Les séances d’analyse stratégique : un outil pédagogique qui facilite les changements de posture des professionnels dans la relation d’aide.
Les pratiques sociales sont en crise ! Nos modèles de références paraissent impuissants face à l’ensemble des difficultés rencontrées, les aidants ont besoin d’aide !
Et les professionnels tout autant que les personnes accompagnées paraissent démunis voire en souffrance…
Or, comme l’a écrit le philosophe Paul Ricoeur : « La souffrance n’est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voir la destruction de la capacité d’agir, du pouvoir faire, ressentie comme une atteinte à l’intégrité de soi ».
S’appuyer sur cette définition dans l’intervention sociale peut nous ouvrir des horizons dans le champ de la formation continue des travailleurs sociaux. En effet, travailler avec la souffrance des personnes est le lot quotidien des professionnels. Mais cette souffrance d’où vient–elle ? Quelle est sa cause ? Ricoeur écrit qu’elle peut être la conséquence d’une impossibilité d’agir pour la personne concernée. Cette réflexion nous intéresse au premier plan car elle semble déplacer la vision classique de l’aide à apporter. Si l’impuissance à agir crée la souffrance, cela implique que l’aide professionnelle devrait inclure la question du développement du pouvoir d’agir, tant individuel que collectif.
C’est ce que nous suggère l’approche centrée sur le Développement du pouvoir d’Agir des personnes et des collectivités (DPA PC) théorisée par un universitaire Québécois (Y. Le Bossé) qui commence à se faire connaître en France mais aussi en Belgique et en Suisse.
L’expérience de formation qui est présentée et analysée ici est issue d’un travail mené depuis 2011 par deux formatrices indépendantes qui ont été formées à cette approche.
La formation sur laquelle nous intervenons depuis presque trois ans s’adresse à des assistants de service social qui exercent dans une institution qui couvre l’ensemble du territoire national. Ces professionnels viennent donc de toutes les régions.
A ce jour, une vingtaine de groupes ont été formés sur deux fois deux jours, ce qui représente environ 300 professionnels.
Cette communication est l’occasion de présenter une analyse des remarques des professionnels sur les expérimentations mises en œuvre au retour en formation après l’intersession de deux mois. La question qui leur est posée est la suivante : qu’avez vous pu expérimenter ou pas concernant l’accompagnement sur la situation travaillée lors des deux premiers jours ou sur d’autres situations ? Quel est l’effet produit sur vous et sur les personnes accompagnées ?
Ces retours des professionnels ont fait l’objet d’une synthèse effectuée par une formatrice-stagiaire participant à la formation avec un groupe en 2012 mais non intervenante.
Nous avons également procédé à une analyse de l’ensemble des remarques faites sur les trois années et croisé ces éléments avec le travail de la collègue. Nous nous appuyons enfin sur le témoignage d’une professionnelle qui a participé à cette formation et qui a contribué à la communication lors du congrès de l’AIFRIS.
Dans un premier temps, nous présenterons l’approche centrée sur le Développement du Pouvoir d’Agir des personnes et des collectivités (DPAPC) et son modèle en 4 axes. Dans un deuxième temps, nous décrirons le cadre et le contexte de la formation qui nous sert d’objet d’analyse, nous présenterons l’outil spécifique utilisé en formation « l’atelier d’analyse stratégique ». Enfin, nous verrons, au travers de cette expérience, quelles sont les expérimentations menées par les professionnels lors de l’intersession, quels sont les effets sur leur pratique, sur eux et sur les personnes accompagnées. Nous terminerons en insistant sur deux points : la dissonance cognitive et l’introduction d’une démarche conscientisante (IDAC).
Qu’est-ce que le développement du pouvoir d’agir ?
Selon la définition qu’en donne Le Bossé qui s’inspire entre autres des travaux de Rappaport , il s’agit d’« un processus par lequel des personnes accèdent ensemble ou séparément à une plus grande possibilité d'agir sur ce qui est important pour elles-mêmes, leurs proches ou le collectif auquel elles s'identifient » (Le Bossé, 2012).
