Notre réflexion et nos questionnements émanent de notre pratique d’enseignantes à l’ISFSC qui forme des futurs assistants sociaux. Il est essentiel que nous vous exposions certaines caractéristiques de notre contexte professionnel, géographique et humain. Nous en arriverons par la suite au vif du sujet et à ce qui nous a amenées à tenter de vous exposer la manière dont les questions liées au vivre-ensemble rencontrent celles inhérentes au processus de formation au sein de notre établissement.
Nous enseignons à Bruxelles, capitale de l’Europe, ville de diversités où des identités fortes se côtoient et s’entrechoquent dans un mouvement de rencontres agitées qui se mettent en veille lorsque les médias et l’actualité ne viennent pas susciter en elles frustration, colère et repli.
Dans cette réalité aux multiples enjeux, notre école a pour mission de former les travailleurs sociaux de demain. Nos étudiants sont eux-mêmes issus de ce microcosme sociétal où l’agitation identitaire est omniprésente. Notre école est géographiquement localisée dans un endroit de Bruxelles où se concentrent les diversités liées aux métropoles. En outre, l’ISFSC se situe à mi-chemin entre deux des quatre communes les plus pauvres du pays. Nos étudiants sont évidemment impactés par cette localisation particulière.
Au sein de la section AS se côtoient des populations très hétérogènes en termes de nationalité, de cultures, de niveaux socio-économiques, de croyances religieuses et des pratiques qui y sont liées ou encore en termes d’âge et de réalités familiales. Notons également que la plupart des étudiants ont fait l’expérience du travail social en tant que bénéficiaires/usagers/patients.
Toute personne fréquentant cette école amène avec elle sa construction identitaire plurielle, qu’il s’agisse des professeurs ou des étudiants. C’est dans cette « michepotte », ce contexte particulier mais également révélateur d’une réalité sociétale plus générale que se rencontrent ces différentes identités.
Depuis quelques années, la réflexion sur le vivre ensemble est au cœur des discussions dans notre établissement. Force est de constater que nous, enseignants du social, sommes touchés de plein fouet par ces questions, au sein de l’école et en dehors.
Comment former les acteurs sociaux de demain si ceux-ci sont en difficulté de rencontrer l’Autre dans sa différence et de se rendre compte de leurs propres différences ? Comment questionner et travailler l’ouverture d’esprit face à des concepts « tabous », comme par exemple le communautarisme, l’homosexualité ou encore la sexualité de manière générale qu’il nous est parfois délicat de mettre en discussion.
Nous sommes, au départ, parties de réflexions entendues au détour d’un couloir, d’une classe ou encore de journées pédagogiques. Chez de nombreux enseignants, sous diverses formes, apparaissent des questions en lien avec la formation que nous dispensons. La première grande vague de questions a vu le jour, nous semble-t-il, avec la question du port du voile dans l’école. Depuis longtemps pourtant, les signes d’appartenance étaient acceptés dans notre établissement. Néanmoins, certaines étudiantes se sont présentées sous un voile quasi intégral, ce que nous n’avions pas anticipé. Certains enseignants et certains étudiants ont commencé à manifester leur inconfort pour aborder certaines thématiques jugées ou vécues comme sensibles. Ce phénomène a dès lors rendu visible quelque chose qui préexistait mais pour lequel aucune discussion franche n’avait encore eu lieu.
Les questions étaient présentes mais les impératifs pédagogique liés au programme et à l’enseignement ont rapidement repris leurs droits et ont relayé au second plan (mais jamais très loin) nos questions en lien avec l’art de vivre ensemble. Celles-ci refont sporadiquement surface à l’occasion de l’un ou l’autre événement qui nous poussent à devoir réagir dans l’urgence et à faire l’économie d’une réflexion de fond plus large. Dans cette communication, c’est de cette réflexion qu’il s’agit. Nous pensons qu’il est temps de comprendre ce qui est en jeu afin de nous positionner en tant qu’AS, en tant qu’enseignants, en tant que bénéficiaires, en tant que citoyens et peut-être même en tant que militants. Mais au fond, n’est-ce pas de cela qu’il s’agit ? Chez nous, comme chez eux ?
Ce que nous désirons développer ici est de comprendre comment penser la formation à partir de l’école, de manière à ce qu’elle soit en lien avec la réalité de l’identité des étudiants d’aujourd’hui et adaptée à la réalité du terrain du social d’aujourd’hui.
Pour parvenir à cela, nous allons parcourir deux dimensions. La première renvoie à la place à laisser à l’identité personnelle dans le processus de formation et dans la construction de l’identité professionnelle. Dans notre vision de ce qu’est le travail social et dans ce contexte de formation, nous cherchons à former des futurs travailleurs capables de rencontrer l’Autre dans une posture professionnelle adéquate. Il nous semble alors que deux biais peuvent apparaître : le premier dans la rencontre à proprement parler et le second dans l’accompagnement qui implique une prise de distance et une neutralité par rapport aux dispositifs d’aide et de soins envisageables avec la personne. Si le positionnement identitaire personnel supplante le positionnement professionnel de l’AS, le risque majeur est que l’AS ne remplisse pas sa mission de manière adéquate. En effet, en cas de conflit moral, l’intervention psychosociale risque d’être entravée . Le rôle de la formation est donc de mettre en lumière les différentes identités qui composent chaque étudiant afin de problématiser les lieux de tension éventuels et, de ce fait, d’anticiper et d’outiller l’étudiant face aux conflits moraux qui pourraient éclater dans un cadre professionnel.
