Fiche Documentaire n° 6138

Titre Société et travail social en crise : enjeux et pertinence de l’ingénierie sociale ?

Contacter
l'auteur principal

Auteur(s) GOVERNALE stéphanie
PATRICIO CAL ana
 
     
Thème  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

Résumé | Bibliographie | Les auteurs... | Article complet | PDF (.fr) | Résumé en anglais | PDF .Autre langue | Tout afficher

Résumé

Société et travail social en crise : enjeux et pertinence de l’ingénierie sociale ?

Depuis près d’un demi-siècle maintenant, la fin du modèle de développement de la période dite des Trente Glorieuses et les crises diverses et récurrentes qui s’en suivent, conduisent à de progressives prises de conscience de nécessités de changements profonds. Mais d’elles peinent encore à émerger de nouveaux modèles d’organisations et de sociétés plus viables, plus égalitaires, plus à même de reconnaître la part que chacun.e peut y apporter, et à considérer les potentialités mais aussi les limites des milieux, des territoires dans lesquels les citoyen.nes évoluent. Conjointement les dimensions sociales/sociétales et institutionnelles/politiques ont vécu des évolutions structurelles et structurantes, comme pour exemples : une forte individualisation et une affirmation des droits afférents ; un déclin des grands projets de société ; une démultiplication des niveaux et centres de décision et une réémergence du territoire comme échelle d’action pertinente. L’action sociale et médico-sociale a elle-aussi profondément évolué, notamment à travers une mutation importante de l’offre de service (moins d’établissements spécialisés, développement de plateformes de services articulées au droit commun) au service d’une logique de personnalisation et de parcours individuel (plutôt qu’auparavant de placement). Les pratiques professionnelles sont invitées depuis le début des années 2000 à se transformer pour laisser les personnes accueillies et accompagnées, reconnues pleinement personnes de droits, prendre part aux dispositifs et orientations qui les concernent.Dans ce contexte, l’ingénierie sociale, démarche singulière et collective de recherche de compréhension du champ de l’action sociale et d’action dans et sur ce champ, nous semble une des façons de penser et de faire les plus adaptées à concevoir, réaliser, piloter et évaluer des dispositifs, des organisations et des politiques sociales, dans des situations appréhendées dans leur complexité. L’ingénierie sociale s’inscrit dans l’histoire du travail social et repose sur les deux principes de ce dernier que sont la solidarité et la justice sociale. En quoi s’avère-t-elle selon nous pertinente et adaptée au contexte actuel ? (Les propos à suivre seront plus amplement développés lors de l’intervention) Basée sur le souci d’une recherche de plus de justice sociale, l’ingénierie sociale dans le déploiement de la démarche qui la constitue met au premier plan les enjeux de reconnaissance et de redistribution des capacités à influer des acteurs en présence, en s’assurant que les personnes directement concernées prennent toute leur place, notamment dans le processus de décision. La coconstruction, entendue comme « processus institué de participation ouverte et organisée d’une pluralité d’acteurs à l’élaboration, à la mise en oeuvre, au suivi et à l’évaluation de l’action publique » (La coconstruction de l’action publique, Laurent Fraisse, socio-économiste), est ainsi privilégiée. En prolongement, l’intervention en ingénierie sociale permet l’émergence de savoirs situés, résultats d’un dialogue, voire d’une confrontation des connaissances et des pratiques des parties prenantes. Inquiéter les évidences sémantiques, questionner les représentations, produire du sens commun et des connaissances partagées au service d’une action commune : autant de pratiques à même de favoriser la coopération et de redonner du souffle à l’action sociale. « L’ingénierie sociale peut être définie à partir de cet espace générateur de gouvernance démocratique territoriale dans la conception et la mise en oeuvre de politiques publiques ; la production de compétences collectives par la production de connaissances et d’actions publiques. » (L’ingénierie sociale, Alain Penven) En s’appuyant sur deux illustrations, un projet associatif coconstruit et un projet de territoire pluri-acteurs basé sur une contribution citoyenne, l’intervention cherchera donc à montrer en quoi l’ingénierie sociale peut contribuer, de sa modeste, place à un meilleur exercice démocratique, une revitalisation des imaginaires et un renouvellement des pratiques, en mobilisant des acteurs de natures diverses, au premier rang desquels les personnes directement concernées.

