Fiche Documentaire n° 574

Titre La qualification des publics du travail social, au regard du dispositif de signalement de l’enfance en danger

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Auteur(s) TARDIF Julien  
     
Thème entre misérabilisme des classes dangereuses et sollicitude des personnes vulnérables  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

La qualification des publics du travail social, au regard du dispositif de signalement de l’enfance en danger

Nous nous intéresserons au dispositif juridique du « signalement » en action sociale, à partir de la question de la maltraitance. Pour lutter contre ce problème social, une nouvelle norme s’est imposée, la bientraitance : les approches dispositionnelles et structuralistes la perçoivent comme un « ethos de classe moyenne » qui « s’universalise » en oubliant ses « conditions de possibilité » politiques et sociales de réalisation et d’extension au delà du « champ » où elle a pris forme (Bourdieu, 1994). Un effet de domination sur les classes populaires serait alors dénoncé selon la formule de Howard Becker comme une « entreprise morale » (Becker, 1963) qui « criminalise les pauvres » ou tout au moins qui réduit leur marge d’autonomie dans la production-valorisation en matière de savoir-faire éducatifs (Donzelot, 1977). Jacques Donzelot lui-même est revenu sur cette posture, en soulignant sa trop forte tendance à interpréter le travail institutionnel de prise en charge des bénéficiaires de l’action sociale, comme une « police et normalisation des comportements » (Donzelot, 2003).

Nous défendrons à l’appui de l’approche pragmatique des politiques publiques (Cantelli, Génard, 2007, Cantelli, Roca I Escoda, Pataroni, Stavo Debauge, 2009 ; Tardif, Felix, 2010) une lecture de l’action sociale qui analyse les aspects moraux des processus de qualification et qui traite directement les questions de la vulnérabilité et de la souffrance (Chauvière 2002, Ravon, 2006, Renault, 2008, Le Blanc, 2006, 2009, Cultiaux, Perilleux, 2009, Laval, 2009, Fassin, 2010) comme ayant non seulement redéfinies la question sociale et sanitaire contemporaine dans les années 2000, mais également interroge à nouveaux frais les « savoirs ordinaires » des praticiens (Laugier, Gautier, 2006 ; Felix, Tardif, ibid.) et pas seulement la place des bénéficiaires de l’action éducative et de soin dans le dispositif social et médico-social (Chauvière, 2010).

Nous illustrerons cette perspective par une ethnographie prolongée et parfois participante en « analyse de pratique » où il s’agit explicitement pour les acteurs en présence (éducateurs, chefs de services, psychologue du service, sociologue du service) de statuer sur l’opportunité, l’urgence, d’activer une procédure de signalement pour enfant « en danger ». Nous les suivrons dans leurs jugements et argumentations et dans les dilemmes moraux rencontrés dans l’épreuve de la qualification des publics et de leur suivi.

Nous défendrons que ce travail de qualification de la maltraitance ne peut se réduire à une « taxinomie » des manques et déficiences, réduisant l’approche sociologique des processus de catégorisation à ses seuls aspects « prescriptifs » (Quéré 1995) ou à un simple emprunt à sa définition originelle en psychologie cognitive sans prise en compte de ce que produit le « social » sur le cerveau humain (Ogien, 2010). Une orientation que l’on pourrait qualifier de « praxéologique » (Fradin, Quéré, Widmer, 1994 ; Quéré Ibid.,), passe davantage par une visée pragmatique entendue comme une sociologie morale et cognitive (Conein, 2005), attentive à la réévaluation du poids des affects et du rôle des objets dans la coordination de l’action. Nous proposerons donc une sociologie des « régimes d’action », dont l’orientation morale est fortement assumée et revendiquée. Une sociologie qui fait de la bientraitance une forme de visée du « bien commun » en compromis entre une éthique de la justice et une éthique du care (Paperman, 2000, 2006) ; et faisant des acteurs professionnels de l’action sociale, des personnes douées de « compétences morales » (Lemieux, 2009). Nous nous placerons pour ce faire dans le dialogue actuel entre la sociologie des régimes d’engagement forgée par Laurent Thevenot (2006), Marc Breviglieri Luca Pattaroni et Joan Stavo Debauge (2003) et l’orientation récemment introduite en France, des travaux américains sur « l’Ethique du care ».

Bibliographie

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THEVENOT L., l’action au pluriel, sociologie des régimes d’engagement, la découverte, 2006.

