Les questions soulevées par la présence d’inégalités entre les individus au regard des usages des technologies numériques se sont durablement installées dans la plupart des pays du monde au tournant du XXIe siècle. Les processus d’appropriation des technologies numériques ont, en effet, fait émerger des rapports variés aux technologies selon les individus (Plantard et Lameul, 2022). Les récents rapports du Défenseur des Droits alertant sur les conséquences de la dématérialisation administrative pour certains publics, notamment en termes inégalités d’accès aux services publics et aux droits sociaux, ont contribué à placer ces questions au centre du débat public.
Pour autant, l’identification des « éloigné.e.s du numérique » - que l’on peut définir comme les publics non-internautes et les internautes distants dont les usages sont limités en termes de fréquence, d’intensité et de répertoire - apparaît, paradoxalement, toujours entourée d’un flou. En témoigne l’apparition de plusieurs expressions pour qualifier ce phénomène (fracture numérique, illectronisme, …). Il en est de même pour les chiffres avancés pour quantifier l’éloignement du numérique, allant d’une fourchette de 5 à 18 millions d’individus en France (Plantard, 2021). Or, le flou persistant qui entoure ces publics impacte évidemment les décideur.se.s et les acteur.rice.s de l’intervention sociale : comment concevoir et mettre en œuvre politiques publiques et accompagnements sur le terrain lorsque les bénéficiaires potentiels sont imparfaitement identifié.e.s ?
À partir d’une approche comparatiste (Paugam et Van de Velde, 2012) basée sur un état de l’art de la littérature scientifique et l’étude d’un corpus composé des principaux systèmes d’enquête qui se sont attelés à la quantification de l’éloignement du numérique en France (l’enquête relative à l’usage des technologies auprès des ménages de l’INSEE, les enquêtes Capacity puis Capuni portées par le GIS M@rsouin, et le baromètre du numérique du CREDOC), notre analyse vise à identifier les différentes conceptions de l’éloignement du numérique et à mettre en lumière les dynamiques profondes du phénomène.
Une nécessité : conceptualiser les inégalités numériques
La conceptualisation des inégalités numériques a beaucoup évolué dans le temps, contribuant largement au flou existant autour du phénomène d’éloignement du numérique. L’idée d’une « fracture numérique » remonte à la fin des années 1990, à une époque où les coûts élevés et la faiblesse des infrastructures numériques mettaient la connexion à Internet hors de portée de nombreux foyers. Cette « fracture », qui imprègne toujours l’imaginaire et les discours, a toutefois constitué un cadre d’analyse de moins en moins pertinent lorsque les niveaux d’équipement et de connexion des ménages ont connu une croissance importante à partir du milieu des années 2000 (Pasquier, 2022). C’est à cette période que de nouvelles approches sont apparues autour de la « littératie numérique » (Hargittaï, 2002), dont le but était de rendre compte des écarts de compétences, savoirs et savoir-faire numériques entre les individus.
Ces différentes approches présentaient toutefois des limites dans la mesure où elles ne permettaient pas d’expliquer les inégalités dans l'utilisation des technologies pour atteindre des objectifs spécifiques. Il existe en effet des inégalités importantes dans les résultats que les individus peuvent obtenir de leurs usages (Robinson et al., 2020). Plus récemment, sous l’influence des travaux d’Amartya Sen (2010), qui a contribué à conceptualiser les « capabilités » , une nouvelle génération de recherches s’est centrée sur l’étude des possibilités inégales des individus à transformer les opportunités (culturelles, économiques, sociales, politiques, etc.) a priori offertes par les technologies numériques, en bénéfices effectifs pour eux-mêmes ou leurs groupes. Ces travaux ont permis de renverser l’angle d’approche traditionnel, centré sur le manque (d’accès, de compétences), pour s’intéresser à l’apport réel des technologies pour les individus (Plantard, 2021).
