Proposition pour la publication dans les Actes d’AIFRIS 2023
Axe 4 (Paris 2023)
Titre : La recherche évaluative sur un dispositif de formation innovant : le croisement des regards au service de pratiques émergentes
Mots-clés : savoirs expérientiels, évaluation in itinere, participation, formation
Auteures : Institut Social de Lille / Université Catholique de Lille
Sylvie DESAILLY, Emilie DUVIVIER, Laure LIENARD, Cristina TEODORESCU
Contextualisation
Le projet OSEE, porté par ATD Quart-Monde, est une formation pré-qualifiante de 18 mois qui part de l’hypothèse selon laquelle les personnes ayant connu l’exclusion et la précarité et étant engagées dans des mouvements associatifs (ATD, secours catholique…) ont développé des compétences transférables dans le milieu du travail social. Le projet a pour double objectif de convertir les savoirs d’expérience en compétences professionnelles, et de faire bouger les lignes et les rapports de domination au sein de l’intervention sociale en y intégrant des personnes (anciennement) bénéficiaires. Dans un contexte de crise du travail social où le non-recours au droit se généralise (du fait d’une offre des services insuffisamment adaptée aux besoins des personnes), ces nouveaux acteurs doivent faciliter la rencontre entre les publics les plus éloignés du droit, et les travailleurs sociaux.
Présentation de la recherche
L’institut social de Lille (Université Catholique de Lille) est membre du consortium au titre de l’évaluation externe du projet. L’originalité du dispositif d’évaluation est qu’il repose sur deux équipes, une interne à ATD et une externe (nous-mêmes) ; cela permet de faciliter la mise en œuvre de la recherche par une passerelle entre l’équipe externe et les différents acteurs du projet, tout au long du déroulement du projet. La recherche évaluative n’est pas seulement pensée pour les financeurs mais comme une opportunité pour ATD de se réinterroger en fonction de ce que nous identifions comme ressource et comme difficulté. Pour l’équipe d’évaluation externe, l’évaluation « in itinere » a été l’occasion d’un questionnement éthique sur l’indépendance de la recherche, et la nécessité de présenter des éléments de réflexion critique et d’ancrage dans la réalité du terrain et des financeurs, de telle manière qu’ils puissent être accueillis par le porteur de projet en vue de réajustements constructifs.
L’objet de notre évaluation :
Le dispositif OSEE est un projet lauréat du Plan d’investissement dans les compétences (PIC) 100 % inclusion du Ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion, mené par le Mouvement ATD Quart Monde. Il s’est déroulé pendant 3 ans (2020 -2023) dans plusieurs régions sur le territoire français (Bretagne, Haut de France, Ile de France, Grand Est, PACA etc.). Le public de cette expérimentation est représenté par "des personnes sans qualification et vivant l'exclusion... ayant mené des démarches collectives de développement du pouvoir d'agir avec des professionnels de l'intervention sociale, des chercheurs en sciences sociales ou des élus" (Convention ATD – ISL). Deux promotions de « stagiaires » ont finalisé la formation OSEE (30 stagiaires pour la P1 et 23 stagiaires pour la P2). L’une des spécificités de ce dispositif est le travail avec un public très hétérogène sociologiquement : catégories d'âge différentes (26 ans-59 ans), niveaux d’études/scolarité différents, expériences personnelles et professionnelles variées, mais qui partagent des valeurs communes par l’expérience de l’engagement associatif et liées à la précarité - conséquence de multiples facteurs liés à leurs trajectoires de vie éprouvantes.
Un accompagnement individualisé a été proposé aux bénéficiaires du projet tout au long de la formation, composé de l’équipe projet, des « personnes ressources » des référents en régions et des référents de stage.
En prenant en compte les particularités de la conception de ce dispositif : objectifs, public cible, réseau partenarial, et des interactions entre les acteurs, nous avons privilégié une approche méthodologique qualitative, individualisée, afin de favoriser le recueil des ressentis et points de vue de tous les acteurs, en particulier les stagiaires. Pour recueillir les informations, nous avons utilisé, de manière complémentaire, différentes méthodes et techniques de l’enquête : l’entretien semi-directif, le focus-group, l’observation non-participante, l’enquête par questionnaire.
Notre mission vise à répondre à 4 objectifs généraux :
• Evaluer les parcours et les évolutions des stagiaires impliqués
• Evaluer le dispositif global de formation pré qualifiante
• Evaluer le dispositif et le processus de soutien et d’accompagnement
• Projection de l'essaimage du dispositif
Effets produits de la démarche de recherche
La mise en dialogue autour de l’apport de notre recherche entre les différents acteurs lors de journées thématiques trimestrielles a permis des réajustements tout au long du projet : sur le partenariat entre les différents acteurs, sur les enjeux pédagogiques, sur les critères de réussite du projet, les critères de sélection pour l’entrée en formation, ou encore la question du soutien aux stagiaires et aux personnes ressources.