Bibliographie

Alain Penven, L'Ingénierie sociale, 2013
Michel FOUDRIAT, La co-construction en actes, 2021
Jean Louis LAVILLE et Anne SALMON, Pour un travail social indiscipliné, 2022
Nancy FRASER Qu'est-ce que la justice sociale, 2011
Laurent Fraisse, rapport sur la co-construction de l’action publique

Présentation des auteurs

ANA PATRICIO Formatrice - Consultante en Ingénierie Sociale - Analyse de pratiques professionnelles, adhérente ANDELIS, titulaire du DEIS, Après plus de 20 ans d’expérience en travail social dans des postes divers (Éducatrice spécialisée, Cadre socio-éducatif, chef de projet) et plusieurs diplômes, dont le dernier, un diplôme d’état en ingénierie sociale (DEIS), j’interviens aujourd’hui en tant que Formatrice et Consultante dans le secteur social et médico-social.

+HERVE TREMEAU, Formateur en Ingénierie Sociale et consultant, président d'Andelis

Communication complète

L’ingénierie sociale comme démarche au service de transformations sociales positives



Depuis près d’un demi-siècle maintenant, la fin du modèle de développement de la période dite des Trente Glorieuses et les crises diverses et récurrentes qui s’en suivent, conduisent à de progressives prises de conscience de nécessités de changements profonds. Mais d’elles peinent encore à émerger de nouveaux modèles d’organisations et de sociétés plus viables, plus égalitaires, plus à même de reconnaître la part que chacun.e peut y apporter, et à considérer les potentialités et les limites des milieux, des territoires dans lesquels les citoyen.nes évoluent.

Conjointement les dimensions sociales/sociétales et institutionnelles/politiques ont vécu des évolutions structurelles et structurantes, comme pour exemples : une forte individualisation et une affirmation des droits afférents ; un déclin des grands projets de société ; une démultiplication des niveaux et centres de décision et une réémergence du territoire comme échelle d’action pertinente.

L’action sociale (comprenant ici l’action médico-sociale) a elle-aussi profondément évolué, notamment au travers d’une mutation importante de l’offre de service (moins d’établissements spécialisés, développement de plateformes de services articulées au droit commun) au service d’une logique de personnalisation et de parcours individuel (plutôt qu’auparavant de placement). Les pratiques professionnelles sont invitées depuis le début des années 2000 à se transformer pour laisser les personnes accueillies et accompagnées, reconnues pleinement personnes de droits, prendre part aux dispositifs et orientations qui les concernent.



Crises de sens, de confiance et de reconnaissance

A ces importantes évolutions contextuelles est venue s’ajouter la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19. Cette dernière aura eu le mérite de rendre de nouveau momentanément visibles des secteurs d’activités essentiels en termes d’utilité sociale, et notamment celui du travail social et de l’intervention sociale, secteur lui aussi en crise, comme le montrent le numéro d’octobre 2022 de la revue Esprit ou le dernier Livre vert du travail social et à sa suite la démarche en cours d’un Livre blanc. Que nous disent globalement et rapidement ces publications sur la crise traversée ?

Difficultés à recruter, des milliers de postes à pourvoir, important turn-over, moins d’entrées en formation et moins d’expressions d’une vocation : le travail social ne fait plus vraiment envie. Les travailleurs sociaux expriment pêle-mêle : un sentiment ressenti de mépris à leur égard, dû notamment à des rémunérations trop faibles au regard de l’utilité de leurs missions et à une méconnaissance voire une invisibilisation de ces dernières ; une dévitalisation de leurs pratiques liée à des temps administratifs trop importants de suivi et d’évaluation et une dématérialisation de certaines procédures, au détriment de la relation avec les personnes accueillies et accompagnées ; une intensification des problèmes rencontrés par leurs publics, comme la pauvreté ou des troubles associés ; la soumission à des injonctions contradictoires, comme la nécessité d’être souple, agile et créatif tout en évoluant dans un environnement très normatif et cloisonné fait de procédures et de référentiels.

Autres éléments, la prise en considération attendue de la participation des personnes et de leur parcours de vie entraîne un nécessaire changement de postures professionnelles, voire remet en question le sens des pratiques. Et bouleverse les conditions de travail, les modalités d’accueil et d’accompagnement. Or, « (…) dans certaines organisations, les conditions ne sont pas réunies (…) parce qu’il n’y a pas suffisamment de moyens ou pas suffisamment de temps. » Dans ce cas, l’utilité sociale de la fonction peut ne plus suffire car il faut aussi « pouvoir travailler en cohérence avec ces normes professionnelles et l’éthique commune (…) » , d’où des salariés en perte de cohérence éthique (« dissonance éthique » ).

