Fiche Documentaire n° 5024

Titre Enjeux de solidarités relatifs à la mise en œuvre de réseaux de services intégrés destinés aux personnes âgées en perte d’autonomie fonctionnelle :

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Auteur(s) GAGNON Dominique  
     
Thème Quand deux mouvements de réformes entrent en concurrence dans la pratique professionnelle des travailleurs sociaux.  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

Enjeux de solidarités relatifs à la mise en œuvre de réseaux de services intégrés destinés aux personnes âgées en perte d’autonomie fonctionnelle :

Au Québec, l’implantation de réseaux de services intégrés destinés aux personnes âgées (Hébert, 2004) (RSIPA) vise à répondre aux besoins évolutifs et complexes des aînés en perte d’autonomie fonctionnelle (Couturier, Gagnon, Belzile et Salles, 2013). La mise en œuvre de ces approches d’intégration de service nécessite de réguler partiellement l’autonomie des professionnels en introduisant des dispositifs standardisant (Timmermans et Epstein, 2010), tels des outils cliniques standardisés et des systèmes d’information continus qui permettent de soutenir une meilleure coordination entre les divers professionnels et organisations qui dispensent des soins et des services afin de répondre à ces besoins évolutifs et complexes des aînés (Contandriopoulos, Denis, Touati et Rodriguez, 2001). Or, la standardisation des pratiques professionnelles fait l’objet de débats virulents (ex. : Harris et White, 2009) dans les professions relationnelles comme le travail social (TS).
Dans le cadre de notre thèse doctorale, nous avons voulu comprendre le rapport des TS à la standardisation dans le cadre de la mise en place de ces RSIPA en analysant les diverses formes de standardisation qui accompagne leur activité.
Selon les principes d’une méthodologie qualitative et compréhensive, nous avons recruté huit TS dans deux CSSS contrastés et triangulé cinq collectes de données distinctes et complémentaires.
Nos résultats montrent que le mouvement de standardisation qui accompagne l’usage d’outils standardisés découlant des RSIPA est considéré favorablement dans la mesure où il peut soutenir l’exercice du jugement professionnel des TS. La capacité régulatrice de ce premier mouvement de standardisation est cependant fortement entravée par un mouvement de standardisation des résultats découlant de la logique de reddition de compte implantée simultanément. Or, ces deux mouvements de standardisation sont médiés par les mêmes dispositifs techniques qui se présentent à la fois comme des vecteurs de solidarisation des actions des professionnels en soutien à un projet d’autonomisation des aînés dans leur milieu de vie naturel et comme des vecteurs de désolidarisation en raison des formes de panoptisme (Deleuze, 1986) opérés par ces mêmes dispositifs et de leur capacité à moduler fortement le déploiement temporel de l’activité de ces mêmes professionnels.

En conclusion, l’analyse du rapport des TS à la standardisation nous enseigne que la mise en œuvre du RSIPA suscite des enjeux d’adaptation et d’arrimage dans la mise en oeuvre de politiques qui peuvent entrer en concurrence et engendrer certaines formes de désolidarisation autour d’un projet considéré a priori fédérateur.

Bibliographie

Contandriopoulos, A. P., Denis, J. L., Touati, N. et Rodriguez, R. (2001). Intégration des soins : dimensions et mise en œuvre. Ruptures, 8(2), 38-52.
Couturier, Y., Gagnon, D., et Belzile, L. (2013). La nouvelle gestion publique en santé et services sociaux et l’émergence de la gestion de cas. Éducation et Sociétés, 2(32), 109-122.
Hébert, R. (2004). PRISMA : un modèle novateur pour l’intégration des services pour le maintien de l’autonomie. Dans R. Hébert, A. Tourigny et M. Gagnon (dir.), Intégrer les services pour le maintien de l’autonomie des personnes (pp. 9-24). Québec : Edisem.
Deleuze, G. (1986). Foucault. Paris : Éditions de Minuit.
Timmermans, S. et Epstein, S. (2010). A world of standards but not a standard world: Toward a sociology of standards and standardization. Annual Review of Sociology, 36, 69-89.

