. (2016). Intangible activities—The prevalence of informal helping in Denmark. Journal of Civil Society, 12(4), 380-393. https://doi.org/10.1080/17448689.2016.1235676
Lapierre, T. A., & Keating, N. (2013). Characteristics and contributions of non-kin carers of older people: A closer look at friends and neighbours. Ageing and Society, 33(8), 1442-1468. https://doi.org/10.1017/S0144686X12000736
Ryser, L., & Halseth, G (2011). Informal support networks of low-income senior women living alone: evidence from Fort St-John, BC. Journal of Women and Aging, 23(3), 185-202. http://doi.org/10.1080/08952841.2011.587734
Savoie, E. (2021). Living in One’s Home as an Acadian, Francophone Older Woman in Rural New Brunswick Communities: A Phenomenological Study. Doctoral Dissertation, University of New-Brunswick, New-Brunswick.
Siira, E., Rolandsson, B., Wijk, H., & Wolf, A. (2020). Beyond the definition of formal care : Informal care arrangements among older swedes who are not family. Health & Social Care in the Community, 28(2), 633‑641. https://doi.org/10.1111/hsc.12897
Smith, J. A., Flowers, P, & Larkin, M. (2012). Interpretative Phenomenology analysis. Theory, methods and research. Sage Publications.
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