Du côté des personnes accompagnées, dans un contexte général de sur-responsabilisation des individus, d’inégalités sociales et territoriales persistantes et de difficultés d’accès à des procédures administratives devenues numériques, un certain malaise à l’égard du travail social peut être ressenti : sentiment qu’il relève plus d’un contrôle que d’un soutien, qu’il cherche à normaliser plutôt qu’à émanciper ; sentiment aussi d’un manque d’écoute et de considération qui peut entraîner un éloignement des services sociaux (repli sur soi, non-recours) et un ressenti de dévalorisation.

Crise partagée de sens, de confiance et de reconnaissance : dans cette situation, une approche collective de changement social construisant du sens et des projets communs d’utilité sociale peut s’avérer pertinente.



Qu’est-ce que l’ingénierie sociale ?

S’inscrivant dans le champ de l’action sociale et l’histoire du travail social , l’ingénierie sociale est entendue comme une démarche collective et territorialisée de transformation sociale pour plus de solidarité et de justice sociale, alliant : recherche, production de connaissances issues d’un dialogue et une confrontation de différents types de savoirs (expérientiels, professionnels et scientifiques) ; prospective et ingénierie de projet ; et mobilisation pluri-acteurs dont les personnes et populations concernées. Historiquement, comme le rappellent judicieusement Dubéchot et Rivard en prenant appui sur les travaux de l’historien Antoine Savoye , les origines de l’ingénierie sociale remontent en France au XIX° siècle : « l’ingénierie sociale de cette époque [XIX° siècle] repose sur le postulat qu’un changement de régime politique ne saurait répondre, à lui seul, aux crises de la société. La résolution de la crise suppose de nouvelles relations sociales, instituées grâce à des expériences concrètes fondées sur une connaissance scientifique de la réalité et constamment évaluées. » Elle s’exerce notamment à cette période dans les phalanstères (communautés autogérées de travailleurs) et concourt à l’apparition des premières politiques sociales (logements sociaux, institutions de prévoyance).

Basée sur le souci d’une recherche de plus de justice sociale - principe mentionné dans les définitions française et internationale du travail social -, l’ingénierie sociale, dans le déploiement de la démarche qui la constitue, met au premier plan les enjeux de reconnaissance et de redistribution des capacités à influer des acteurs en présence, en s’assurant que les personnes directement concernées prennent toute leur place, notamment dans le processus de décision. Se préoccuper de reconnaissance et de redistribution revient par conséquent à considérer les inégalités (de traitement, de place, d’influence) et à encourager, de façon non absolue mais contextuelle, en situation, une certaine parité de participation : « En posant le problème en termes de justice, il apparaît plus clairement que les besoins de reconnaissance des groupes subordonnés diffèrent sensiblement de ceux des groupes dominants ; et que seules les revendications promouvant la parité de participation sont moralement justifiées. » La coconstruction, entendue comme « processus institué de participation ouverte et organisée d’une pluralité d’acteurs à l’élaboration, à la mise en oeuvre, au suivi et à l’évaluation de l’action publique » (La coconstruction de l’action publique, Laurent Fraisse, socio-économiste), devient alors un moyen à employer et un but à rechercher dans toute intervention d’ingénierie sociale, afin d’associer toutes les parties prenantes dont les premiers concernés.

Dans le prolongement de cette logique de cheminement co-construit, l’intervention en ingénierie sociale permet l’émergence de savoirs situés, résultats d’un dialogue, voire d’une confrontation des connaissances et des pratiques des parties prenantes. Inquiéter les évidences sémantiques, questionner les représentations, produire du sens commun et des connaissances partagées au service d’une action commune : autant de pratiques à même de favoriser la coopération et de redonner du souffle à l’action sociale. « L’ingénierie sociale peut être définie à partir de cet espace générateur de gouvernance démocratique territoriale dans la conception et la mise en œuvre de politiques publiques ; la production de compétences collectives par la production de connaissances et d’actions publiques. » Aux savoirs scientifiques, académiques, la démarche d’ingénierie sociale va ajouter dans l’espace d’intervention des savoirs professionnels et d’autres expérientiels, qu’elle aura contribué à faire émerger en favorisant la réflexivité. Le théoricien américain de l’éducation David Kolb avance que l’on peut retirer de l’expérience un apprentissage selon un cycle alternant quatre étapes : l’expérience concrète, l’observation réfléchie, la conceptualisation abstraite et l’expérimentation active . Recourir aux vécus des professionnels ou des personnes accompagnées, décrire et analyser leurs expériences, y apporter des éclairages théoriques et permettre à la fois une communication de ces savoirs d’usage et de nouvelles applications par un réinvestissement des situations : ce cycle d’expression et de formalisation est à même de nourrir une production de connaissances situées au service d’un projet innovant et partagé.