Présentation des auteurs

Dominique Gagnon s’intéresse aux pratiques professionnelles des travailleurs sociaux dans le champ de la gérontologie. Ses travaux actuels portent notamment sur l’organisation des soins et des services destinés aux personnes âgées et à l’usage d’outils cliniques standardisés chez les travailleurs sociaux œuvrant en soutien à domicile. Ils visent à mieux comprendre les contextes organisationnels et technologiques dans lesquels ces outils standardisés peuvent soutenir le jugement clinique des professionnels et préserver leur autonomie ou au contraire l’entraver.

Communication complète

7e Congrès de l’Association internationale pour la formation, la recherche et l’intervention sociale
Enjeux de solidarités relatifs à la mise en œuvre de réseaux de services intégrés destinés aux personnes âgées en perte d’autonomie fonctionnelle : Quand deux mouvements de réformes entrent en concurrence dans la pratique professionnelle des travailleurs sociaux.
Auteur : Dominique Gagnon

Problématique
Le vieillissement de la population nécessite des changements importants dans l’organisation des soins et des services destinés aux aînés en perte d’autonomie fonctionnelle afin de mieux répondre à leurs besoins multidimensionnels, chroniques et évolutifs1. Dans cette mouvance, le modèle traditionnel de soins centrés sur l’hôpital a été remis en question au profit d’un modèle de soutien à domicile qui assure des services au lieu même de résidence des aînés2. Ce virage vers le domicile correspond aux désirs des aînés tout en favorisant la préservation de leur autonomie et de leur participation sociale. Ce virage nécessite toutefois de renforcer la coordination des actions des divers professionnels qui co-interviennent auprès de ces personnes âgées en perte d’autonomie. C’est pour répondre à cet objectif que sont apparues les approches d’intégration de service. Ces dernières nécessitent de réguler partiellement l’autonomie de professionnels3 comme les travailleurs sociaux (TS), en introduisant certains dispositifs technologiques et outils cliniques standardisés (voir note 2)4.
Or, dans le champ du travail social, la standardisation des pratiques fait l’objet de débats historiques récurrents5 ; 6, en particulier à la faveur du mouvement des pratiques fondées sur les résultats probants7 et de l’introduction, dans les politiques publiques des principes de la nouvelle gestion publique (NGP)8 et du discours sur la performance qui l’accompagne7.

Du point de vue de ses promoteurs, la standardisation ferait en sorte de rendre la discipline du travail social plus scientifique et rationnelle6 et constituerait une manière de combattre le caractère aléatoire et tacite de cette discipline. Ses détracteurs considèrent plutôt les savoirs expérientiels et le pragmatisme des TS comme des fondements mêmes de la profession9 ; 10 ; 11. Au Québec, les principes de la NGP se sont incarnés dans un ensemble d’orientations politiques et législatives comme la Loi visant à améliorer la gestion du réseau de la santé et des services sociaux12. Cette loi réitère une volonté d’utiliser les ressources dans le champ de la santé et des services sociaux de manière efficiente. C’est dans cette mouvance que sont apparues les ententes de reddition de compte entre le Ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et les organisations publiques qui dispensent des soins et des services de santé et sociaux. Ces ententes imposent aux organisations sous la gouverne du MSSS l’atteinte d’un ensemble de cibles mesurables et relatives à l’augmentation de leur volume d’activité (ex. : un nombre x de visites à domicile par semaine) ou la diminution des délais d’attente dans certains services (ex. : le nombre d’heures qu’un patient séjourne dans le lit d’hôpital). Dans la mouvance de l’intégration des services, les fusions organisationnelles réalisées au milieu des années 2000 ont eu pour effet de rendre l’ensemble des professionnels d’un territoire donné collectivement imputables de l’atteinte des cibles prévues dans ces ententes de reddition de compte.

Dans cette communication, dont les données empiriques sont tirées de travaux antérieurs13, nous présenterons les lignes générales de deux mouvements de standardisation qui modulent l’intervention des TS œuvrant en soutien à domicile au sein de réseaux de services intégrés destinés aux personnes âgées en perte d’autonomie (RSIPA) (voir note 2). Nous présenterons sommairement de quelle manière, les logiques d’efficience managériale et clinique qui traversent ces mouvements de standardisation s’inter-influencent l’une et l’autre et peuvent prolonger le débat sur la standardisation au sein de cette profession.

