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De la parole confisquée à la parole prise
Il est une caractéristique et un invariant que nous rencontrons de manière constante dans les institutions de formation du travail social et sur les terrains professionnels qui s’articulent autour de trois termes : représentation, interprétation et confiscation. En effet, les « usagers » sont parlés davantage qu’ils ne parlent, s’expriment dans le discours de celles et ceux qui, les accompagnant, tendent à les rendre muets en s’érigeant, souvent involontairement, comme ceux qui « parlent d’eux le mieux ». Comment dès lors composer avec les termes citoyenneté, autonomie ou responsabilité quand de fait, les usages des travailleurs sociaux (ou formateurs) ont naturalisé le fait que des individus peuvent s’auto-proclamer porte-paroles ou interprètes de personnes souvent largement aptes et capables de parler en leur nom.
Même si le terme est fort, une forme de « colonisation » des publics du travail social s’exprime, dans le sens où œuvrer et empêcher des personnes en capacité de le faire, ne pas autoriser (« auteuriser » au sens de Jacques Ardoino) ces derniers à s’exprimer, participe d’une violence symbolique (Bourdieu). N’y a-t-il pas dans la forme de ce processus, une dynamique qui transformerait le dit « usager » en « indigène » ? « No cultural dope » affirmait Harold Garfinkel, père de l’ethno-methodologie, lorsqu’il démontrait que celles et ceux qui sont appréhendés par le chercheur ne sont pas des « idiots culturels ». Ils ont, quel que soit leur place, leur parcours, leurs capitaux, une réelle capacité à s’appuyer sur une connaissance ordinaire pour agir et rendre compte de leur action. En effet, pour Garfinkel, l’ordre social (en tant que monde prévisible) ne s’impose pas aux individus, il est produit par eux. Les individus ont, de manière générale, des compétences pour interpréter la situation dans laquelle il se trouve et y agir convenablement. En parlant, l’acteur construit en même temps, au fur et à mesure de ses énoncés, le sens, l’ordre, la rationalité de ce qu’il est en train de faire à ce moment-là.
S’estimer expert et prendre la place (et la parole) de l’usager comme processus certainement inconscient de dépréciation, de disqualification, renvoie aux rapports de pouvoir entre acteurs – une partie d’entre eux mettant d’une certaine manière « sous tutelle et sans consentement », des publics en situation de fragilité. Cela s’apparente à l’épreuve de « hogra », terme arabe qui s’apparente au mépris dans le dialecte algérien et a pour particularité de combiner injustice et humiliation (réelle ou perçue comme telle).
Ayant eu l’opportunité de travailler sur la langue et les discours au travers de deux numéros de la revue Sociographe (un paru, un à paraitre), cette proposition vise à rendre compte d’un dispositif de formation intitulé « Épistémologie du témoignage » dans un institut de formation français, à travers lequel des personnes touchées ou concernées au premier degré par des difficultés ou problématiques diverses, rendent compte depuis la scène d’un amphi en direction de futurs professionnels, étudiants, professionnels et curieux de tous bords de leur expérience et expertise. En prenant soin d’éviter les pièges du sensationnalisme, du pittoresque, de la sensiblerie ou du jeu de foire, tout en permettant une économie des émotions, ces rencontres improbables permettent de redonner la voix à celles et ceux qui en ont été parfois privés.
Accueilli avec un statut de formateur, ces « usagers » qui se métamorphosent par ce dispositif en « porteurs de connaissances », permettent d’aller sans tabou, au cœur de questions parfois très sensibles. Ces espaces de parole sont autant de temps de formation, qui deviennent un matériau de recherche au sens universitaire du terme et permettent aux enseignants, formateurs et apprenants-étudiants, de revenir en off sur des séquences particulières, alliant connaissances, professionnalisation et étayage conceptuel.
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