Fiche Documentaire n° 6145

Titre Des pratiques émergentes dans l’enquête de terrain et la recherche pour le travail social

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Auteur(s) NADA eva  
     
Thème  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

Des pratiques émergentes dans l’enquête de terrain et la recherche pour le travail social

Observer dans différents lieux en situation de participation, nous a obligé à penser, dans le cadre de notre recherche doctorale (Nada,2020), les outils de consignation des observations. Généralement muni·e de son carnet de terrain, l’ethnographe note ses descriptions, ses idées, ses premières réflexions ou encore des liens entre des observations et ses lectures. Avec le développement des nouvelles technologies, les outils de récoltes des données et de la pratique de recherche se sont transformés et multipliés. Dans le cadre de notre enquête, le smartphone a, petit à petit, remplacé le carnet de notes, pour devenir central dans la pratique de recherche et pénétrer notre travail d’une manière qui va beaucoup plus loin qu’un objet pour trouver son chemin, prendre contact avec les enquêté·e·s ou enregistrer des entretiens. Ainsi que le souligne Niels Van Doorn (2013), peu de travaux en sociologie qualitative ont encore traité des usages des outils numériques, plus particulièrement dans le processus de récolte de données, de leurs implications méthodologiques et sur le processus de recherche ethnographique . En discutant de la manière dont nous sommes passée du carnet de terrain classique au smartphone, nous interrogerons ses implications méthodologiques et épistémologiques dans la production des données et, donc, du savoir. Cette contribution vise à montrer comment le smartphone est devenu un outil essentiel de récolte des données et bien plus encore: s'orienter dans l'espace, garder le contact avec les participant-e-s, enregistrer les entretiens et de discuter les implications méthodologiques de l'usage de cette pratique émergente dans la recherche et dans le travail social.

Bibliographie

Nada, E. (2020). La mise au travail d’une jeunesse populaire : Ethnographie multi-située du dispositif de transition dans un contexte urbain de Suisse romande. Université de Neuchâtel.

Van Doorn, N. (2013). Assembling the Affective Field : How Smartphone Technology Impacts Ethnographic Research Practice. Qualitative Inquiry, 5(19), 385‑396.

Présentation des auteurs

Eva Nada est docteure en sociologie. Elle a travaillé pendant dix ans à la Haute école de travail social de Genève ( Suisse) en tant qu'en enseignante et chercheuse. Elle a notamment exercé la profession d'assistante sociale pendant 6 mois à l'Hospice général dans le canton de Genève et a mené une évaluation sur les effets sur les bénéficiaires de l'aide sociale de la numérisation des demandes des prestations sociales.

Communication complète

Du journal de terrain au smartphone : les outils de récolte des données pour une ethnographie multi-sites.















Dans le cadre d’une analyse ethnographique multi-sites de la politique d’activation du chômage pour les jeunes sans formation en Suisse romande, il s’est agi de penser et mettre en œuvre les outils de consignation des observations dans différents lieux et des temporalités variés. Penser les pratiques émergentes de la pratique d’enquête ethnographique multi-sites s’est imposé non seulement pour des raisons pratiques de consignation et d’organisation des observations mais aussi de suivi du parcours de l’enquête de terrain, d’analyse des thèmes et leur mise en lien. Généralement muni·e de son carnet de terrain, l’ethnographe note ses descriptions, ses idées, ses premières réflexions ou encore les liens entre des observations et ses lectures. Avec le développement des technologies numériques de l’information et de la communication (Tnic), les outils de récoltes des données et de la pratique de recherche se sont transformés et multipliés. Dans le cadre de notre enquête, le smartphone a, petit à petit, remplacé le carnet de notes, pour devenir central dans la pratique de recherche et pénétrer notre travail d’une manière qui va beaucoup plus loin qu’un objet pour trouver son chemin, prendre contact avec les enquêté·e·s ou enregistrer des entretiens. Ainsi que le souligne Niels Van Doorn (2013), peu de travaux en sociologie qualitative ont encore traité des usages des Tnic, plus particulièrement dans le processus de récolte de données, de leurs implications méthodologiques et sur le processus de recherche ethnographique . En discutant de la manière dont nous sommes passée du carnet de terrain classique au smartphone, nous interrogerons ses implications méthodologiques et épistémologiques dans la production des données et, donc, du savoir.