Cadre conceptuel
Bien que les TS soient de plus en plus exposés à la standardisation, leur activité professionnelle se caractérise par une relative autonomie en raison de la marge d’incertitude irréductible et permanente qui la caractérise. Cette marge d’incertitude, inhérente à toute activité prudentielle15, nécessite un travail de délibération permanente entre le singulier et le général qui nécessite de faire appel au jugement professionnel. Ainsi, l’usage de toute règle générale balisant leur intervention être assujettie à la singularité et à la complexité de chaque situation.

Timmermans et Epstein4 définissent la standardisation comme un « [p]rocess of constructing uniformities across time and space through the generation of agree-upon rules » (p. 71). Selon cette conception, les paramètres spatiotemporels de l’activité des TS peuvent être modulés par un processus de standardisation. Nous considérons cependant que ce processus n’est jamais complètement abouti et que les standards sous-jacents ne sont jamais totalement institués puisqu’ils demeurent constamment soumis à des ajustements.

Nous avons recours à la typologie de Timmermans et Berg16, qui comprend quatre types de standards pour décrire la standardisation dans le champ des pratiques professionnelles. Les premiers, les standards de conception, se rapportent aux paramètres des différentes composantes d’un dispositif technologique qui ont pour effet de le rendre fonctionnel ; par exemple, les paramètres de conception de la plateforme informatique RSIPA ou les fondements conceptuels de l’OEMC. Les deuxièmes, les standards terminologiques, prescrivent les termes à utiliser pour décrire des phénomènes, comme la terminologie qui accompagne l’OEMC ou dans un sens plus large, toute nosographie. Le troisième, les standards procéduraux, prescrivent avec plus ou moins de précision les actions ou les suites d’action à réaliser dans une situation clinique donnée. Pensons aux protocoles de soins et aux guides de pratiques. Ces derniers s’avèrent les plus difficiles à mettre en œuvre et les plus contestés16. Les quatrièmes, les standards de performance fixent les résultats à atteindre. Les cibles volumétriques prescrites par le MSSS dans les ententes de reddition de compte.

Méthodologie
Le devis s’appuie sur une méthodologie qualitative de type étude de cas multiples17 pour laquelle nous avons recruté huit TS dans deux Centres de santé et de services sociaux (CSSS) qui contrastent dans le degré d’avancement de la mise en œuvre des RSIPA. Dans le premier (CSSS A), cette mise en œuvre était à ses débuts alors que dans le deuxième (CSSS B), elle était routinisée. Cinq collectes de données distinctes et complémentaires ont été réalisées soit 1) Une collecte de type documentaire des divers protocoles et outils standardisés produits par les CSSS. Avec chacun des TS, il a été effectué 2) trois jours d’observations directes ; 3) un premier entretien compréhensif sur le sens général de la standardisation dans leur pratique ; 4) un entretien de type explicitation18 et 5) un entretien compréhensif à finalité rétrospective visant à approfondir et valider notre analyse auprès des TS. Les données ont été progressivement condensées et codées19 à l’aide du logiciel N*Vivo en employant une stratégie de codage mixte. Les certifications éthiques nécessaires ont été obtenues.

Résultats
La mise en œuvre des RSIPA s’inscrit dans un contexte de réformes plus large qui répond à des logiques d’efficience managériale et clinique. Nous présenterons les lignes générales du processus de standardisation qui accompagne ces deux logiques d’efficience en insistant sur le rôle de certains dispositifs technologiques que nous avons qualifiés d’instances de visualisation de l’activité. Ces dernières monitorent l’activité des TS par l’entremise de plateformes informatiques comme le RISPA et le I-CLSC (voir note 3) et sont accessibles à l’ensemble des professionnels intervenants auprès d’une personne âgée recevant des services des professionnels d’un RISPA. Sur ces plateformes, on retrouve un outil d’évaluation standardisé de l’autonomie des personnes (l’OEMC), un plan d’intervention individualisé (PSI), des notes d’évolutions rédigées par les professionnels et la description détaillée des interventions réalisées pour chaque personne selon une nomenclature standardisée21. Les informations déposées sur ces plateformes informatiques remplissent donc à la fois des fonctions clinique, pour les professionnels et managériale, pour les gestionnaires des organisations et les décideurs publics, comme le MSSS.