Présentation des auteurs


Non disponible

Communication complète

Nous partirons de ce qui nous semble faire convergence entre les perspectives récentes en sociologie des politiques publiques et l’orientation pragmatique française issue des travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot : l’idée de privilégier une analyse qui questionne à nouveau frais la normativité sociale comme modalité de la contrainte sur les logiques d’action. Perspective qui cherche à s’émanciper des approches dites structuralistes ou dispositionnelles de l’action. Pour Pierre Muller, « Il y bien une contrainte mais l’on en connaît pas les degrés de nécessité : la contrainte n’existe réellement qu’à partir du moment où elle est exprimée, construite, par des acteurs qui en définissent l’ampleur et les modalités » . Ces nouveaux rapports aux politiques publiques sont la conséquence d’un double mouvement à la fois « empirique » - délégation, externalisation des missions de l’Etat entrainant une multiplication des acteurs et des logiques d’intervention à coordonner - et « épistémologique » : « faire droit à une approche du politique qui déplace le regard des institutions qui le structurent vers les pratiques qu’il génère » .

Le domaine d’action publique considéré ici est celui de l’action sociale et médico-sociale, et plus précisément d’un service de prévention spécialisée terrain d’une thèse de doctorat en cours financé par la région Provence Alpes Côtes d’Azur. C’est une association, l’ADSEA06 (Association Départementale Sauvegarde de l’enfance à l’Adulte), de 750 salariés qui dispose également d’établissements d’handicap adulte et enfant. Nous sommes bien dans un contexte de multiplication des acteurs et de transfert de compétences vers le milieu associatif, dans une action sociale « territorialisée », « transversale » et « désectorisée » .

Nous nous intéresserons au dispositif juridique du « signalement » en action sociale. A partir de la question de la maltraitance, il s’agit de thématiser la manière d’appréhender théoriquement en sociologie ces contraintes sur les logiques d’action qui pèsent sur les acteurs sociaux. Pour lutter contre ce problème social, une nouvelle norme s’est imposée, la bientraitance : les approches dispositionnelles et structuralistes la perçoivent comme un « ethos de classe moyenne » qui « s’universalise » en oubliant ses « conditions de possibilité » politiques et sociales de réalisation et d’extension au delà du « champ » où elle a pris forme . Un effet de domination sur les classes populaires serait alors dénoncé selon la formule de Howard Becker comme une « entreprise morale » qui « criminalise les pauvres » ou tout au moins qui réduit leur marge d’autonomie dans la production-valorisation en matière de savoir-faire éducatifs . Jacques Donzelot lui-même est revenu sur cette posture, en soulignant sa trop forte tendance à interpréter le travail institutionnel de prise en charge des bénéficiaires de l’action sociale, comme une « police et normalisation des comportements » .

L’orientation pragmatique propose une autre vision de l’action publique, qui aurait pour souci de ne pas oublier les enjeux éthiques et le traitement moral des activités sociales. La question de la bientraitance ne se réduisant pas à une lutte des classes pour la définition de la bonne norme éducative. Elle a pour souci d’étudier la manière dont se configure un dispositif de signalement à partir d’une analyse située, du travail des « actants » , qui en forge la réalité par leurs actions quotidiennes. Ne pas prédéfinir l’environnement institutionnel, le degré de normativité qui pèse sur l’action des personnes, la nature des entités prenant part à la configuration du dispositif de signalement est une caractéristique essentielle d’une posture pragmatique de l’action publique. La définition des entités mobilisables humaines et non-humaines (institution, professionnel et usager des politiques publique, valeurs morales, éthos de classe, normes, textes réglementaires…) devient justement l’objet d’analyse.

Une vision qui oublie les aspects moraux des processus de qualification, tend à réduire celle-ci à une « taxinomie » des manques et déficiences, réduisant l’approche des catégories à ses seuls aspects « prescriptifs » . Une orientation que l’on pourrait qualifier de « praxéologique » (Ibid.), passe davantage par une visée pragmatique entendue comme une sociologie morale attentive à la réévaluation du poids des affects et du rôle des objets dans la coordination de l’action. Nous proposerons donc comme perspective alternative une sociologie des « régimes d’action », dont l’orientation morale est fortement assumée et revendiquée. Une sociologie qui fait de la bientraitance une forme de visée du « bien commun » en compromis entre une éthique de la justice et une éthique du care (« souci des autres ») ; et faisant des acteurs professionnels de l’action sociale, des personnes douées de compétences morales. Nous nous placerons pour ce faire dans le dialogue actuel entre la sociologie des régimes d’engagement forgée par Laurent Thevenot et l’orientation récemment introduite en France, des travaux sur « l’Ethique du care ».

I. Orientation « prescriptive » des catégories et analyse « dispositionnelle » de la maltraitance en action sociale

Reprenons la discussion entre Paul Ricœur et Pierre Bourdieu proposée par Guillaume Le Blanc traitant de la possibilité de penser une qualification de l’humain - sa fragilité - en terme moral ; pour investiguer la question suivante : la grammaire de la bientraitance peut-elle être une « grammaire sociale » sans être en même temps une « grammaire morale » ?