Classiquement, au moment de commencer une enquête de terrain, nous nous étions munie d’un carnet de notes et d’un stylo servant à consigner nos observations et réflexions. L’organisation du carnet de terrain peut prendre différentes formes et s’adapter à l’objet d’étude. Comme le proposent Stéphane Beaud et Florence Weber (2017), une manière de faire est de séparer l’usage de la double page : l’une contient les descriptions ethnographiques, tandis que l’autre les premières réflexions. Au début de notre terrain, dans la mesure d’évaluation des compétences scolaires et aptitudes psychologiques (EVAL), nous avons fait le choix d’organiser notre carnet de bord de cette manière et avons commencé à transcrire nos observations : lors des entretiens individuels entre un·e jeune et un·e conseiller·ère psycholgues en orientation (COP), lors de la réunion entre les équipes de EVAL et celle de l’Office régional du placement, lors des sessions collectives de présentation de la mesure aux jeunes et des épreuves scolaires, puis nous consignions nos observations le jour même soit dans l’un des bureaux des COP soit le soir même chez soi. La prise de notes, qui peut s’avérer frénétique ou intrigante pour le regard extérieur, ne semblait pas déranger les COP. Dans cet environnement, la prise de notes et le fait d’écrire ne posaient pas de problème particulier contrairement à s’asseoir dans les fauteuils de la salle d’attente . La production écrite fait partie intégrante du travail des COP, qui ont l’habitude de manier l’écriture. Elles et ils rédigent des rapports au sujet des jeunes, des notes dans les dossiers ou rédigent des courriels. De plus, leur formation académique les a conduit·e·s à développer une certaine aisance avec la pratique de l’écriture. De fait, il semblait même attendu que nous écrivions, dans la mesure où notre présence se justifiait par la production d’un travail de recherche. En effet, chaque fois qu’un bureau personnel d’un·e COP était libre, chacun·e nous encourageait à l’utiliser pour notre travail de recherche. Si nous avons adopté cette manière de consigner nos observations au début de notre terrain dans la mesure EVAL, nous avons rapidement revu cette méthode de consignation des observations notamment lors des entretiens individuels entre les COP et les jeunes, en mettant en place un canevas d’observation et des techniques de mémorisation.







Alors que les COP n’étaient pas dérangé·e·s par notre prise de notes, celle-ci nous posait question et nous mettait dans l’embarras, spécifiquement lors des entretiens individuels et à huis clos entre les COP, les jeunes bénéficiaires et nous-mêmes. En effet, après avoir assisté à des entretiens en prenant des notes, nous avons ressenti un certain malaise. Nous étions deux à observer, écouter et noter des éléments sur la parole des jeunes et sur la manière de se raconter. Si les objectifs poursuivis par la prise de notes étaient différents de ceux des COP, ceux-ci n’étaient pas forcément évidents au premier coup d’œil, surtout pour les jeunes. Nous avions donc le sentiment de renforcer, voire d’intensifier, le processus d’évaluation et d’auscultation auquel doit se soumettre chaque jeune. Nous avons donc décidé d’abandonner le carnet de notes et de le remplacer par une grille d’observation, comme outil mnémotechnique. Après avoir observé quelques entretiens et discuté avec les COP du déroulement de chaque entretien, nous avons élaboré trois canevas en fonction de leurs spécificités. Au cours de l’entretien, il nous arrivait de noter quelques éléments sur cette grille, mais la plupart du temps nous prenions un moment après la fin de l’entretien et de débriefing avec la ou le COP pour remplir notre grille d’observation et y restituer les événements qui nous avaient marqués dans la situation.