Logique d’efficience clinique
Nos résultats montrent que le mouvement de standardisation qui accompagne l’usage d’outils cliniques standardisés se découpe selon deux valences distinctes. L’usage d’outils cliniques standardisés comme l’OÉMC ne suscite pas de résistance fondamentale de la part des TS dans la mesure où cet usage peut soutenir l’exercice de leur jugement professionnel :

L’outil d’évaluation multiclientèle, ça cadre mon intervention, je suis capable d’identifier où sont les besoins du client. Je ne peux pas juste dire qu’il va bien ou qu’il va mal, que la situation est détériorée parce que monsieur a tel problème de santé et que ça lui amène des difficultés à tel, tel et tel niveaux ou que ça lui amène des handicaps à tel, tel et tel niveaux. (E1 IS1 CSSS A)
Ainsi, les catégories conceptuelles constitutives de l’OEMC sont mobilisées pour penser l’action clinique. De même, l’ensemble des informations colligées sur les plateformes informatiques soutiennent le développement d’un regard interdisciplinaire. De l’autre côté, la valence négative du rapport des IS aux outils cliniques standardisés se manifeste lorsque leur usage s’accompagne d’une trop forte standardisation procédurale de leur intervention, ce qui a comme conséquence de diminuer leur marge d’autonomie quant aux actions interventions à réaliser.
Ça dépend du niveau d’ingérence dans nos interventions, ça dépend du contrôle qu’on va vouloir exercer. Si on perd notre aspect professionnel […] si on perd l’aspect de la confiance au professionnel, de l’analyse qu’il fait de la situation et de la façon dont il veut mener son dossier, ça va me déranger. Mais, si c’est pour requestionner, revoir, maximiser, pour aller plus loin dans notre démarche, non, je ne vois pas ça [négativement]. (E3 IS1 CSSS A)

Ainsi, dans le contexte des RSIPA, le mouvement de standardisation qui accompagne l’usage outils cliniques standardisés comme l’OEMC reçoit un accueil plutôt favorable des TS dans la mesure où il contribue à concevoir l’intervention à réaliser tout en leur laissant une marge d’autonomie importante pour décider de l’action à réaliser.

Logique d’efficience managériale
Nous nous limiterons ici aux effets les plus notables sur les interventions des TS œuvrant en soutien à domicile qui découlent des ententes de reddition de compte imposées par le MSSS aux CSSS. Comme nous l’avons mentionné plus haut, plusieurs des cibles prescrites par ces ententes visent à diminuer la durée des séjours à l’hôpital. Or, la prégnance de ces cibles influe de manière notable sur le déploiement temporel des interventions des TS car ces derniers doivent prioriser les interventions permettant de « vider » rapidement les lits d’hôpitaux occupés par des personnes âgées en perte d’autonomie plutôt que d’intervenir précocement et de manière concertés afin de planifier de manière coordonnée des interventions préventives qui favoriserait le maintien de l’autonomie et la participation sociale des personnes âgées à domicile :

Les statistiques, c’est quelque chose qui se dit quantifiable, mais, en même temps, ça ne représente l’intensité du temps de travail que tu peux mettre dans telle ou telle situation. Notre travail, ce n’est pas quantifiable, c’est qualifiable. Notre travail, c’est le résultat, […] c’est l’objectif qui est atteint. […] Ça, c’est dur [à] quantifier parce que c’est relatif. Pour la direction, un objectif qui est atteint, c’est que tu as sorti huit patients ; pour toi, ça va être que ton client était heureux, qu’il semblait s’adapter à la situation. (E1 IS3 CSSS A)