La démarche d’évaluation du dispositif de formation s’appuyant sur les savoirs d’usage des stagiaires a été perçue par ces derniers comme une marque de reconnaissance de leur pouvoir d’agir sur le dispositif lui-même et de valorisation de leur parcours de formation : « si des chercheurs s’y intéressent c’est que c’est du sérieux ! »
Traitement et analyse des résultats :
Les résultats de la recherche témoignent d’un bon degré de satisfaction des stagiaires à la fin des 18 mois de formation et cela malgré des moments de découragement, des tensions fortes au niveau du collectif et des difficultés récurrentes dans la relation aux formateurs. Pour cela, ils sont fiers « d’être allé jusqu’au bout ».
La grande majorité d’entre eux évoquent la formation comme un support de développement personnel, de renforcement de l’estime de soi et d’ouverture à de nouveaux possibles en tant qu’apprenant. Ils semblent être rentrés avec OSEE dans une dynamique d’inclusion sociale qu’ils souhaitent poursuivre chacun à son rythme.
Si 1/3 seulement concrétisent un projet professionnel en travail social par un accès à un OFTS, ce qui était l’objectif initial des concepteurs d’OSEE, un autre 1/3 a eu accès à un emploi non qualifié dans le travail social (travailleur pair par exemple) ou dans d’autres domaines professionnels. Le dernier 1/3 n’a pas de projet professionnel précis pour l’instant.
Les résultats de la recherche mettent en lumière des écarts entre le dispositif OSEE prescrit et le dispositif réel, écart que nous analysons comme le produit de plusieurs paradoxes attenant à l’idéologie du projet lui-même et au décalage entre la culture d’ATD et la culture de l’environnement dans lequel il est censé s’inscrire et se prolonger.
La valorisation des savoirs expérientiels est la spécificité de la formation pré-qualifiante d’OSEE par rapport aux formations déjà existantes. Or nous constatons dans l’usage qu’en font les stagiaires une nette différence entre les savoirs de l’engagement et les savoirs de l’exclusion.
Les savoirs expérientiels de l’engagement identifiés pendant la formation OSEE sont très mobilisés par les stagiaires dans la poursuite de leur parcours. Ils les couplent d’ailleurs souvent avec les savoirs tirés de leurs stages.
Par contre, beaucoup de stagiaires sont en difficulté pour mettre en mots les savoirs expérientiels de l’exclusion et ceux qui y parviennent ne les mettent pas en avant dans leur projet professionnel.
Nous nous sommes interrogés sur les raisons d’un tel écart entre le prescrit et le réel à partir des écrits d’Amartya Sen. « Son modèle théorique permet d’apprécier la capacité des personnes à être et à faire ce à quoi elles aspirent, leur pouvoir d’agir : leurs capabilités » (Solveig Fernagu, Christine Vidal-Gomel, 2021). Cela rejoint la question du « savoir, vouloir, pouvoir » et celle du concept d’environnement capacitant. Un environnement capacitant est bien plus qu’un environnement d’apprentissage, c’est un environnement porteur de développement qui se focalise sur les conditions d’usage des ressources mobilisées pour pouvoir se développer.
Comme le souligne Robert Salais cité par Vergnies (2007), il s’agit alors de prendre la mesure du « défi qui consiste à articuler les facteurs individuels, environnementaux et sociétaux pour analyser les possibilités réelles, et pas seulement formelles, des individus dans leur accès à la formation puis à l’emploi. »
Cet apport théorique appliqué au projet OSEE nous apparait pertinent pour améliorer le dispositif de formation et favoriser son essaimage. Pour que les stagiaires OSEE puissent davantage valoriser leur profil pendant et à la sortie d’OSEE, nous posons 2 préconisations, l’une au niveau environnemental et l’autre au niveau sociétal.
Au niveau local, il semble incontournable qu’ATD tisse en amont du dispositif de formation un partenariat fort avec les OFTS et les lieux de stage potentiels. Et au niveau sociétal, nous préconisons qu’ATD s’engage dans une démarche de communication sur le projet OSEE tant dans son idéologie que dans ses objectifs opérationnels visés pour le travail social ; cette démarche de sensibilisation contribuerait au changement de regard sur les savoirs de l’exclusion encore bien trop stigmatisant.
