PROTECTION DE L’ENFANCE ET CRISE SOCIALE : EVALUATION DU DANGER ET/OU DES INEGALITES SOCIALES ?
INTRODUCTION
Les interventions éducatives à domicile en Ille-et-Vilaine concernaient, en 2016, 2999 enfants à raison de 1187 mesures administratives et 1812 mesures judiciaires. D’une part, le nombre d’enfants bénéficiant de ces aides a connu, entre 2012 et 2016, une évolution globale de 22 %. D’autre part, ces mesures étaient inégalement distribuées entre cinq opérateurs principaux, trois associations habilitées et deux services départementaux. Elles se caractérisaient encore par l’extrême diversité de leurs modalités d’accompagnement et de pratiques éducatives : Aide éducative à domicile (AED), Aide éducative en milieu ouvert (AEMO) et leurs multiples déclinaisons. Le Département d’Ille-et-Vilaine se trouvait ainsi directement confronté à un phénomène croissant de morcellement des interventions éducatives à domicile mettant à mal le service rendu aux enfants et à leurs parents. Dans le prolongement de la loi n° 2016-297 du 14 mars préconisant continuité et cohérence dans le parcours de l’enfant, l’Assemblée départementale a validé, par sa délibération du 30 juin 2017, l’expérimentation d’une mesure unique sur son territoire. Dès 2018, le Département d’Ille-et-Vilaine s’est engagé, dans une logique de recherche-action coconstruite (Enquête diagnostic, comités d’élaboration d’un référentiel associant services du département, associations habilitées, juges des enfants, chercheurs, parents et enfants) et de mise en œuvre d’une mesure unique, sur la voie de cette « pratique novatrice et harmonisée ».
Fort de cette première recherche-action aboutie dans ses objectifs, les acteurs du département ont pris acte du caractère lacunaire des travaux statistiques, d’évaluation et de recherche sur les interventions à domicile qui ne permet pas une bonne lisibilité du travail effectivement réalisé et de ses effets sur l’enfant et sa famille. Dans le cadre de la convention partenariale liant le département d’Ille-et Vilaine et ASKORIA, un second projet de recherche visant, dans le même processus de co-construction à l’échelle départementale, la production de connaissances sur le profil et le parcours des enfants et parents bénéficiaires d’une mesure unique. Deux axes de réflexion majeurs structurent cette recherche. D’abord, la prise en compte des inégalités sociales, comme effet de la crise sociale, dans les profils et parcours des enfants et parents : en quoi et comment la protection de l’enfance vient-elle compenser des problèmes socio-économiques ou de santé en situation de crise sociale ? Ensuite, la réalisation d’une observation statistique pour améliorer la gouvernance de la protection de l’enfance : quels sont les points aveugles qu’il conviendrait de mieux observer ? Comment améliorer la visibilité du travail social et de ses effets sur les parcours ?
Dans les débats contemporains, la question d’une crise protéiforme et de ses effets, notamment dans l’aggravation des inégalités sociales, est ainsi devenue un sujet polémique. La genèse de ces inégalités dans l’enfance est également de plus en plus interrogée et il est, aujourd’hui communément admis que tous les enfants « vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde » (Lahire & al., 2019). Les questions se posent alors de savoir comment se forment les inégalités dans l’enfance ? Quelles formes spécifiques y prennent-elles ? Comment impacte-t-elle l’évaluation du danger ou du risque de l’être ? Elles interrogent le rôle des comportements culturels dans la formation des attitudes, préférences, dispositions qui façonnent la socialisation des individus. La question de la parentalité en situation de pauvreté et les interactions parents-enfants est également un sujet encore méconnu. Elle fait ainsi l’objet d’incompréhensions de la part des professionnels œuvrant dans différents domaines d’activité. Pour autant, les situations de précarité des enfants et de leur famille n’en demeure pas moins un sujet de préoccupations pour les professionnels de la protection de l’enfance, sans qu’ils n’en mesurent toujours les enjeux. Mais de quoi parlons-nous ? Qu’en est-il des liens entre crise, enfance et inégalités sociales. Partant d’une ébauche de revue de littérature, nous nous proposons de mieux cerner notre objet de recherche, son intérêt et ses limites.
I . ENFANCE ET INEGALITES SOCIALES : DE QUOI PARLE-T-ON ?