La « violence symbolique » contre l’illusion morale et la primauté accordée à l’orientation « prescriptive » des catégories

La réponse à la question précédente est affirmative si l’on se tourne vers les travaux de Pierre Bourdieu qui semble éminemment septique dans sa sociologie de «l’arbitraire » institutionnel et de la « violence symbolique », à la possibilité d’entrevoir comme réalisées, les conditions d’une « politique de la morale » , sans tomber dans le « soupçon » ou « l’illusion » de la dissimilation des « rapports de force ».

« Tout pouvoir de violence symbolique, i.e. tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre, i. e. proprement symbolique, à ces rapports de force »

Le champ d'action du pouvoir sur autrui se situe pour Pierre Bourdieu dans l'ordre symbolique : il consiste en l'imposition des modes légitimes d'appréhension et d'action dans et sur le monde social. Dans cet axiome transparaît une conception générale des rapports sociaux comme étant la relation qui unit rapport aux choses (monde sociale) et rapport aux sens . Ces rapports de sens (ou de signification) qui relèvent de l'ordre symbolique ne sont donc pas : (1) indépendants des rapports de forces sociaux : tendance perceptible dans les travaux de Durkheim sur l'éducation morale, le concept de conscience collective, ou l'analyse du conflit social réduit à la question de l'anomie. (2) Ces rapports de sens ne sont pas non plus totalement sous l'entière dépendance des rapports de force sociaux : tendance marxiste de la réification des luttes de classes en luttes physiques et armées, en conflit toujours perpétuel et jamais latent ou sans aucune possibilité de penser l'accord ou le consensus. Tendance présente également dans la conception foucaldienne du pouvoir comme « discipline » ou « dressage » sans percevoir le mécanisme d’une « violence douce » proprement symbolique "comme méconnaissance fondée sur l'ajustement inconscient des structures subjectives aux structures objectives" .

Il faut penser cette relation en terme d’autonomie relative à l'aide du concept de légitimité emprunté à Max Weber pour comprendre que l'exercice du pouvoir pour être efficace, c'est-à-dire ne pas être contesté, nécessite la méconnaissance de cette dépendance relative de l'ordre symbolique à la structure des rapports sociaux.

« Weber s'oppose à Durkheim comme à Marx en ce qu'il est le seul à se donner expressément pour objet la contribution spécifique que les représentations, de légitimité apportent à l'exercice et à la perpétuation du pouvoir, même si, enfermé dans une conception psycho-sociologique de ces représentations, il ne peut s'interroger, comme le fait Marx : sur les fonctions que remplit dans les rapports sociaux la méconnaissance de la vérité objective de ces rapports comme rapports de force » (Bourdieu, Passeron, op.cit., 1970).

Cette relation d’autonomie relative entre rapports de sens et rapports sociaux se traduit dans la sociologie de la catégorisation sociale, selon Albert Ogien , dans un rejet de « l'origine logique » des catégories, par le principe de « l’asservissement des formes de la connaissance aux cadres sociaux de leur émergence ». Perspective qui s’accompagne, chez Pierre Bourdieu d'une théorie de « l'arbitraire culturel », avec la notion de « pouvoir symbolique ».

Dans son texte sur la « catégorie famille », Pierre Bourdieu (1994, op.cit., p.135-145), indique que « les catégories contribuent à faire la réalité quelles évoquent », parce qu'elles animent un « véritable travail d'institution ». Ce sont non seulement des « schèmes classificatoires », mais aussi des « structures mentales » qui « contribuent à reproduire la catégorie sociale objective […] un principe collectif de construction de la réalité collective" (Bourdieu, ibid.). Ce programme dit « structuraliste-constructiviste » fonde une visée « prescriptive » des catégories (Quéré, op. cit.). Il se base sur l’idée qu’il faut trouver un principe de construction qui soit d’ordre structural et non basé sur des logiques d’interaction ou d’intersubjectivité. Bourdieu fait intervenir la « domination » ou « l’esprit d’Etat », pour dépasser la simple logique d’attentes et d’attributions réciproques dans l’accomplissement pratique des activités qui suffirait aux interactionnistes et aux ethnométhodologues pour parler de construction sociale des événements publics.

En s’attachant à analyser la catégorie « maltraitance », nous soulignerons les dérives que peuvent entrainer une lecture uniquement « structurale », « prescriptive » des phénomènes de catégorisation sociale. Les travaux en sociologie des cultures populaires suite à un séminaire de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron en 1982, ont proposé la qualification de cette dérive de tendance « misérabiliste » réduisant les pratiques et les valeurs des classes dominées en autant de manques, déficiences, écarts à la norme portée et incarnée par les classes sociales légitimes, parce que dominantes.