C’est une démarche qui contribue à faire évoluer les pratiques des intervenants sociaux vers une meilleure prise en compte de ce qui est important pour les personnes accompagnées au niveau individuel et collectif. Elle s’appuie sur un modèle en 4 axes.
Le modèle en 4 axes :
Le modèle se déroule en 4 axes à partir d’un préalable : la définition concrète du problème avec la personne la plus concernée (celle qui vit avec les conséquences directes du problème au quotidien) ici et maintenant.
1) Le repérage des acteurs et de leurs enjeux.
2) L’implication des personnes concernées dans la définition des problèmes et des solutions.
3) La conduite contextuelle des interventions.
4) L’introduction d’une démarche d’action conscientisante.
Présentation du cadre de l’expérience de formation :
Une institution nationale, employeur d’assistants de service social présents sur l’ensemble du territoire nous sollicite avec la commande de travailler sur l’accompagnement social individuel.
Cette formation s’intitule « Accompagnement social individuel : les leviers de la remobilisation et de la motivation des usagers » et a pour objectif de « réinterroger la pratique professionnelle de l’accompagnement social pour le rendre plus efficient, notamment par une initiation à l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir (DPA ») . Cette formation est destinée à renforcer les professionnels concernés quant à l’accompagnement social individuel des personnes. Nous en profitons pour les initier à cette approche par le biais de l’analyse des pratiques (que nous nommons analyse stratégique) mais également en termes de connaissances utiles pour la relation d’aide et l’ISAP (intervention sociale d’aide à la personne).
Pour travailler sur les leviers de la remobilisation et de la motivation des usagers, il est suggéré de travailler sur ceux des professionnels. D’où le lien avec le DPA. Développer son pouvoir d’agir permettrait de développer celui de l’usager.
En formation, ces professionnels vont travailler sur leurs propres situations d’impuissance, ce qui leur pose problème dans l’accompagnement des personnes avant d’envisager d’aider celles-ci dans leur situation de blocage. C’est à dire qu’ils vont s’appliquer à eux-mêmes cette démarche pour s’approprier progressivement le processus et envisager ensuite de le transférer dans la relation d’aide.
Lors du premier module de deux jours, l’outil « atelier d’analyse stratégique » permet de travailler sur la pratique de terrain des professionnels à partir de d’une analyse interactionniste stratégique de situations/problème rencontrées par les professionnels dans leur pratique d’accompagnement. Ce travail en demi-groupe s’effectue sur deux demi-journées, ainsi chaque participant peut-il présenter une situation/problème qui lui est propre. Aucun des participants ne reste en position d’observateur.
Présentation de l’atelier d’analyse stratégique :
Il s’agit de proposer aux participants de travailler sur des situations de blocage issues de leur pratique actuelle et apportées par chacun. Chacun présente successivement une situation et nous l’aidons tout d’abord à construire quel est le problème (étape qui prend une bonne partie du temps) puis à repérer quel est le contexte, quels sont les acteurs et quels sont leurs enjeux respectifs. Ce travail permet un élargissement du regard qui en général ouvre des possibilités. Il est à noter qu’au fur et à mesure de la formation, les participants acquièrent des réflexes quant aux axes à explorer et que c’est quelquefois une situation exposée par un collègue qui leur permet d’y voir plus clair quant à l’approche, davantage que la situation qu’ils ont eux-mêmes présentée.
L’analyse de ce que disent les professionnels après la phase d’expérimentation :
La demande induit la réponse :
Tout d’abord, les intervenants se rendent compte à quel point ils peuvent se laisser enfermer dans la demande de l’usager. En effet, la plupart ont été formés à repérer la demande de la personne. Que veut-elle? Que vient-elle chercher?
Or, à trop se focaliser sur la demande, ils ont tendance à se précipiter dans la réponse.
Les personnes elles-mêmes installent le professionnel dans la posture de l’expert, celui qui répond à leur demande.
Les professionnels en formation apprennent à travailler plutôt à partir du problème, de l’obstacle concret qui empêche les personnes d’agir.
La définition du problème ici et maintenant comme point d’appui :
Une deuxième prise de conscience est l’importance d’ancrer son intervention dans le moment présent.