Un halo d’éloignés du numérique
Une comparaison systématique des grandes enquêtes quantitatives sur les usagers du numérique montre de vives différences sur la prise en compte des compétences numériques. Ainsi, l’enquête relative à l’usage des technologies auprès des ménages de l’INSEE repose sur l’« illectronisme » , lequel est mesuré par le fait de cumuler une absence objective de certains usages. En pratique, cette approche conduit à identifier une faible part de la population comme étant à la fois internaute et éloignée du numérique : en 2019, seule 1,4 % de la population est concernée. A l’inverse, les enquêtes Capacity (2017) et Capuni (2019) du GIS M@rsouin on fait reposer leur quantification des éloignés du numérique en s’appuyant sur l’idée de « sentiment d’aisance », ce qui a permis d’identifier une proportion d’éloignés bien plus élevée (12,5% d’internautes distants en 2017). Le décalage entre usages objectifs et sentiment subjectif d’aisance met en lumière une partie de la population utilisatrice bien qu’en difficulté avec les outils numériques
En nous appuyant sur l’approche utilisée par M@rsouin et sur des travaux tels que ceux de Van Dijk (2020) et Helsper (2021) qui se sont attachés à montrer que ce n’est pas le niveau absolu mais relatif de compétence et d'engagement dans les technologies qui fait la différence en termes de bien-être, nous proposons (Bléhaut, Clerget, Serreau, Plantard, 2023) une représentation de l’éloignement du numérique sous la forme d’un « halo ». Celle-ci nous semble permettre une compréhension nuancée du phénomène comme composé de niveaux et de types d'engagement avec les technologies. En appliquant cette approche aux chiffres du baromètre du numérique de 2022, il est possible de considérer qu’en plus des 8,8% de Français non-internautes, 22,9% de la population française peut être considérée comme plus ou moins en distance du numérique.
L’éloignement du numérique : un phénomène social
Enfin, l’analyse croisée de la littérature scientifique et des données du baromètre du numérique 2022 permettent d’identifier les facteurs les plus fréquemment associés avec l’éloignement numérique. Le facteur traditionnellement le plus étudié est celui de l’âge. Les séniors, en particulier les personnes âgées de 70 ans ou plus, comptent une part de non-internautes nettement supérieure à la moyenne. Toutefois, les personnes les plus âgées ont, pour la plupart d’entre elles, découvert Internet tardivement, et n’ont pas bénéficié d’une socialisation scolaire et/ou professionnelle aux outils numériques, ce qui tend à expliquer l’écart constaté entre les « jeunes retraités » et les retraités plus âgés (Pasquier, 2022). A l'autre extrémité de la pyramide des âges, contrairement aux idées reçues, les plus jeunes ne sont pas exempts d’une part significative d’éloignés du numérique (une personne sur cinq parmi les moins de 25 ans). En définitive, l’âge ne constitue donc qu’un facteur imparfait, souvent utilisé abusivement pour identifier des populations à risque d’être éloignées du numérique (dans le cas des plus âgés) ou pour en exclure d’autres (les plus jeunes).
Contrairement à l’âge, les déterminants socio-économiques et culturels peuvent être interprétés comme des causes fortes de l’éloignement. Le niveau de diplôme est ainsi associé à d’importants écarts dans l’éloignement : les personnes non diplômées sont environ trois fois moins souvent internautes que les personnes ayant un niveau d’études équivalent au BEPC, et 1,5 fois plus souvent éloignées du numérique. En outre, les individus qui occupent des positions sociales les plus avantageuses dans la société bénéficient également d’un accès de meilleure qualité aux ressources numériques, et sont en mesure d’utiliser ces ressources d’une manière plus rentable, en améliorant davantage leur bien-être que les autres milieux (Granjon, 2022). Ces constats contribuent à expliquer des conséquences de la dématérialisation administrative qui confrontent les familles modestes peu diplômées à des pratiques du numérique complexes pour elles.
Au total, il convient de formuler des recommandations :
· Il nous apparaît important d’abandonner la dichotomie « inclus-exclus » du numérique, qui présente le défaut d’invisibiliser la diversité des situations. A la quête d’un chiffre précis d’éloignés du numérique, nous proposons de substituer la représentation du phénomène sous la forme d’un halo permettant de considérer les individus comme plus ou moins éloignés du numérique, en fonction des attentes et besoins subjectifs qu’ils formulent.
· Dans une telle perspective, promouvoir un engagement profitable pour les citoyens nécessite selon nous de déployer des efforts en vue de prendre en compte les contextes dans lesquels les différentes formes d’éloignement du numérique prennent place. Partant, il nous apparaît que les politiques d’inclusion, pour être efficaces, doivent être situées dans les différents environnements territoriaux, sociaux et culturels particuliers, dans lesquels les individus et les groupes évoluent, et tenir compte de ces spécificités dans la conception des dispositifs numériques.
Ainsi, l’éloignement numérique ne peut plus être considéré comme un simple enjeu technique : il s’agit d’abord d’un phénomène social.
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