La lecture dispositionnelle de la bientraitance comme « ethos de classe moyenne » et la disqualification des savoir-faire éducatifs « populaires » :

Nous nous appuyons ici sur l’interprétation sociologique d’un travail de recherche conduit en 2005 par une équipe du département de sociologie de Genève, étude commandée par les autorités locales du Canton de Genève afin de comprendre l’emballement des statistiques depuis le début des années 90, concernant le signalement « d’enfants en danger ». Toute leur interprétation du phénomène se résume dans la proposition suivante :

« La régulation publique de la maltraitance nous permettra de révéler certaines tensions de classe qui se jouent autour du monopole de la définition légitime de la « bonne » parentalité et plus largement du style de vie « qui convient ». En effet, tout semble se passer comme si les fractions des nouvelles classes moyennes engagées professionnellement dans le travail de repérage, d’encadrement et d’assistance du problème maltraitance étaient en train de promouvoir de nouvelles conceptions éducatives (consubstantielles à leur ethos de classe) au sein des classes populaires, et plus particulièrement ses fractions les plus démunies » .

Nous les rejoignons sur le constat de l’évolution de la place centrale occupée par l’enfant au sein de la famille contemporaine, qui en effet, devient un repère tout à fait essentiel, « le seul repère fixe […] face à la déstructuration de l’institution familiale traditionnelle » . La reconnaissance juridique des droits de l’enfant adoptés en 1989 par la convention internationale des Nations-Unies, fait de l’enfant un individu à part entière, reconnu en tant que personne et sujet de droit (Frauenfelder et Delay op. cit.). Cette reconnaissance est un « repère fixe » au sens où il est rattachable à des conventions et à une logique d’action référée à un cadre juridique (les droits de l’enfant, l’aide sociale à l’enfance). La place croissante du régime « d’agapè » (amour) dans le maintien des relations conjugales, comme une « topique du sentiment », est venue bouleverser les repères de justification qui structuraient la « grandeur domestique » fondée sur le primat de la hiérarchie et de l’autorité patriarcale dans le modèle familial, jusqu’au début du XXème siècle. L’amour se mesure très mal à l’épreuve de justifications publiques, il se vit sous un mode bien plus personnel et intime. Il n’y aurait désormais que la relation filiale qui se vivrait comme un lien quasi indéfectible entre deux personnes, et dont la préservation deviendrait un enjeu fondamental. L’argument est utilisé par les auteurs pour expliquer la plus grande focalisation médiatique sur la protection de l’enfant contre toute forme de maltraitance, telle une « valeur refuge » (Frauenfelder et Delay ibid.). Conséquence du fait que l’on ne peut pas lutter rationnellement et juridiquement contre le dépérissement du sentiment amoureux dans la relation conjugale et contre la prédominance de cette « topique des sentiments » dans la relecture contemporaine des devoirs conjugaux.

Cette valorisation de la « famille relationnelle ou démocratique » pour reprendre le terme de François de Singly serait le propre du nouvel éthos de « classe moyenne » d’où sont issus les professionnels de l’action sociale. Elle s’opposerait à une conception plus « statutaire » des normes éducatives dans les classes populaires : « marquées par des rapports hiérarchiques entre adulte et enfant, et entre conjoints, par une forte division sexuelle des rôles parentaux ainsi que par la prédominance des intérêts collectifs du groupe familial sur les intérêts particuliers » (Frauenfelder et Delay ibid.). Ce nouveau crédo égalitaire dans les relations familiales serait porteur de nouvelles « injonctions » paradoxales avec plus de difficultés pour les familles défavorisées de s’y conformer : la questions des formes « d’exercices du pouvoir » serait un point de différenciation entre conceptions éducatives selon la classe considérée : les plus défavorisées « auraient davantage recours aux sanctions physiques », et auraient plus de difficulté à « favoriser l’intériorisation des règles et de dispositions à l’autorégulation chez un enfant», en réprimant sur l’instant, sans communiquer sur les raisons d’une telle sanction. « L’usage plus fréquent des sanctions physiques dans les familles populaires ne peut véritablement se comprendre que rapporté au « rapport au corps prédominant » dans ces mêmes classes, tel que celui-ci a pu se construire dans l’histoire du rapport des classes populaires, « comme classes laborieuses », « au travail et à sa pénibilité, qui font de la force physique la force de (sur)vie (économique) de ces populations »

L’analyse « légitimiste » en sciences sociales

La tradition socio-linguistique structuraliste n’est pas sans intérêt pour notre propos : il faut ici faire référence aux travaux de Collette Guillaumin qui distinguent « désignation négative » et « désignation positive » et aux travaux de Paul Wald qui distinguent terme « marqué / non marqué » d'une opposition catégorielle. La « désignation négative » (ou non désignation), le terme « non marqué » sont ici les catégories d'appartenances (ici la catégorie « famille » ou « parent »). La « désignation positive » ou le « terme marqué » désigne l'usager des services sociaux à partir d'une marque qui le « particularise », qui fait de lui un représentent non « authentique », non « prototypique » (Wald, ibid.), de sa catégorie d'appartenance. Il faut entendre par marquage, l'association dans une proposition entre un sujet et un prédicat d'action (mauvais parent), par opposition au terme non marqué qui n'est pas liée à un prédicat (le parent).