De plus, alors que notre objectif était d’observer les relations entre les jeunes bénéficiaires et les COP et ses effets dans les processus de transition et d’orientation, il nous est assez vite apparu que l’enjeu premier de cette mesure se situait autour de l’instrument d’évaluation, ce qu’il produit et ses usages par les autres organisations et groupes professionnels de la politique active du chômage. Ainsi, c’est moins la relation entre les jeunes et les COP qui influence le contenu du rapport que les usages par les autres groupes professionnels et la nécessité de protéger son identité professionnelle, ses valeurs et éthiques, qui déterminent la manière dont seront restitués les résultats aux trois épreuves. Il ne s’agit pas de nier le rôle de la relation, mais celle-ci prend moins d’importance en regard d’autres enjeux, notamment professionnels. Notre prise de notes et l’usage de notre carnet de notes se sont dès lors concentrés sur l’observation des relations et discussions autour de ces enjeux.







Lorsque nous avons commencé notre terrain dans les deux programmes d’activation spécifiquement dédiés aux jeunes (PAJ), nous étions munie de notre carnet de notes et de notre stylo que nous avons très vite troqué pour notre smartphone. Tout d’abord, le travail de terrain dans les deux PAJ implique une participation active qui n’est pas que de l’écoute, comme dans la mesure EVAL, ceci rendant difficile la prise de notes in situ. Comme dans les enquêtes à couvert, nous avons souvent pris des notes sous couvert, notamment dans les toilettes (Arborio, 2008; Benquet, 2013). Toutefois la plupart du temps, nous retranscrivions nos notes et nos souvenirs le soir même sur notre ordinateur en utilisant le programme « DayOne » — application de journalisation personnelle, disponible pour smartphone et ordinateur. Par l’usage d’applications commerciales qui enregistrent les notes prises et les actualisent sur les différents appareils simultanément, la prise de note sur smartphone a progressivement remplacé celle du journal de terrain. Avec un smartphone il s’avère moins nécessaire d’aller s’isoler et se cacher dans les toilettes pour écrire sur un carnet de notes. En effet, dans les deux programmes d’activation, l’usage des téléphones portables et smartphones n’étaient pas interdits. Les jeunes et les professionnel·le·s les utilisent au moment des pauses ou lors de certaines activités. En ce sens, si nous sortions notre smartphone pour écrire quelques notes cela semblait moins incongru que de prendre frénétiquement des notes sur un carnet comme nous avons pu l’expérimenter.







Dans les situations où la prise de notes pouvait apparaître plus légitime, comme dans les colloques d’équipe où nous sommes réunies autour d’une table, il s’est rapidement avéré que mise à part la secrétaire, à qui est dédiée la prise de note pour élaborer le procès-verbal de la séance, personne n’écrit pendant ces réunions. Pour être plus exacte, si certaines personnes ont un stylo et un carnet, elles ne prennent pas forcément des notes et font plus fréquemment des dessins. Si au départ nous avons tenté de faire fi et de prétendre que nous ne faisions pas autre chose que les autres personnes présentes, nous n’avons pas pu tenir cette position très longtemps, notamment, car notre prise de note ne passait pas du tout inaperçue voire suscitait la méfiance. À la fin d’un colloque d’équipe, l’un des professionnelles présent nous a demandé pourquoi nous notions tout ce qui se disait insistant que ce n’était pas nécessaire. Nous avons donc pris l’option d’écrire quand cela pouvait ne pas lever les suspicions ou quand cela était attendu, notamment lors des simulations d’entretien d’embauche avec un bénévole où nous devions par la suite restituer les éléments importants dans le journal de bord du dossier du jeune. Ainsi, comme le souligne Van Doorn (2013), prendre des notes sur le smartphone s’est avéré être un moyen très pratique de camouflage qui nous permettait de nous mélanger aux autres et de ne pas accentuer notre position particulière en transportant un carnet de notes et un stylo. À ce titre, le smartphone se glisse dans la poche arrière d’un pantalon sans problème et nous permet d’avoir les mains libres, de ne pas avoir un sac constamment avec nous, tout en ayant facilement accès à son smartphone .