Le principe d’accueil inconditionnel de tous les stagiaires découle de l’idéologie d’ATD et se concrétise à OSEE par l’absence de prérequis pour le recrutement des stagiaires. Cette question a fait l’objet de nombreux débats. Il est ressorti de notre analyse commune que pour réduire les risques psycho-sociaux tant pour les stagiaires que pour les formateurs, il est important d’accompagner cet accueil inconditionnel d’un fort étayage psycho-social et d’un cadre contenant pendant la formation.
La recherche montre également l’importance que l’OF et ATD s’inscrivent dans la co-construction et le copilotage des dispositifs OSEE à venir. Cela suppose de parvenir à un consensus et un équilibre entre la fonction émancipatrice et la fonction intégrative de la formation OSEE, les 2 dimensions étant plus ou moins présentes dans les valeurs des partenaires et dans le projet de formation des stagiaires. Le motif et la dynamique d’engagement de certains stagiaires dans OSEE tiennent parfois autant, voire plus dans un 1er temps, du désir de lien social, de participation, voire de « normalité » que de l’apprentissage et la formation professionnelle.
Enfin, l’évaluation pose la question des critères de réussite du dispositif de formation OSEE et de celle du parcours de formation des stagiaires. Le seul indicateur d’intégration professionnelle ne peut être retenu du fait des particularités du public accueilli qui est éloigné du marché de l’emploi et de la formation professionnelle et souvent confronté à de multiples difficultés quotidiennes. Notre recherche a largement contribué à rendre visible l’impact positif de la formation sur la vie des stagiaires et en particulier leur « mise en mouvement » en tant que personne et citoyen dans un parcours qui nécessite souvent des marches intermédiaires entre OSEE et leur intégration socio-professionnelle.
Questionnements liés à la recherche
La recherche a permis à notre équipe d’enrichir sa réflexion sur les nécessaires évolutions du travail social. Nous avons davantage mesuré l’importance de créer les conditions favorables de l’introduction de nouveaux profils, tels que les stagiaires OSEE, auprès des centres de formation en travail social et des potentiels employeurs (travailleur pair)
Nous nous sommes souvent interrogées sur la posture à adopter en tant que chercheur évaluateur du dispositif OSEE. Rétrospectivement, nous sommes conscients d’avoir souvent opté pour une posture d’humilité empreinte de l’éthique du dialogue et de la responsabilité du chercheur tant dans notre relation avec les stagiaires (en appui de notre expérience d’ancien travailleur social) que dans notre relation avec les porteurs de projet.
Concernant ATD, nous avons eu le souci constant de valoriser et préserver ses forces vives tirées de son idéologie militante, tout en nous faisant l’allié des formateurs dont le point de vue pragmatique était à prendre en compte aussi.
Au fil de la recherche, nous avons découvert l’importance réelle de notre fonction facilitatrice du partenariat, au-delà de notre fonction purement évaluatrice telle qu’elle était prescrite initialement. L’évaluation a contribué à la conciliation d’enjeux, de cultures et de temporalités très différentes qui occasionnèrent beaucoup de tensions dans le dispositif de formation. Ces différences représentaient un risque de rivalités à convertir en complémentarités nécessaires à la réussite du projet OSEE. C’est en bonne voie…
Bibliographie
• BIASNI, C, 2018. L’apprentissage transformateur : état des lieux et portée heuristique d'un construit en développement. In : « Phronesis » Vol.7. pp 1-4.
• CARREL, M, GODRIE, B et JUAN, M, 2022. Recherches participatives et épistémologies radicales : un état des lieux. In : « Participations » n° 32. pp 11-50. Edition De Boeck Supérieur
• FERNAGU, S et VIDAL-GOMEL, C, 2022. Environnement capacitant : regard pluriel. Dans “Travail et Apprentissages” n° 23. pp 7-10.
• FOUCARD, J et MARYNOWICZ-HETKA, E, 2018. Editorial. La recherche participative : un travail de l'entre deux. In « Pensée plurielle » n° 48. pp 7-10. Edition De Boeck Supérieur
• DEPOVER, C, KARSENTI, T et KOMIS, V, 2018. La recherche évaluative. In : KARSENTI, T et SAVOIE-ZAJC, L (dir.). La recherche en éducation. Étapes et approches. 4e éd. Montréal : les Presses de l’Université de Montréal, pp. 269-287. Collection Enseigner et apprendre.
• VAN DER MAREN, J, 2003. Les recherches évaluatives. In : La recherche appliquée en pédagogie : Des modèles pour l'enseignement, pp. 59-82. Louvain-la-Neuve : De Boeck Supérieur.
• VERGNIES, J-F, 2007. Pour une approche par les capacités avec Amartya Sen. Dans la Revue française de sciences sociales, n°98
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