Un espace de formation comme lieu d’expériences, pour problématiser autour des vulnérabilités et des souffrances psychiques, en lien avec la précarité et l’exclusion.
(Enjeux pour l’intervention socio-éducative des travailleurs sociaux)
Le cadre :
Cette réflexion s’inscrit dans notre travail de formateurs au centre régional de formation aux métiers du social « Erasme » à Toulouse.
Le module de formation dont nous allons parler a la particularité d’intégrer les élèves des 3 centres de formation (une douzaine d’étudiants éducateurs spécialisés de troisième année donc en fin de cursus sur le point d’être professionnalisé), et il est inscrit aussi sur le catalogue de formation continue de Santé Mentale des CEMEA. Il s’adresse à un public regroupant différentes fonctions : éducateurs, psychologues, psychiatres, infirmiers travaillant dans les structures sanitaires et/ou sociales.
Il se propose d’orienter le travail vers les objectifs suivants :
° Aborder les problématiques posées par le glissement de la notion de psychiatrie à celle de santé mentale
° Explorer les liens souffrances sociales/souffrances psychiques à partir de la rencontre de lieux typiques et atypiques, de re-mobilisation des personnes en situation de grande exclusion.
° S’approprier de nouvelles perspectives de travail en élaborant des outils conceptuels et méthodologiques
Pour situer d’où nous parlons, par rapport à ce travail de recherche nous pouvons dire que nous portons cette thématique depuis une dizaine d’années et nous la partageons activement avec les étudiants et certains professionnels du secteur. Nous sommes par ailleurs éducateurs spécialisés tous les deux des universitaires. Nos premières questions portaient sur les points suivants : Est-il possible de transformer notre action quotidienne en objet de recherche ? Est-il possible dans l’après-coup de chercher ?
Pouvons-nous profiter de l’espace ouvert par l’AIFRIS pour tenter d’améliorer notre action de formation et par effet isomorphe faire avancer l’appropriation de ce module par les étudiants en passe de devenir les travailleurs sociaux de demain ? C’est autour de ce premier questionnement que nous nous sommes mobilisés sur cet écrit…
Le centre de formation dans lequel nous exerçons est inscrit dans le réseau des CEMEA (connu pour avoir initié les premières formations continues à l’intérieur des hôpitaux psychiatriques pour des infirmiers concernant des ateliers d’animation et porteur des valeurs de l’éducation populaire et de la psychothérapie institutionnelle.).
Ceci étant dit par quel bout prendre ce travail concernant une possible articulation entre le soin et le social et s’adressant aux publics précarisés et /ou vulnérables ? Certes dès les premières discussions nous nous sommes rendu compte que nous souhaitions faire bouger les lignes des représentations toutes faites …
Pourquoi diable s’intéresser à la précarité et à la vulnérabilité des personnes ?
Dans nos premières rencontres pour construire le module il apparaissait des points que nous souhaitions clarifier : comment parvenir à rendre compte du regard porté sur les causes de la souffrance mentale et les différentes problématiques ? Comment interroger l’intersection de la personne et du milieu social quand la folie s’en mêle ? Comment parler de l’effondrement, des traumatismes, des causes multifactorielles qui conduisaient l’individu à ne plus pouvoir soutenir une position sociale ? Comment parler de l’errance, de la détresse, de la responsabilité de la société ?
Comment parler de la perte du lien avec soi-même, avec les autres, des différentes formes de « déliaisons » que les personnes subissaient ?
Il apparaissait clairement que l’entreprise pour répondre à ces premières questions demandait d’interroger de multiples acteurs et de s’orienter vers des champs théoriques référencés.
Pour présenter le module il nous semblait important de transmettre quelque chose qui venait questionner une formule simple et évidente comme la santé mentale.
Et pour sortir des évidences, nous avons fait appel à J.Furtos qui la définissait comme suit :
« Une santé mentale suffisamment bonne peut être définie comme la capacité de vivre et de souffrir dans un environnement donné et transformable, c’est-à-dire comme la capacité de vivre avec autrui en restant en lien avec soi-même, sans destructivité mais non pas sans révolte. Les politiques de santé mentale visent des pratiques soutenues par le souci de promouvoir, de maintenir ou de restaurer cette capacité. »
Notre parti pris était d’interroger cette définition « mot à mot » en demandant aux étudiants de confronter leurs points de vue. De notre côté, il s’agissait de remettre la définition dans son contexte à savoir que nous vivons dans un contexte économique en crise ce qui implique que la bonne santé ne se résume pas à l’absence de maladie. Autrement dit, comment alors éviter l’exclusion ou le syndrome d’auto-exclusion ? Comment reconnaître en chacun un pouvoir de créativité, dans ses différences, et un pouvoir pour dire non à la destructivité de manière individuelle et/ou collective. Ce constat s’adressant aussi aux professionnels en puissance.
Il s’agirait alors de combattre l’isolement vers la confiance dans les groupes humains.
Le décor était planté à partir de là nous avons pris le parti de partir des pratiques de terrain pour voir les effets sur les personnes les plus vulnèrables.