L’approche des chocs culturels de Margalit Cohen-Emerique nous apprend à « prendre consciences de nos cadres de référence respectifs qui fondent le regard sur l’Autre » . Autrement dit, il s’agit d’apprendre à se décentrer afin d’être conscients des prismes de notre regard. Avec cette prise de distance, il sera alors possible de déterminer des « zones sensibles », celles où la communication est la plus difficile. Le but étant de permettre la découverte du cadre de référencement de l’Autre.
La seconde dimension que nous souhaiterions parcourir concerne la place donnée à l’engagement dans la formation. Ceci nous oblige à questionner tant l’objet de l’engagement que la manière de s’engager. Aux yeux de l’institution, l’engagement est valorisé. Celui-ci est souhaité avec un objet plutôt social, construit en termes de réflexions et tourné vers les collectivités. Il se retrouve dans l’identité défendue par le « label » de notre école. En effet, nous cherchons, depuis des décennies, à « former des professionnels de l’intervention sociale capables de promouvoir la justice sociale, l’émancipation des personnes, l’égalité hommes-femmes et le bien-être individuel et collectif. Cette formation vise à faire grandir l’engagement social » . Cette vision militante est une tradition dans notre établissement. L’objet de l’engagement ainsi que la manière dont chacun va s’engager sera reconnu ou non comme un combat légitime et dès lors valorisé ou non par l’institution.
Au niveau du corps professoral, plusieurs générations se côtoient. Les parcours professionnels diffèrent, la connaissance des réalités du terrain social est variable mais nous cherchons tous à former nos étudiants à un regard à la fois global et complexifié des réalités. Ce que nous remarquons c’est qu’il y a peu, voire pas, de débats de fond sur la place à donner, dans la formation, aux différences et aux « zones sensibles » existant dans la rencontre. L’absence de débat concerne également la manière dont chacun de nous traite ou souhaite traiter ces « zones sensibles ». Le risque de ne pas traiter ces « zones sensibles » est de tomber dans l’assimilation.
Les étudiants arrivent tous avec des positionnements personnels et, parfois, avec certains engagements. La plupart du temps, l’engagement défendu est en lien avec l’expérience personnelle des étudiants. Ceux-ci ont un parcours souvent marqué par les choix politiques et sociétaux. Ces parcours vont orienter leurs éventuels engagements et positionnements professionnels qu’il nous sera par la suite difficile de distancer de l’expérience personnelle.
Lorsqu’on réfléchit à l’engagement personnel et professionnel, un paradoxe apparait. En effet, les professeurs qui veulent former des travailleurs sociaux engagés défendent un certain type de valeurs (transmises dans leur enseignement) autour desquelles l’esprit critique de l’étudiant n’est pas toujours attendu. Or, si l’étudiant opte pour un type d’engagement différent, l’enseignant pourrait considérer que cet engagement manque de recul et d’esprit critique. Ainsi, il nous semble que l’engagement d’un étudiant de la section pour une cause telle que la lutte contre le droit à l’avortement ou encore contre le mariage pour tous pourra être longuement questionné par les professeurs et par certains autres étudiants. L’étudiant devra argumenter sa position et aura sans doute des difficultés à prouver que son positionnement personnel n’est pas incompatible avec la formation dans laquelle il se trouve et le métier auquel il tente d’accéder. A contrario, un étudiant engagé dans la lutte pour l’IVG ou le mariage pour tous ne devra pas davantage développer son point de vue ou argumenter. Il semble dans ce cas qu’une cohérence existe d’emblée entre la position personnelle et professionnelle. Une gradation existe donc dans les engagements dont peuvent faire preuve les étudiants.
L’engagement suscité amène alors des positionnements antagonistes de la part des enseignants et des étudiants. En effet, alors que nous, enseignants, attendons des étudiants qu’ils se décentrent et puissent mettre en perspective leur propre identité professionnelle (sur base de questions qui traversent aussi leur pratique), eux sont dans une optique davantage individuelle d’affirmation de soi.
Il nous semble donc que nous ne questionnons pas ce que les étudiants sont au niveau individuel et évitons d’aborder ces aspects. Or, nous leur demandons de se distancier des questions personnelles afin de mettre celles-ci en perspective dans une optique de développement professionnel.
Dans le cadre de la formation, nous ne devrions pas faire l’impasse des questions liées aux identités personnelles et aux dynamiques qu’elles suscitent. Former à l’engagement pourrait bien entrainer une formation qui ne valorise pas l’esprit critique et de ce fait une formation qui privilégie l’assimilation d’un point de vue professionnel au détriment d’un positionnement conscient qui intègrerait identité personnelle et professionnelle. L’école, en tant que lieu de formation, devrait soutenir la diversité et la visibilité des positionnements pour permettre à ceux-ci d’être mis au travail. Rendre visibles la pluralité des points de vue, même au risque du conflit, permet d’éviter l’invisibilité de certains replis identitaires qui empêchent le vivre ensemble, le débat démocratique et par là, une différenciation nuancée, la pensée individualisée qui est la base de la réflexion critique.
Le militantisme dans lequel nous tentons d’inscrire les étudiants peut se révéler être une des causes qui limite la rencontre des individus car ils se trouvent « enfermés » dans un carcan trop cadrant/trop petit/trop différent. La rencontre en terme de « choc culturel » est dès lors une étape antérieure nécessaire à la création d’une identité professionnelle. Cette rencontre doit être soutenue par une posture institutionnelle forte et sans ambivalence. C’est la condition sine qua non à l’émergence de futurs travailleurs sociaux conscients d’eux-mêmes tant dans leur identité personnelle que professionnelle et capable de rencontrer l’Autre.
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