Ainsi, l’ingénierie sociale peut contribuer, de sa modeste place, à un meilleur exercice démocratique, une revitalisation des imaginaires et un renouvellement des pratiques, en mobilisant des acteurs de natures diverses, au premier rang desquels les personnes directement concernées. Elle constitue une approche singulière et collective de recherche de compréhension du champ de l’action sociale et d’action dans et sur ce champ, et semble être une des façons de penser et de faire les plus adaptées à concevoir, réaliser, piloter et évaluer des dispositifs, des organisations et des politiques sociales, dans des situations appréhendées dans leur complexité. L’exemple qui suit cherchera à conforter ce propos .

Une contribution citoyenne pour le devenir d’un quartier

Décembre 2021, la Mairie du 1er secteur de la Ville de Marseille lance un marché public visant l’achat d’une Assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) pour « la préparation et l’animation de deux demi- journées de diagnostic partagé sur les usages du haut de la rue d’Aubagne et les attentes sur l’avenir de ce quartier ». Dans l’objet du marché, la Mairie précise qu’elle « souhaite reconnaître [l’] expertise d’usage des habitant.e.s et habitué.e.s de Noailles » . Un premier point notable de cette AMO réside ainsi dans l’état d’esprit voulu par le commanditaire pour cette démarche, qui se traduit notamment par une appropriation de la sémantique utilisée par les associations et collectifs du quartier.

La réponse retenue a été construite puis menée collectivement par un ensemble d’associations (l’une d’entre elles a été porteur juridique) et collectifs du quartier, en lieu et place des habituels cabinets de consultants. Cette singularité a permis :

-De partager un état des lieux de la situation du quartier grâce aux différents réseaux de chacun des acteurs. Ainsi, dans un même espace de rencontre et d’échanges, ont pu être réunis des organisations de la société civile, des élus et des techniciens de différentes institutions, ce qui, aux dires de tous, a permis une meilleure interconnaissance - missions, limites, enjeux de chacun.e -, l’appropriation réciproque du vocabulaire propre à chaque acteur, et surtout un dialogue des savoirs au service premier des habitant.es et habitué.es du quartier.

-D’inclure des personnes habituellement éloignées des traditionnels espaces d’expressions. En effet, la proximité entretenue par les associations avec les habitant.es et les habitué.es du quartier a facilité leur venue et le recueil de leurs points de vue dans des ateliers de réflexion et au forum ouvert organisés pour l’occasion. Pour d’autres, c’est grâce à un aller-vers pratiqué en pieds d’immeubles et sur le marché que ce recueil a été rendu possible.

-De construire des propositions pour le devenir du quartier au plus près des usages partagés ou, au contraire, des tensions voire conflits d’usages selon les parties du périmètre étudié. Le lieu des effondrements, par exemple, a donné lieu aux résultats suivants : moins une construction attendue qu’un espace à vivre type square ou jardin, très végétalisé, comprenant un geste commémoratif mais laissant place au renouveau de la vie, ouvert mais aussi sécurisé pour éviter les nuisances nocturnes.

A l’issue de la démarche, sa légitimité a pu être reconnue grâce à une présentation des résultats en Conseil d’arrondissements puis un dépôt de ces résultats dans le registre de concertation publique pour le renouvellement urbain.




Résumé en Anglais

Social and medico-social action has also evolved profoundly, in particular through a major change in the service offer (fewer specialized establishments, development of service platforms articulated in common law) in the service of a logic personalization and individual journey (rather than placement). Professional practices have been invited since the beginning of the 2000s to transform themselves in order to let people welcomed and supported, fully recognized as persons of rights, take part in the systems and orientations that concern them. In this context, social engineering, a singular approach and collective research for understanding the field of social action and action in and on this field, seems to us to be one of the most appropriate ways of thinking and doing to design, carry out, pilot and evaluate devices, organizations and social policies, in situations apprehended in their complexity. Social engineering is part of the history of social work and is based on its two principles of solidarity and social justice. Based on the concern for a search for more social justice, social engineering in the deployment of the approach that constitutes it brings to the fore the issues of recognition and redistribution of the capacities to influence the actors present, by ensuring that the people directly concerned take their full place, particularly in the decision-making process.