Apprendre pour et par le vivre ensemble : les enjeux du développement de séjours de formation professionnelle continue à l’étranger dans le champ du social
Dans un article intitulé « La mobilité internationale, un passeport pour vivre et travailler ensemble » (Brassier-Rodrigues, 2015), Cécilia Brassier-Rodrigues démontre, à partir d’une enquête qualitative, les retombées sociales de la mobilité internationale d’étudiants. Dans un contexte de mondialisation des pratiques, y compris de formation, le vivre ensemble et son apprentissage peuvent en effet s’envisager à l’échelle internationale. C’est l’approche proposée par cette communication qui interroge la manière dont l’internationalisation de la formation continue des travailleurs sociaux peut contribuer à l’évolution des pratiques vers le « vivre ensemble ». Elle s’appuie sur une expérimentation innovante, les séjours de formation professionnelle à l’étranger construits et proposés par l’Ecole Santé Social Sud-Est à destination des professionnels du travail social, mis en œuvre au premier semestre 2019. Après une présentation du contexte et de la méthodologie, les effets de la confrontation des professionnels à d’autres manières de faire, dans un contexte culturel différent, seront plus particulièrement envisagés.
Associer programme de formation innovant et recherche-action pour comprendre les effets de la mobilité internationale dans le cadre de la formation professionnelle continue
Alors que les dispositifs d’apprentissage par la mobilité sont anciens, l’analyse de la relation entre mobilité et apprentissage connaît un essor important dans les sciences sociales francophones. Les travaux réalisés en sociologie (Wagner, 2007), en histoire (Boutier, 2004), en sciences de l’éducation (Brougère, 2012) ou encore en géographie (Michel, 2017 ; Peyvel, 2019), mettent en évidence les relations entre mobilité et formation. Les termes utilisés pour appréhender ces relations (« mobilité étudiante », « voyage scolaire », « séjour d’étude », « tourisme éducatif », « mobilité éducative ») révèlent la diversité des pratiques de mobilité envisagées comme sources d’apprentissage, qu’elles aient ou non une finalité éducative.
Au sein du large panel de dispositifs utilisant la mobilité dans un contexte de formation, les séjours mis en place dans le cadre de la formation professionnelle continue sont peu connus, comme en témoigne la question posée dans l’argumentaire du colloque « Voyages et formation de soi. Se former par l’épreuve de l’ailleurs et de la rencontre » organisé en 2017 à Rennes : « La dimension de professionnalisation, ou quel serait l’intérêt, pour les différents métiers et secteurs professionnels, de s’emparer de la forme du voyage comme moyen de professionnalisation, dans notre monde « globalisé » ? ». Les expériences ponctuelles dans le secteur du travail social (Drouard & Drouard, 2006), et notamment dans la petite enfance (Bouve, 2009 ; Pirard, 2016), montrent l’intérêt du développement de ce type de dispositifs et de leur analyse.
S’appuyant sur une expérience de plus de 20 ans dans le champ du développement de la mobilité internationale étudiante et enseignante et d’un réseau de partenaires étendu dans une vingtaine de pays, en Europe et au-delà, l’ESSSE ouvre désormais des opportunités de formation à l’international pour les professionnels et institutions. Cette volonté émane à la fois d’un engagement institutionnel stratégique fort de l’école en faveur du développement de la mobilité internationale pour tous (avec l’intention d’impulser un « système compétent » de la mobilité incluant étudiants-formateurs-professionnels-usagers) mais aussi suite à quelques expérimentations éparses développées ces dernières années et sollicitations diverses provenant de structures partenaires de l’école. La découverte et l’observation de pratiques singulières ou innovantes (l’ISCC, l’éducation au plein air, la gérontologie sociale…), réalisées à l’occasion de stages d’étudiants, de visites de formateurs ou de rencontres internationales avec les partenaires étrangers, ont également incité l’ESSSE à vouloir les partager et les mettre en valeur auprès du plus grand nombre à travers l’organisation de séjours organisés selon le schéma suivant : une demi-journée de préparation et mise en dynamique collective, quatre journées pleines à l’étranger reposant sur une alternance d’apports théoriques autour de la thématique du séjour, des visites d’institutions impliquées, des rencontres et échanges avec des professionnels ainsi qu’avec des personnes concernées, et enfin une demi-journée de bilan-capitalisation quelques temps après le retour en France.
La mise en place de ces séjours s’accompagne d’une recherche-action visant à mieux comprendre les effets de ces mobilités et leur fonctionnement. Dans ce contexte, des matériaux empiriques sont recueillis lors des différentes étapes des séjours, à travers les temps de préparation et de restitution, l’observation participante pendant le séjour et des entretiens semi-directifs après le séjour. Les résultats présentés ici s’appuient sur le premier séjour mis en place en avril 2019 à Copenhague qui a réuni un groupe de 8 personnes aux profils professionnels variés (pédagogues/formateurs, éducateurs intervenants auprès de jeunes enfants, professionnelle du sanitaire intervenant auprès de jeunes enfants, consultante en aménagement d’espace d’accueil pour la petite enfance, coordinateur de dispositifs pédagogiques pour sensibiliser les enfants à l’environnement et la nature), accompagnées par le Chef de projet et une interprète-médiatrice. Les effets de ces mobilités pour les professionnels sont analysés à travers un double prisme : les objectifs du séjour, énoncés avant sa réalisation, et les résultats, énoncés au retour, à la fois du point de vue des participants et des concepteurs du séjour. L’analyse de ces effets révèle le rôle central de l’altérité dans le processus de formation par la mobilité. Associée en premier lieu aux caractéristiques de la destination du séjour, cette altérité se déploie également au sein du groupe de participants.