Nous sommes ici dans : « un rapport hiérarchique [où] le terme marqué apparaît comme un cas particulier de son terme non marqué […] ainsi posé une zone prototypique (par exemple celle de Hongrois authentiques) dans le champ où l'auto-définition est censée s'appliquer à tout individu, ouvre la possibilité de traiter les exemplaires non prototypiques comme marqués en faisant ressortir leur distance à ce centre. Le champ sera alors modulé, par des degrés d'authenticité » (Wald, op. cit.).

Nous pouvons ainsi compléter l’approche de Pierre Bourdieu pour interroger la manière dont la visée « prescriptive » des catégories décrit l'authenticité d'une catégorie d'appartenance en terme de rapports de forces sociaux, en prenant soin d’éviter tout incursion dans une « grammaire morale ». Pour reprendre l'expression de Pierre Bourdieu, qu'est-ce qu'une (bonne) famille, c’est une famille qui peut se prévaloir du « profit symbolique de la normalité » . La catégorie d'appartenance "famille" comme nous l'avons déjà noté ne se désigne pas comme telle. C'est une référence implicite qui reste ouverte qui n'est pas « limitative » et qui « fait silence sur elle-même » (Guillaumin, ibid.) contrairement au terme marqué (mauvais parent). En suivant Collette Guillaumin, c'est par un travail de recensement de l'ensemble des termes marqués (prédicats) qui désigne les usagers (violent, incestueux, autoritaire…), que l'on peut saisir un « modèle théorique » de la catégorie famille ou parent qui se « dessine authentiquement par ce qu'il n'est pas » (ni violent, ni incestueux, ni autoritaire…) (ibid.). L'authenticité que l'on peut définir de manière transversale comme « l'ensemble des configurations valorisées de relations sociales » (Bourdieu, ibid.).

La relation d'aide fondée sur l'action éducative, pose comme pré-détermination à l'interaction, un référent imaginaire et symbolique (le non – marqué, l'authentique, le conventionnel, le valorisé) qui se trouve ainsi institué, produit et reproduit par l'acte de désignation. L'action éducative à pour objectif de rapprocher l'usager du pôle d'authenticité. Cette identité à réalisée n’est pas interprétée dans ses fondements moraux, comme un "bien", mais uniquement dans un rapport de pouvoir entre classes sociales, c’est le propre de l’analyse légitimiste et de sa dérive en misérabilisme, de penser le populaire à « partir des seules mécanismes de domination sociale qui le constituent » (Grignon, Passeron, op. cit.).


II. Réinvestir la question morale et éthique : la norme de bientraitance et le dispositif de signalement au regard d’une sociologie pragmatique de l’action :

Ce n’est plus ce que Laurent Thévenot nomme le « transport de misère » d’un monde à un autre, qu’il faut craindre, mais bien la peur de voir une contamination de la misère de tout l’agir actuel et potentiel de l’acteur social, pour peut qu’il occupe toutes les positions dominées de l’espace social et symbolique. La théorie dispositionnelle de l’action est donc davantage susceptible de basculer dans le misérabilisme, car elle attache les éthos et hexis qu’ils soient mentaux ou corporels aux personnes. A l’opposé, l’orientation pragmatique, nous y arrivons, théorise le découplage entre les personnes et les multiples « états » qu’ils prennent dans le monde, confrontées à « l’épreuve des choses » (Boltanski, Thévenot, op. cit. 1991, p.189).

A défaut d’introduire une « grammaire morale », la posture dispositionnelle nous semble généraliser à outrance les postures de dépendance et d’incapacité à la différence d’une approche pragmatique qui aura pour souci de pluraliser les régimes d’action et de les contextualiser. Préciser dans quel agencement des êtres et des choses en situation, peut se produire ou non, une impuissance « dans le dire, le faire et le raconter » pour revenir aux travaux de Paul Ricoeur sur « l’autonomie et la vulnérabilité » .