Pour les TS en soutien à domicile, ces cibles volumétriques ont des effets délétères sur la planification à long terme de leurs interventions en la disqualifiant partiellement au profit d’un seul des résultats attendus de cette intervention, à savoir l’obtention rapide du congé pour un patient hospitalisé. Une planification à plus long terme permettrait d’intervenir précocement et de manière concertée avec les autres professionnels ainsi qu’avec la personne elle-même et ses proches, ce qui favoriserait le maintien de son autonomie et sa participation sociale. La prégnance de la logique d’efficience managériale, sous-jacente aux cibles volumétriques, engendre une profonde césure entre le caractère moins tangible des résultats de l’intervention en travail social évoqué plus haut et le caractère très tangible et attendu de l’action en contexte hospitalier et cette césure se traduit dans la temporalité des interventions des TS, en ce qui a trait à la durée et à l’enchevêtrement de ses diverses phases.
Bien que les TS n’excluent pas totalement toute forme de standardisation, sous-jacente à cette logique d’efficience managériale, elles expriment des résistances par rapport aux technologies sous-jacentes au monitorage de leurs interventions par l’entremise de plateformes informatiques en raison de la part d’intangibilité et d’incertitude qui se rattache à ce monitorage. En effet, ces plateformes informatiques, à titre d’instance de visualisation, exercent une double fonction de surveillance. D’abord, une (co-)surveillance par les pairs, qui soutient la coordination des interventions et leur adéquation à l’évolution de la situation de la personne âgée en perte d’autonomie, mais également, une surveillance par leurs supérieurs hiérarchiques. Toutefois, la nature exacte cette surveillance est en partie inconnue des professionnels. En outre, comme nous l’avons mentionné plus haut, chacune des interventions réalisées par les TS doit être colligée sur une plateforme informatique selon une nomenclature standardisée21. Toutefois, le manque de clarté de cette nomenclature et la difficulté pour les TS à l’appliquer dans leur contexte quotidien nécessite une interprétation individuelle, voire clandestine de ces règles de comptabilisation des statistiques. Ceci engendre des variations importantes dans la manière de codifier et de compiler les interventions :
À un moment donné, je trouve qu’on se perd, j’en suis rendue à me dire que je vais [compiler] comme je le pense. Je ne le sais pas, mais peut-être que [ma collègue] a l’air de travailler vraiment plus fort que moi, ou peut-être que je [compile des activités dans mes statistiques] que je ne devrais pas [compiler] et que j’ai l’air de travailler [plus]. (E1 IS5 CSSS B)

Nous avançons l’idée que cette surveillance de l’activité des IS se présente comme une forme de panoptisme, au sens où l’entend Foucault, parce qu’elle permet de « voir sans être vu »20 (p. 41), mais elle va plus loin, car elle a pour effet d’« imposer une conduite » (ibidem) aux acteurs. Ainsi, même si l’effectivité du monitorage des interventions des TS demeure nébuleuse, son existence suffit dans une certaine mesure à assurer sa performativité.
Les débats sur la compilation des statistiques d’intervention ne sont pas nouveaux dans le discours des travailleuses sociales en soutien à domicile, mais dans un contexte où la logique d’efficience managériale parait prégnante, il s’en suit une certaine désolidarisation du collectif des TS en raison des jeux possibles avec ces règles de compilation. En effet, ces jeux pourraient avoir pour effet d’affaiblir la capacité des TS à imposer leur interprétation collective des règles de rédaction et de compilation des statistiques. L’autonomie (autonomos) renvoie à la capacité de se gouverner par ses propres (auto) lois (nomos). Or, ce travail d’interprétation des règles tend ainsi à se déployer davantage dans l’espace privé que dans un espace collectif d’interprétation et de négociation avec leurs supérieurs hiérarchiques, d’où un affaiblissement possible de l’autonomie des TS comme collectifs.

Les deux mouvements de standardisation clinique et managériale dont nous venons de tracer les grandes lignes sont médiés par les mêmes dispositifs technologiques. Or, ces derniers, à titre d’instances de visualisation, se présentent à la fois comme des vecteurs de solidarisation des actions des professionnels en soutien à un projet d’autonomisation des personnes âgées dans leur milieu de vie naturel et comme des vecteurs de désolidarisation entre professionnels, voire entre les professionnels et les personnes elles-mêmes. En effet, la logique d’efficience managériale inhérente à la reddition de compte, tel qu’elle est médiée par ces dispositifs technologiques entrave le déploiement temporel d’interventions qui soutiendrait le projet d’autonomisation des personnes âgées à domicile en appui sur une perspective intégrée qui fédérerait l’ensemble des professionnels.