Au-delà de la construction historique d’une catégorie d’âge, s’interroger sur l’enfance et les enfants soulèvent les questions les plus classiques de la sociologie, et tout particulièrement celles portant sur les inégalités sociales. Pendant longtemps, l’enfance été oubliée par la sociologie, ne suscitant qu’un intérêt superficiel, et c’est très récemment que cette discipline porte son regard sur cette période de la vie. D’un point de vue sociologique, l’enfance peut se définir comme « un temps de socialisations multiples, où se font sentir les influences conjointes, et parfois contradictoires, de la famille (et, à l’intérieur de celle-ci, des parents et parfois des beaux parents, de la fratrie, voire des membres de la famille élargie), de l’institution scolaire, de la nourrice et des agents chargés de la garde des enfants, des professionnels de l’enfance (pédiatres, orthophonistes, psychologues, etc.) du groupe de pairs (camarade de classe, de voisinage, enfants d’amis de parents, etc.) ainsi que des industries culturelles, des médias audiovisuels et des nouvelles technologies de l’information et de la communication » (Lahire & al., 2019). Ces différentes modalités opératoires de la socialisation enfantine se conjuguent, s’opposent, donnant lieu bien souvent à des dissensions ou à des incompréhensions. Dans ce concert diffus d’interactions, aussi multiples que variées, la famille joue un rôle pivot en articulant ces différentes sources de socialisation dans l’éducation des enfants. En ce sens, « la configuration familiale des relations d’interdépendance joue un rôle prépondérant dans la fabrication des dispositions, des compétences et des appétences » (Lahire & al., 2019).
En ce sens, les conditions de vie, de pratiques et de relations intra-familiales permettent de comprendre les enfants et les influences socialisatrices qui pèsent sur leur éducation. En protection de l’enfance, elles se conjuguent avec la vulnérabilité des situations familiales (conjugalité conflictuelle, divorce, monoparentalité, familles recomposées, etc.) et des situations de mise en danger ou risque de l’être (violences conjugales, violences physiques et psychiques, négligence, etc.) qui ne dissimulent aucunement les inégalités de conditions de vie des enfants. Ces écarts dans les conditions de vie, des plus matériels au plus culturels, d’une classe sociale à l’autre subsistent. En d’autres termes, les situations familiales d’exposition au danger des enfants se jouent dans des contextes socio-économiques, culturels différenciés où les inégalités sociales jouent un rôle déterminant en protection de l’enfance. Or, certaines approches psychologiques ou sociologiques de l’enfance ont tendance à négliger les effets de différenciation sociale et de la forte dépendance des enfants à l’égard de leurs parents et de leur environnement social. Pourtant, parler d’inégalités sociales, c’est parler de pauvreté. Nous pouvons ainsi convenir que s’il « n’y a pas d’enfants pauvres, il y a que des enfants de pauvres qui sont en difficulté pour accéder pleinement à leurs droits fondamentaux » (Delahaye, Zaouche-Gaudron, 2016). Ces droits et besoins fondamentaux sont particulièrement sensibles sur la santé et la scolarité. Dans leur approche de la pauvreté, Tocqueville, Marx et Simmel ont en commun d’avoir pensé la pauvreté comme un « rapport social » : c’est un « processus » plus qu’un « état ». Se référant aux travaux du prix Nobel d’économie Amartya Sen, Chantal Zaouche-Gaudron souligne que « la pauvreté ne doit pas se définir par ce qu’une personne possède, mais par ce qu’elle peut faire et peut devenir » ((Delahaye, Zaouche-Gaudron, 2016).
Les inégalités sociales peuvent ainsi se définir comme des différences entre individus ou groupes sociaux portant sur des avantages ou des désavantages dans l’accès à des ressources socialement valorisées ; ressources incluant un pouvoir d’agir de la personne dans les domaines socio-économiques et culturels. Ces inégalités sociales sont donc le résultat d'une distribution inégale des ressources au sein d’une société. Mais « pour qu’une différence devienne inégalité, il faut que le monde social dans lequel vivent « privilégiés » et « lésés » soit organisé de telle façon que la privation de telle ressource matérielle, de bien culturel, de telle activité, de tel savoir, ou de tel service, constitue un manque ou un handicap » (Lahire & al., 2019, P. 39). L’observatoire des inégalités considère, en ce sens, qu’on peut parler d’inégalités « quand une personne ou un groupe détient des ressources, exerce des pratiques ou a accès à des biens et services socialement hiérarchisés », sous-entendu et qu’une partie des autres ne détient pas. D’abord, pour parler d’inégalités, il faut que l’accès aux biens, aux services ou aux pratiques puisse se classer, être valorisé de façon hiérarchique ; sinon, il ne s’agit plus d’inégalités, mais de différences. Une différence ne devient une « inégalité » que lorsque ce dont on parle peut être hiérarchisé » (Observatoire des inégalités, Maurin, 2021).
Les inégalités sociales ont ainsi un caractère multidimensionnel. Elles reposent sur des variables certes de santé mais aussi de classe, d’âge, de genre, de logement, linguistique, de culture, d’éducation. Ces inégalités interagissent entre elles et ne se manifestent donc pas séparément les unes des autres. L’examen des inégalités sociales ne saurait être encore dissocié de celui de la catégorie de domination. Elle renvoie, de manière générale, à la hiérarchie entre groupes sociaux et l’asymétrie de leurs rapports. « La reproduction dans le temps des inégalités sociales suppose qu’elles soient adossées à des répertoires de justification, eux-mêmes rattachés à des institutions » (Duvoux, 2017). Malgré leur caractère cumulatif, les inégalités sont aujourd’hui largement perçues sous une forme très individualisée. « L’égalité des chances l’a emporté, en tant que principe structurant de la représentation des sentiments de justice, sur l’égalité des places. L’explication du succès, et donc de l’échec, est individualisée » (Duvoux, 2017).