Sens moral, définitions pluralistes du bien et de la responsabilité :

Il s’agit donc de proposer une interprétation du métier de travailleur social qui ne se réduirait pas à la reproduction d’un ethos de classe de la définition de la « bonne famille » qui lui serait propre, sans considération morale, jusqu’à décrire son bénéficiaire perpétuellement comme un « individu négatif » selon la formule de Robert Castel pour marquer la « déclinaison en terme, de manque de considération, manque de sécurité, manque de biens assurés et de liens stables » .
Les catégories peuvent être saisies également comme l’indique Louis Quéré en terme « praxéologique » : « Visé précisément à rétablir le primat de l'intension (sur l’extension) et à redéfinir la catégorie en termes opératoires d'actes de pensée plutôt qu'en termes représentationnels d'objets de pensée, et d'autre part à relativiser les notions d'abstraction et de subsomption par une définition plus pragmatique (en termes d'activité) » (Quéré, ibid.). A l’exemple des propos de cette éducatrice d’un quartier ZUS de Nice qui s’oppose au stigmate des jeunes qui trainent aux pieds des tours, et de l’irresponsabilité des parents : «les jeunes se regroupent en bas de leur immeuble [nom de la résidence] ce qui permet aux mères de famille de pouvoir les surveiller depuis leurs appartements » »
La perspective pragmatique propose de doter l’acteur social d’une faculté de réflexivité et de jugement sur la base d’un « sens moral » : la nécessaire confrontation du travail social non à son éthos de classe, mais à des « grammaires morales de la responsabilité », qui correspondent à autant de définition du « bien » à exercer envers autrui. Pluralité qui multiplie d’autant les grilles d’analyse et les formes d’arbitrage sur la manière de qualifier et de traiter les personnes. L’analyse des tensions qui en résulte est l’objet de la sociologie pragmatique.

La responsabilité est pour Jean-Louis Génard, une « nouvelle manière de comprendre l’action, de voir l’acteur comme un agent potentiellement autonome et dont l’identité était tout autant liée par la somme de ses actes qu’à un statut hérité » (Cantelli, Génard, op. cit.). La notion de potentialité est essentielle elle renvoie à une vision de l’acteur qui oscille entre « autonomie et vulnérabilité » (Ricoeur, op.cit.). Les travaux sur la « politique du care » (Paperman, Laugier, op. cit.), ont permis de retraduire un discours sur la proximité comme régime du « bien familier » dans l’attachement aux personnes concrètes, la réponses aux besoins les plus intimes et personnels ; comme n’étant pas une disposition féminine attachée à la seule relation maternelle dans l’espace domestique. Le care est porté au rang des "dispositions politiques et morales" complémentaire à la théorie classique de la justice qui elle ne fait pas de différence, reste impartiale et impersonnelle en ne pensant que l'égalité formelle en droit (tradition kantienne), la figure de l’individu « autonome » et « capable ». C’est donc la figure de la vulnérabilité sociale comme forme argumentative de qualification des usagers, en terme de revendication politique et morale, qui devient disponible à partir du registre de la « politique du care ».

Mais ces éthiques du care, confrontées à l’exigence « d’instituer » et de mieux « distribuer » le « bien trop personnel» qu’elles procurent, rentrent en tension avec le régime de justification et le bien plus public de rendre autonome ou de rendre justice : comme l’a décrit Luca Pattaroni l’effet « d’institutionnalisation du care, émousse son éthique », par l’injonction faite aux travailleurs sociaux de faire surgir auprès de leurs usagers le registre des capacités, de l’accès à l’autonomie et de la responsabilisation devant leurs actes. Ce registre moral joue sur une autre qualification celle issue non d’un « régime de proximité » mais du « régime public » de la justification sur des appuis conventionnels de types juridiques : des « imputations morales » pour reprendre les analyses de Nicolas Dodier qui insistent sur la responsabilité individuelle fasse à une transgression ou une faute et donc qui cherchent un responsable et évite de continuer l’enquête vers des imbrications d’acteurs humains et non humains dans l’analyse de « dysfonctionnements ». L’argumentation sur la « vulnérabilité sociale », appelle bien davantage le registre collectif et sociétal de la grammaire de la responsabilité, et non plus le seul registre individuel de l’attention stricte à la responsabilité de ses actes .

Selon la philosophe Marilyn Friedman : la norme de « bientraitance » se caractérise justement par une tension entre les éthiques du care et les éthiques du juste : « La meilleur façon de prendre soin des personnes consiste [notamment] dans la réparation des torts qui leur sont causés […] dans la réparation par la justice». Prendre soin d’autrui c’est donc aussi reconnaître l’importance de l’éthique de la justice dans son rôle de réparation du mauvais care.

Qualification des personnes dans l’épreuve de la coordination aux êtres et aux choses

Nous terminerons ce parcours par une analyse de cas en interprétant l’activité de signalement, comme un dilemme moral qui cause un « trouble » dans la manière d’identifier les usagers pris en charge. Il s’agit comme l’indique Marc Breviglieri de « l’émergence d’un mouvement d’attention par l’irruption du sentir jusqu’à pouvoir déclencher une émotion évaluative et convoquer un sentiment moral. Mais c’est entrevoir aussi comment la gravité d’un problème émerge » .