Ce changement des modalités de prise de notes s’accompagne d’une modification de notre position en tant qu’observatrice participante, celle-ci devenant plus proche d’une participation observante (Soulé, 2007). Notre engagement et notre participation se caractérisaient par une prise en charge d’activités, notamment l’observation des simulations d’entretiens et, plus généralement, nous endossions le costume de la stagiaire. L’engagement dans des activités nous a conduite à développer une mémoire sensible, incorporée par le corps, les émotions, les sensations, les odeurs, la vue, qui, selon certain·e·s auteur·e·s, est plus riche que celle inscrite sur des cahiers de notes ou des bandes-son (Blondeau 2002 cité par Soulé, 2007, 134). À cet égard, le smartphone en tant que « technologie sensible » y participe pleinement comme forme de médiation de l’expérience sensible, captant le moment et les sensations par les photos, les notes, les enregistrements et permettant de se les rappeler a posteriori, en regardant les photos, en lisant les notes ou en écoutant les voix dans les enregistrements (Van Doorn 2013). Si nous utilisions déjà le smartphone pour sa fonction d’enregistreur pour les entretiens, au cours du terrain ethnographique dans les deux programmes d’activation, il s’est également transformé en carnet de notes, mais a aussi servi d’appareil photo, en plus de sa fonction de téléphone et d’envoi/réception de messages. Ainsi, au moment de reconstituer la pratique de terrain, nous avons réalisé que notre smartphone avait pris une place bien plus grande que celle du simple support de prise de notes, de dictaphone ou de carnet d’adresses. Pour reprendre les mots de Niels Van Doorn (2013), le smartphone n’est pas seulement devenu une composante indispensable de récolte et de stockage des faits, mais « notre ethnographie a été intimement éclairée par l’incorporation de notre smartphone dans les activités de terrain qui fait converger des médias et méthodes divers dans un seul objet technologique . » L’auteur identifie six fonctions à son smartphone dans son enquête qualitative : enregistreur, prise de notes, directions et cartes (GPS), appels, SMS, et prise de photos et vidéos. Commençons par présenter l’usage du smartphone, comme enregistreur qui a initié le processus d’incorporation du téléphone dans la pratique de terrain. Quelles sont les pratiques émergentes dans l’usage des technologies numériques par les travailleuses sociales et travailleurs sociaux en lien avec leurs missions et leurs capacités à se les approprier ? Dans quelle mesure les technologies numériques font sens et s’intègrent dans les pratiques des TS ? Quels sont les effets bénéfiques et problématiques des technologies numériques sur les capacités d’accès à ces outils par les travailleuses et travailleurs sociaux notamment en ce qui concerne les savoirs et les compétences nécessaires à l’usage de ces outils ? Si les technologies numériques viennent à s’imposer dans le travail social, il deviendra nécessaire d’affronter les types de questionnement pratiques, éthiques et identitaires qu’elles génèrent (Mazet & Sorin, 2020; Meyer, 2014) tout autant que de reconnaître les pratiques émergentes en les intégrant dans les savoirs du travail social et les formations.

Résumé en Anglais

Observing different places in a participatory situation forced us to think, in the framework of our doctoral research, about the tools for recording observations. Equipped with a field notebook, the ethnographer notes down descriptions, ideas, initial reflections, or even links between observations and readings. With the development of new technologies, the tools for data collection and research practice have been transformed and multiplied. In the context of our survey, the smartphone has gradually replaced the notebook, becoming central to the research practice and penetrating our work in a way that goes far beyond an object for finding one's way, making contact with respondents, or recording interviews. As Niels Van Doorn (2013) points out, little work in qualitative sociology has yet addressed the uses of digital tools, particularly in the process of data collection, their methodological implications, and the process of ethnographic research. By discussing how we have moved from the classic field notebook to the smartphone, we will interrogate its methodological and epistemological implications in the production of data and, therefore, knowledge. This contribution aims to show how the smartphone has become an essential tool for collecting data and much more: orienting oneself in space, keeping in touch with participants, recording interviews, and discussing the methodological implications of using this emerging practice in research and social work.