En bref, l'appréciation du caractère injuste ou non des inégalités est relative. Ce qui peut paraître injuste dans une société peut être considéré comme acceptable dans une autre. La définition des différences « injustes » constitue de ce fait un enjeu politique.
II. CRISE(S) ET FORMES DE PAUVRETE EN PROTECTION DE L’ENFANCE
Parmi tous ces jeunes connaissant les services de la protection de l’enfance, il est désormais admis que les enfants protégés sont très largement issus de familles des milieux populaires précarisés. Ces liens entre précarité socio-économique des familles et protection de l’enfance est continûment soulignés par divers travaux scientifiques (Sécher, 2010 ; INSEE Nord-Pas-de-Calais, 2013 ; Potin 2014 ; Dietrich-Ragon, 2020). En dépit de ces précédents, le recueil de données pertinentes reste difficile à effectuer. D’une part, ces informations ne sont pas systématiquement notifiées dans les dossiers (Frechon et al., 2009) et, d’autre part, la pauvreté est souvent une étape dans le parcours des familles qui rend délicate son observation longitudinale ou biographique (Dubar, Nicourd, 2017). Pourtant, « la pauvreté des enfants est plus persistante que celle des adultes » (INSEE, 2021).
Les formes de pauvreté en protection de l’enfance présentent des caractéristiques bien établies par la recherche et les statistiques. Ces configurations varient ainsi inégalement selon l’activité des parents, le nombre d’enfants (INSEE, 2021), la structure familiale (couple, famille monoparentale…), les conditions de vie en milieu rural, les phases de recomposition familiale ou encore le statut d’immigrés. Ces différents facteurs sont d’ailleurs, pour partie au moins, interdépendants. En ce sens, le niveau de pauvreté des enfants est étroitement tributaire de la situation d’emploi, de chômage ou d’inactivité de l’un ou de leurs deux parents. Le risque de pauvreté des enfants dépend ainsi du fait qu’ils vivent avec leurs deux parents ou bien un seul : leur taux de pauvreté est de 15,4 % quand leurs parents vivent en couple et de 40,5 % quand ils vivent au sein d’une famille monoparentale » (INSEE, 2021). Ce risque de pauvreté est aussi tributaire de la situation du ou des parents sur le marché du travail.
En ce sens, la pauvreté des enfants est « plus fréquente dans les ménages inactifs ou touchés par le chômage : le taux de pauvreté est de 36,3 % lorsqu’un seul des parents est en emploi et atteint 78,5 % lorsque le parent est seul et au chômage ou inactif » (INSEE, 2021). En 2019, « un enfant de moins de 18 ans sur huit vit dans une famille où aucun parent n’est pas en emploi ; dans les familles monoparentales, c’est un peu plus d’un sur trois. Cette situation, plus encore que la taille de la fratrie ou le milieu social, est associée à un fort risque de pauvreté pour les enfants » (INSEE, 2020). C’est ainsi que les familles monoparentales, très majoritairement constituées de femmes seules, apparaissent les plus vulnérables. Ainsi, la pauvreté des enfants s’explique-t-elle par la situation vécue au sein de la famille.
EVALUATION DU DANGER ET/OU DES INEGALITES SOCIALES ?
Pour certains enfants de la protection de l’enfance, la question reste poser de la manière dont leur situation de pauvreté est prise en considération dans la caractérisation du danger qu’ils encourent et des relations de causalité entre celui-ci et sa situation socioéconomique. L’article L112-4 du CASF rappelle que « l’intérêt de l’enfant, la prise en compte de ses besoins fondamentaux, physiques, intellectuels, sociaux et affectifs ainsi que le respect de ses droits doivent guider toutes décisions le concernant ». Les familles pauvres ont, par définition, plus de difficultés à dégager les ressources financières nécessaires pour répondre à ces besoins fondamentaux en raison du coût de la nourriture, du logement, du transport, des vêtements et de l’éducation d’une manière plus générale. En outre, selon certaines études (Mani, Mullainathan, Shafir, & Zhao, 2013) le stress attaché à la faiblesse de revenus affecterait les capacités de jugement et de prise de décision des personnes, et pourraient être à l’origine d’un attachement insécure entre l’enfant et ses parents en raison de réponses éducatives inadaptées (Guedeney, 2011). C’est pourquoi les conditions de vie matérielles, de logement connues par l’enfant peuvent jouer un rôle déterminant dans la caractérisation du danger.
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