La réunion concerne deux éducatrices et la psychologues du service. Elles sont réunies pour statuer de la légitimité d’un signalement dans le cadre de la relation entretenue entre une mère (Madame A.) et son fils (B.). Le passage en régime de justification jusqu’à entrevoir la nécessité d’un signalement et donc la présomption de maltraitance, est assuré par la mobilisation du poids des émotions ressenties par les éducatrices face à la « forte densité morale de certaines informations visuelles » : une proximité corporelle impropre pour un enfant de 8 ans (« elle l’embrasse sur la bouche, dort avec lui, le triture »). La psychologue va elle-même employer d’autres informations visuelles pour leur opposer une qualification de « vulnérabilité » : « c’est elle qui a décroché son père après qu’il se soit pendu ». Elle évoque des formes d’adresse renvoyant à une relation male ajustée au delà d’un enfant en bas âge « Elle lui fait des papouilles », et non au vocable de la « trituration ». Nous suivons Bernard Conein, quand il nous invite à passer par une « théorie morale et cognitive de la perception » pour traiter ces données ethnographiques. Il décrit la particularité de la qualification humaine par rapport au traitement et à la reconnaissance des objets naturels (Conein ibid., 2006) comme ce « qui importe soit le fait […] qu’une personne suscite des attentes différentes de celles que l'on a vis-à-vis d'objets. […] qu’elle est sensible à la co-orientation et à l'attention sociale. L'absence d'attention la rend socialement invisible ».

Toute une grammaire de la capacité acquise vient soutenir le choix d’un délai supplémentaire d’analyse selon la psychologue et du maintien de la relation d’aide par le service : « elle a tout un amour pour son fils : il avait un problème d’obésité ca été traité très soigneusement par la mère, elle a toujours maintenu qu’il devait aller voir son père malgré la relation conflictuelle qu’elle a avec lui. Une inquiétude de la mère vis a vis de sa scolarité, un enfant très propre sur lui».

Une fois la décision « de se donner encore un mois » pour voir si la relation de proximité qualifiée de « pathologique » avec son fils peut être résolue en thérapie ; il reste à accorder cette décision avec la continuité de la mission éducative ce qui nécessite de répondre à la souffrance exprimée par les deux éducatrices « cette fusion avec la mère m'agresse et toutes ces choses qu’elles nous déballent ! ». Cela va nécessiter de reconfigurer l’ensemble du cadre de travail, pour limiter les contacts avec la maman quand elle attend de récupérer son fils en consultation avec la psychologue. L’ancien bureau du chef de service est reconfiguré en salle d’attente isolée du bureau des éducatrices afin de ne pas se faire envahir par ces « visions d’horreur ». L’attention et le rapprochement avec l’usager se règle sur une logique de la bonne distance propre à soulager les professionnels : « je l'ai empêché de rentrer pendant l'entretien avec B. mais après j'étais d'une extrême gentillesse je lui prenais la main » (la psychologue).

L’épreuve de la réalité passe donc par la coordination et la dépendance aux choses et pas uniquement par des épreuves de justifications d’ordre discursif ; et ce afin de pouvoir défendre la continuité du suivi éducatif, tout en rassurant les éducatrices dans leurs difficultés à faire face à la situation.

L’orientation prescriptive en sociologie morale :

Il est possible de retrouver un point d’accord avec l’orientation proposée par la sociologie critique notamment celle de Pierre Bourdieu, en soulignant que l’analyse rapportée précédemment, ouvre vers l’horizon de la maltraitance institutionnelle non pas dans une dénonciation de l’arbitraire de toutes les formes sociales institutionnalisées, mais comme potentialité qui a ses conditions pragmatiques de possibilités. Les professionnels se trouvant devant différentes possibilités d’arbitrer, confrontés aux différentes manières de définir le « bien » (Thévenot, op. cit., 2006, Pattaroni, op. cit., 2006) :
- préserver « l’aisance personnelle » dans le proche, assurer la perpétuation du « bienfait personnel » du care,
- tout en évitant la « contamination du proche » en déplaçant l’usager dans des régimes du type du plan et de la contractualisation de la relation pour construire une vie autonome par l’engagement dans la compétition scolaire, la recherche d’un maitre d’apprentissage…
- entrer dans des régimes de justification publics quand il s’agit de déterminer une situation de maltraitance : le registre de la responsabilité pénale comme horizon de réparation d’un mauvais care.

Mais cette « montée en généralité » du familier au public peut être malvenue, précipitée notamment quand les engagements publics du droit activés par le signalement, commettent des ravages dans l’engagement de proximité jusqu’à arracher l’enfant des bienfaits de son « monde habité », par un placement en urgence en raison d’une maltraitance qui parfois n’est pas toujours avérée, même quand de telles mesures sont prises.