« Vivre ensemble » la mobilité : la découverte de l’altérité par l’expérience collective du déplacement géographique
Du point de vue des concepteurs comme des participants au séjour, les objectifs du séjour font référence au registre de la nouveauté et de la différence. Pour les concepteurs, il s’agit d’aller à la rencontre d’autres modèles d’intervention afin d’enrichir et de mettre en perspective les pratiques professionnelles habituelles. Cet objectif est envisagé tant en termes de montée en compétence technique et pratique (modalités d’intervention) qu’en termes d’élaboration des représentations par rapport à ses propres pratiques et son environnement professionnel (institutions, partenaires, usagers). Les séjours proposent de se familiariser avec de nouvelles pratiques en cours dans d’autres pays, mais aussi de profiter de l’opportunité offerte par le décentrement géographique et culturel induit par le voyage pour appliquer un « regard éloigné » sur sa propre pratique et l’environnement dans lequel on l’exerce. Une réflexion comparative, entre les situations observées à l’étranger et celles rencontrées sur le terrain de sa pratique habituelle, est d’ailleurs suggérée afin d’envisager la possibilité de transférer les apports de l’expérience de mobilité dans la pratique professionnelle.
Les attentes énoncées par les participants convergent avec ces objectifs et on retrouve dans les effets attendus énoncés lors de la séance de préparation la dialectique de la nouveauté et de l’habitude : capacité à innover par rapport à sa pratique habituelle (rapporter de nouvelles idées, façons d’être, de faire, de penser), l’acquisition de nouvelles connaissances théoriques et techniques (sur la pédagogie, sur la santé des jeunes enfants, sur leur éducation, sur les relations avec les familles, le rapport à la nature), le souhait « d’élargir son champ de vision » (les fondements théoriques auxquels on a habituellement recours, la boîte à outils que l’on emploie, son réseau), s’exposer, tant professionnellement que personnellement, à des situations et contextes nouveaux et tester sa capacité d’adaptation, d’ouverture, d’étonnement.
Cette dialectique entre l’habituel et le nouveau est également présente au retour du séjour, lors de la restitution. Les participants font tout d’abord état de découvertes qui dépassent la question de l’éducation au plein air, avec par exemple la place des éducateurs hommes dans le champ de la petite enfance ou le respect des lois. La question de la possible transférabilité des pratiques observées révèle aussi le décalage entre ce qui a été expérimenté pendant le séjour et le quotidien professionnel. Certains professionnels évoquent ainsi la difficulté à parler de ce qu’ils ont vécu, soulignent l’importance des photographies ou vidéos pour rendre compte de ce qui a été observé, ou passent directement par l’expérimentation en testant des méthodes observées lors du séjour.
La référence à l’émission « Rendez-vous en terre inconnue », lors de la séance de restitution, révèle bien ce dépaysement pour les participants au séjour. La découverte de l’altérité, si elle est bien fondée sur le déplacement géographique, semble également liée au partage d’expérience entre les membres du groupe et à l’implication personnelle qu’induit le voyage. En effet, la diversité des profils professionnels des participants au séjour a été source d’échanges renforçant les apprentissages au cours du séjour. Relevée par les participants au séjour, cette mixité a participé au décloisonnement des identités professionnelles des participants. La confrontation à des pratiques différentes du contexte national dans lequel exercent les professionnels apparaît comme un levier pour les échanges de pratiques et représentations professionnelles. Enfin, la dimension personnelle de la formation, soulignée dans les attendus des participants, est également apparue dans leurs propos au retour. Alors que cette dimension n’avait pas été anticipée au moment de la conception du séjour, la référence au vécu personnel est très présente dans les retours de cette expérience. Certains participants situent ainsi une partie de leur discours d’un point de vue familial et laissent une large place à l’émotion. De même, le transfert de pratiques dans le champ professionnel, qui apparaît pour les participants lors de la séance de retour, se double d’une référence à des expériences réalisées dans le contexte familial. Sans doute lié à la thématique du séjour (éducation en plein air) et aux individualités des participants, ce constat ouvre des pistes de recherches à approfondir dans le cadre de ce séjour (entretiens semi-directifs à venir) et à mettre en perspective avec les prochains séjours organisés.
En conclusion, cette expérimentation de séjours de formation à destination des professionnels du travail social participe à une meilleure connaissance des relations entre apprentissage et mobilité internationale et de leur contribution au « vivre ensemble ». La rupture dans le quotidien, permise par le déplacement géographique et la découverte de pratiques et représentations différentes de celles de leur pays d’origine, renforce la capacité des participants à interroger leurs pratiques. Cette transformation est soutenue au sein du groupe à travers des échanges partant du vécu d’une expérience commune au sein de laquelle chacun s’engage aussi personnellement. La « magie du voyage », évoquée par l’un des participants, semble autant due au déplacement géographique qu’au fait de « vivre ensemble » la mobilité et offre des pistes de recherche à approfondir lors des prochains séjours.
Bibliographie :
Brassier-Rodrigues Cécilia, 2015, « La mobilité internationale, un passeport pour vivre et travailler ensemble », Journal of international Mobility, 1, n° 3, p. 45-60. URL : https://www.
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