Le processus d’appropriation :
Nous nous sommes adressés à différents professionnels du côté du soin (service de psychiatrie, point/écoute jeunes, RAP 31, UNAFAM, GEM, équipe mobile)… et du social (boutique solidarité, un chez soi d’abord, case santé, halte santé, maison goudouli) …. Et pour se faire nous avons été amenés à nous expliquer à chaque fois sur ce qui motivait notre demande à savoir une clarification sur le dispositif, les populations accueillies et leurs problématiques, les réponses, les projets, les partenariats mis en place pour rendre compte des modalités d’intervention. Suivant les lieux nous avons choisi de faire intervenir à la fois des professionnels de santé (médecins, infirmiers, psychologues) et des intervenants sociaux (éducateurs spécialisés, assistants sociaux) de façon assez classique, les intervenants venaient témoigner de leurs pratiques sur le territoire du centre de formation…. Autrement dit nous formions les étudiants à avoir un discours sur…
Pourtant nous avons lu Maisondieu qui disait : « Aujourd’hui on endort les esprits avec le mythe de la vertu inclusive de l’insertion. »Ne pas avoir de place est peu de chose par rapport au fait de ne pas compter, qui est la conséquence de la disqualification.
N’étions-nous pas finalement en train de reproduire une forme d’exclusion dans ce module car dans nos premières années de formation nous avions oublié de faire intervenir les personnes « vulnérables »…. Finalement il suffisait d’oser les rencontrer pour imaginer que cela soit possible… Cette première rencontre avec une usagère de la psychiatrie comme elle se définit s’est faite de façon imprévue…. En effet, mon collègue et moi participions de façon « militante » à un réseau « santé, précarité » mis en place sur le territoire toulousain qui réunissait des praticiens de tous bords (santé, social) et des usagers de ces différents services… Et c’est autour d’un de ces temps que nous avons entendue Emmanuelle Bourlier présenter son association « toutes voiles dehors »… C’est son enthousiasme et sa clarté à dire son parcours de vie au travers des allers et retours en psychiatrie et sa façon de faire avec sa maladie pour finalement s’inscrire dans le milieu ordinaire et solliciter des personnes « vulnérables » qui nous a poussé à la solliciter pour participer au module.
Et je ne peux m’empêcher de reprendre les mots de Raymonde Ferrandi
( article forum 143-janvier 2015) quand elle dit :
« Les professionnels finissent alors par douter tantôt de la bonne foi des personnes, tantôt de leurs propres compétences, tantôt de leur possibilité d’agir sur le monde tel qu’il est. »
Et comme le rappelle aussi le collectif des 39, à la suite de Tosquelles, que la folie elle-même est une dimension de l’humanité, requérant une « hospitalité » et non seulement d’être « traitée ».
Bref dans le module nous avions oublié de faire intervenir les premiers concernés…
Lors des bilans intermédiaires, nous avons vu que cette intervention produisait les effets escomptés auprès des étudiants à savoir un remaniement complet sur le regard porté sur la souffrance mentale. De la même façon lorsque nous avons fait intervenir un professionnel d’un dispositif nouveau concernant un chez soi d’abord et alliant divers partenariats en impliquant complètement l’usager dans le projet de logement autonome … les étudiants réagissaient favorablement et pouvaient toucher au plus prés les notions d’ « empowerment » conférant aux personnes un degré de participation évident dans la vie de la cité.
Pour allier les pratiques de terrain et les notions théoriques concernant la maladie mentale nous avions le parti pris d’engager les étudiants sur un plan théorique autour de la « psychothérapie institutionnelle » ce vieux courant de penser porté par Jean Oury et Tosquelles, qui prônait la libre circulation, le décloisonnement, la création des clubs à l’intérieur des hôpitaux psychiatriques, les réunions de parole… c’est-à-dire, une façon de penser le collectif comme « une machine abstraite » qu’il faudra sans cesse interroger, mais aussi comme un lieu de vie où il s’agissait d’abord de s’occuper de soigner des soignants avant de s’occuper des soignés. L’objectif était de transformer le système d’échanges. C’est pour cela que nous avons projeté des films autour de ce thème comme (San Clemente, la moindre des choses, histoire de la folie) pour donner à voir le contexte socio-historique et travailler en direct avec les étudiants les espaces pour penser le soin et faire vivre cette idée dans le champ du social…
A ce propos, dans notre souci de transmission nous participons de la même façon depuis une dizaine d’années avec un groupe d’étudiants aux rencontres annuelles à l’hopital psychiatrique de ST ALBAN en lozère qui réunissent équipe de terrain et théoriciens sur ce sujet. Pour nous, ces deux jours passés en internat sur le terreau de l’histoire avec les étudiants portent aussi la signification de notre engagement. Pour rencontrer l’autre le malade, le « vulnérable », le précaire sur son territoire, il faut se risquer à se déplacer dans des espaces peu habituels hors des espaces inscrits dans nos horaires. Bref, penser aussi à former sur les bords de la formation. C’est de notre capacité à penser notre possibilité pour se déplacer, et à porter du projet, que par résonance (isomorphisme) l’étudiant pensera le champ du social comme un lieu d’investigation infini et dans lequel il pourra s’inscrire comme un « médium malléable » (Roussillon) ou un créateur de circonstances (Deligny)…
En parallèle de la souffrance mentale, nous sommes partis du postulat que la précarité pouvait être vécue comme une « décompensation de la normalité elle-même »
(G.LE BLANC)
Nous nous sommes rendu sur le territoire des grands précaires dans des lieux mis en place de façon peu ordinaire… par exemple nous avons été accueillis en petits groupes avec les étudiants à la maison Goudouli qui s’était crée par la volonté acharnée de travailleurs sociaux, d’occuper des lieux laissés vides dans la ville, pour recevoir les grands précaires avec une volonté d’être reconnu par les pouvoirs publics. Force est de constater que ce lieu obtenu par des pressions et des luttes acharnées a vu le jour depuis 2011 et obtient un financement en partie payé par l’état, la fondation de l’Abée Pierre et la fondation de France.