Un dilemme moral de ce type ressurgit dans les propos suivant de la psychologue : « G. marche bien, ainée de la famille, invitée à partir en internat. Le décès de sa mère fait qu’elle culpabilise d’être parti. En tant qu’ainée elle récupère tout ce poids. C’est la carte de la réussite de sa vie personnelle qui a été jouée dans une perspective individualiste. Mais dans ces familles il arrive que l’ainé se sacrifie pour les autres enfants. G. est venue me parler du poids de l’histoire familiale quelle va devoir porter toute sa vie ».

Les législateurs de la loi sur la protection de l’enfance de mars 2007 conscient de ces dérives potentielles, si ils reconnaissent effectivement l’intérêt supérieur de l’enfant - et dans les cas jugés « urgents » de ne pas passer par l’information à la famille si l'enfant peut être mis en danger - elle reconnaît aussi l'importance de savoir par où l'on rentre dans le dispositif de signalement. L’entrée dans le dispositif de signalement devient avec la nouvelle législation, le Conseil Général, avant d'en recourir aux autorités judiciaires. La justice ne doit plus être sollicitée directement que 1) pour la maltraitance effective (moins de 15% des cas de signalement et pourtant plus de 52% des signalements lui sont envoyés directement ) et 2) dans le cas d’un signalement de risque de danger où la famille est totalement en refus de coopération avec le Conseil Général. Pour diagnostiquer ce refus de coopération cela suppose évidemment d’avoir averti la famille et l’agresseur supposé et donc tenté de discuter du signalement et de ses suites.

Ce processus d’emballement du dispositif juridique de signalement, peut être interprété dans le prolongement des travaux d’Axel Honneth, comme une forme particulière de « réification » qui passe par un « oubli de la reconnaissance » procuré par d’autres formes de bien que celui prodigué par le droit . La réification passe par le prima de la « connaissance » sur la « reconnaissance ». Dans le dispositif de signalement la « connaissance » est forgée sur le savoir médical accumulé dans la catégorie maltraitance, comme qualification de l’usager dans le registre juridique de la faute, compilé dans des techniques littéraires (guide du signalement) décrivant les indicateurs du danger ou de la maltraitance. Le signalement opère ce travail de rabattement sur « la posture de repérage limitée aux ressorts de la faute et du préjudice » (Breviglieri, op. cit.). On rentre alors potentiellement dans la maltraitance institutionnelle : ici si le choix avait été fait de couper le lien avec la prévention alors qu’il s’avère que cette maman Madame A. n’a pas d’autres interlocuteurs dans les services sociaux avec lesquels elle se sent écoutée et comprise.

La Psychologue : « … Moi c'est ce qui me préoccupe, c'est la logique du sujet, de ne pas la mettre dans l'urgence subjective car l'AED ça ne dure pas de toute façon […] l’AED (l’aide éducative à domicile) travaille sur un seul volet. Là elle a eu des gros problèmes financiers et de santé et du coup ils disent on s’occupe pas de ca, ils sectionnent, et ils n’ont même pas inscrit les enfants en colonie pendant les vacances. Elle me dit « ils me demandent de me déplacer j‘y vais ils veulent que parler de mon fils », alors que nous on les a orientés vers l’AS de la sécurité sociale et vers le coli alimentaire parce qu’ils n’avaient plus rien à manger »

Marilyn Friedman spécifie également que « la défense de la justice ne requiert pas le déploiement complet de toute l’attention mutuelle possible entre les individus (émotion sentiment, passion, compassion) ». Elle indique ainsi que l’analyse de cette tension n’abandonne pas la visée prescriptive de la qualification des personnes humaines, mais au contraire la redéploie au cœur d’une sociologie morale. En s’intéressant à la manière dont la survalorisation d’une forme de bien, peut écraser ou détourner l’attention d’autres. La survalorisation de la responsabilité individuelle de l’accomplissement de soi dans l’autonomie
Se fait aujourd’hui au détriment de « l’élaboration d’une morale qui soit à même de faire place et valoriser des manières très différentes d’adresser autrui (comme porteur de droit, comme membre d’une communauté culturelle particulière et enfin comme personnalité singulière) » .


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Résumé en Anglais

To fight against child abuse, a new standard has emerged, Welfare : in this paper we analyze the respective contributions which deals with the issue of pragmatic analysis and structuralist sociology. We show that issue of Welfare is reduced easily to a class struggle for the definition of educational standard. We suggest we doesn't forget the ethical and moral treatment of social activities. We have to observe how the actors (special needs worker, Head of Educational Service, psychologist) decide whether to activate a procedure for reporting child "at risk".