Conclusion
Nous avons montré que le rapport des TS à la standardisation en contexte de RSIPA est complexe et qu’il se caractérise par une certaine ambivalence. En ce sens, nous ne pensons pas qu’il faille écarter du revers de la main, toute forme de standardisation clinique ou managériale. Toutefois, dans le contexte actuel, la poursuite de la mise en œuvre du RSIPA et les réflexions sur ses fondements suscitent des enjeux d’adaptation et d’arrimage entre les diverses orientations politiques qui modulent sa mise en œuvre et qui peuvent entrer en concurrence. Ce constat appelle à poursuivre les débats.
Notes
Note 1 : Cette dénomination générique (TS) est utilisée tout au long du texte, même si elle est réservée aux membres de l’Ordre des travailleurs sociaux et thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ).

Note 2 : Au Québec, la mise en œuvre des RISPA a débuté dans les années 2000 et se poursuit dans les CSSS et elles s’appuient essentiellement sur le modèle PRISMA (Hébert, 2004), qui comporte six composantes soient la 1) coordination inter-établissement, 2) la gestion de cas, 3) une porte d’entrée unique, 4) un outil standardisé de planification des services 5) un outil clinique standardisé, plus précisément l’outil d’évaluation multiclientèle (OÉMC), et un 6) système d’information continu (SIC) par l’intermédiaire de la plateforme informatique RISPA.

Note 3 : Le Système d’information sur la clientèle et les services des CLSC (I-CLSC) répertorie les interventions effectuées par les professionnels des CLSC dans les dossiers d’usagers pour l’ensemble du Québec, en appui sur un Cadre normatif qui découpe les activités d’intervention selon une nomenclature standardisée.


Bibliographie
1. Couturier, Y., Gagnon, D., Belzile, L. et Salles, M. (2013). La coordination en gérontologie. Montréal : Presse de l’Université de Montréal.
2. Hébert, R. (2004). PRISMA : un modèle novateur pour l’intégration des services pour le maintien de l’autonomie. Dans R. Hébert, A. Tourigny et M. Gagnon (dir.), Intégrer les services pour le maintien de l’autonomie des personnes (pp. 9-24). Québec : Edisem.
3. Contandriopoulos, A. P., Denis, J. L., Touati, N. et Rodriguez, R. (2001). Intégration des soins : dimensions et mise en œuvre. Ruptures, 8(2), 38-52.
4. Timmermans, S. et Epstein, S. (2010). A world of standards but not a standard world: Toward a sociology of standards and standardization. Annual Review of Sociology, 36, 69-89.
5. Harris, J. et White, V. (2009). Modernised social work critical considerations. Bristol : The Policy Press.
6. 6-Sheldon, B. (2001). The Validity of Evidence-Based Practice in Social Work: A Reply to Stephen Webb. British Journal of Social Work, 31(5), 801.
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8. Merrien, F. X. (1999). La Nouvelle Gestion Publique : un concept mythique. Lien social et Politiques-RIAC, 41, 95-103.
9. Chénard, J. et Grenier, J. (2012). Concilier les logiques pour une pratique de sens : exigence de solidarité. Intervention, 136(1), 18-29.
10. Martinez-Brawley, E. E. et Zorita, P. (2007). Tacit and codified knowledge in social work: a critique of standardization in education and practice. Families in Society: The Journal of Contemporary Social Services, 88(4), 534-542.
11. Webb, S. A. (2001). Some considerations on the validity of evidence-based practice in social work. The British Journal of Social Work, 31(1), 57-79.
12. Assemblée nationale du Québec [ANQ] (2011). Loi visant à améliorer la gestion du réseau de la santé et des services sociaux. Québec : Direction des communications du ministère de la Santé et Services sociaux.
13. Gagnon, D. (2016). Le rapport des travailleurs sociaux à la standardisation en contexte de réseau de services intégrés destinés aux personnes âgées en perte d’autonomie fonctionnelle. (Thèse de doctorat, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, Canada)
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16. Timmermans, S. et Berg, M. (2003). The Gold standard. The Challenge of evidence based medicine and the standardisation in health care. Philadelphia, PA: Temple University Press.
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20. Deleuze, G. (1986). Foucault. Paris : Éditions de Minuit.
21. Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (2015). Cadre normatif du système d’information sur la clientèle et les services des CLSC (I-CLSC). Québec : Ministère de la Santé et des Services sociaux. Direction de l’évaluation

Résumé en Anglais


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