Lors de cette rencontre nous avons visité les locaux et questionné les hôtes du lieu (AS et infirmier) et pu croiser les résidents. Chacun de nous étudiants et formateurs avons questionné et nous nous sommes rendus compte de la part militante des travailleurs sociaux ainsi que leurs histoires personnelles, leurs éprouvés impactaient fortement l’ambiance et le règlement mis en place dans ce lieu. Comment penser accueillir des personnes alcooliques en faisant disparaître l’alcool de leur quotidien ? comment faire entrer cette question dans le règlement de la maison avec un niveau de tolérance qui permettrait à la personne d’occuper le lieu ? comment penser une participation de chaque habitant pour payer sa part du loyer dans ce collectif ? Comment oser pour un travailleur social inclure ce genre de questions et la faire valider par les ARS ? autant de dimensions cliniques, sociales, politiques à aborder lorsqu’il s’agit de faire bouger les lignes pour un accueil visant un vivre ensemble possible.
Dans ce lieu lorsque nous avons croisé certaines personnes qui avaient envie de nous rencontrer et nous abordaient de façon chaleureuse ; de la même façon, les intervenants sociaux lors de l’entretien étaient interrompus de façon spontanée pour aller soigner un tel ou répondre à telle autre sollicitation…
En résumé la vie était bien au rendez-vous et je n’ai pas pu m’empêcher de penser aux propos de G.LE BLANC qui disait : « Là se trouve la vraie fonction de la clinique, à la fois mentale et sociale : contribuer à dégeler la vie psychique en lui redonnant une force de mouvement, c’est contribuer à pluraliser les normes de l’humain et à remettre en cause l’évidence de la disqualification sociale.
Comment rendre la voix aux sans voix ? comment leur rendre une visibilité minimale ? en restant au plus près de leurs réalités.
On peut alors penser que le travail social vu sous cet angle n’est pas un outil de normalisation mais qu’il offre bien au sens où le pense Winnicott un espace potentiel, un lieu de créativité où le grand précaire peut prendre place.
Et je ne peux m’empêcher de penser lorsque nous faisions le bilan avec mon collègue Slimane TOUHAMI et les étudiants sur le trottoir après la rencontre, à ce vieux monsieur qui s’est approché de nous et d’une petite voix nous a dit en s’intégrant dans le groupe :
« Vous faites la grève ? » Finalement la voix du politique était bien au rendez-vous….
Conclusion :
Nous avons fait passer un questionnaire individuel aux étudiants en fin de module (8 sur 10 ont été renseignés) avec des réponses « engagées ». Nous nous sommes particulièrement intéressés à 3 questions posées concernant les modalités pédagogiques employées, les concepts clefs à retenir, et en quoi ce temps de formation était un outil de professionnalisation.
Il est ressorti que les visites sur les structures ont favorisé la participation et la curiosité. Sur le champ théorique, on retrouve les notions de care, psychothérapie institutionnelle, approche systémique, l’empowerment, le militantisme, la psychanalyse, la santé communautaire, l’ethnopsychiatrie qui apparaissent de façon régulière. Et enfin sur le plan des outils, il est dit qu’il y a eu apports de dispositifs innovants et que le témoignage des usagers a permis une écoute de leurs souffrances mais aussi de leurs réussites.
Sur le plan du bilan collectif il est ressorti les points suivants :
Il y a eu plusieurs approches. Ce module c’est une sorte de boîte à outils qu’on peut solliciter suivant les situations. Le côté militant ça donne de la motivation. « Emotionnellement », c’était fort, je touche les notions de prêt… ne pas stigmatiser…. Le respect de l’humain. Il s’agit de réhabiliter le champ de l’usager… il y a un aspect curatif de la parole… j’ai ressenti la culture professionnelle du travail social auprès des personnes en grande précarité en fin de compte ce module a été un espace constitutif d’un réseau de professionnels…
Gageons qu’à ce niveau, cet espace potentiel, inscrit dans la temporalité de la formation, agisse un tant soit peu comme révélateur d’un début d’identité professionnelle pour quelques étudiants, qui pourront envisager la vulnérabilité et la précarité, comme des éléments à repenser dans des solidarités collectives.
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