Dans un accompagnement, le professionnel a tendance quand il revoit la personne à faire le point à partir de ce qui a été discuté ou décidé la fois précédente, sans vérifier que cela est toujours prioritaire pour la personne ici et maintenant.
L’ici et maintenant, l’ancrage dans le présent permet de redéfinir le problème en fonction du contexte actuel de la personne et de ce qui est important pour elle. Cela peut être très différent de ce qui avait été abordé lors du précédent entretien.
Les acteurs et leurs enjeux ouvrent des marges de manœuvre :
Un autre axe de travail et souvent de découverte concerne l’exploration des enjeux des différents acteurs qui favorise les marges de manœuvre.
Dans la relation « duelle », l’intervenant a tendance à se focaliser sur les problèmes rencontrés par la personne accompagnée. Il en oublie ce qui est important pour la personne, ce qu’elle a à gagner ou à perdre si la situation bouge ou reste telle quelle. Sa prise de conscience de tels enjeux l’amène à appréhender différemment la situation. Par ailleurs, lui-même ne s’exclue pas en tant qu’acteur avec ses propres enjeux. Au delà, l’exploration des autres acteurs concernés de près ou de loin par la situation, puis le repérage de leurs enjeux permet d’envisager des pistes nouvelles.
Conséquences en terme de changement de posture professionnelle :
Le travailleur social prend conscience de sa tendance à donner, à proposer, à endosser le rôle du sauveur ou de l’expert, avant même d'avoir identifié avec l'usager quelle est sa priorité telle qu'il la perçoit.
Une prise en compte plus grande de ce qui est important pour la personne entraîne un début de changement de regard sur elle, et de ce fait tend vers un changement de posture. Le professionnel se vit progressivement comme une personne ressource ou un facilitateur.
L’expérimentation d’une professionnelle sur le terrain :
Après les deux premiers jours de formation, l’assistante de service social souhaite tenter cette approche avec les personnes reçues. Il s'agit de primo-demandeurs.
Elle note un changement dans sa manière d’accompagner les personnes.
L'approche du DPA n'a pas été une révolution mais une révélation pour elle, une richesse en ce sens qu'elle lui a permis de se structurer dans sa façon de faire sans être figé: définir le problème, les acteurs, les enjeux, les freins...
Il ne s'agit pas d'une méthode qui s'apprend et s'accompagne d'outils. Elle se vit avec les personnes rencontrées et permet de rompre avec les automatismes, les réponses toutes faites. Elle prévient l'épuisement professionnel car chaque rencontre devient unique. Nous ne sommes plus dans la production de masse mais dans du « sur mesure ».
Deux éléments favorisent ce changement : La dissonance cognitive et l’IDAC.
La dissonance cognitive :
Les AS prennent conscience du décalage entre ce qu’ils disent faire (en fait, ce qu’ils croient faire) et ce qu’ils font en réalité. Pour qu’il y ait dissonance cognitive, il faut que la personne soit « confrontée à un point de vue différent du sien qui lui paraît cohérent tout en étant incompatible avec ses croyances ». La pédagogie du questionnement proche d’une certaine forme de maïeutique permet de provoquer un déclic qui permet une prise de conscience. Cette prise de conscience est source de mise en mouvement pour eux.
Enfin, un point d’appui auxquels sont particulièrement sensibles les travailleurs sociaux concerne l’introduction d’une démarche d’action conscientisante (IDAC).
Tout au long de la formation, nous proposons des temps de retour sur ce qu’ils comprennent, ce dont ils prennent conscience. Cet axe accompagne le processus de formation du début à la fin. Nous formons au DPA avec une pédagogie qui s’appuie sur le DPA.
Ainsi, ils expérimentent par eux-mêmes et peuvent comprendre l’intérêt de cet axe dans l’accompagnement des personnes.
Conclusion
Le résultat de ce travail nous paraît intéressant à communiquer car il donne à voir ce que des assistants de service social en exercice acquièrent comme savoir, savoir être et savoir faire sur deux jours qui leur permet de mettre en application de façon concrète sur le terrain ce qui a été vu en formation, d’expérimenter et de commencer à changer de posture professionnelle dans la relation d’aide.
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