Pour une pédagogie de l’éducation spécialisée
Nous parlons d’une crise du travail social ; elle se manifeste entre autres par une crise des recrutements qui affecte institutions et centres de formation. Difficile d’analyser les causes de cette situation. Par ailleurs, des professionnels disent constater chez beaucoup d’éducateurs, même jeunes, une sorte de retour à des attitudes crispées sur « le cadre », au prix parfois de forçages éducatif... Je crois que la difficulté de fond où nous sommes d’identifier la spécificité de nos métiers – l’absence d’une culture professionnelle explicite – contribue largement à tout ce malaise. La dernière réforme des diplômes ES et EJE ne clarifie pas les choses. « Comment la pratique quotidienne s’écrit-elle ? Pourquoi les savoir-faire, les pratiques, les métiers n’ont pas d’écriture propre et se font « coloniser » par des théoriciens venus d’ailleurs qui finissent par écrire à leur place ? » Tout était dit par M. Cifali il y a plus de 25 ans : le silence problématique des praticiens de l’accompagnement sur ce qu’ils font (d’autres l’ont pointé à l’époque : J. Rouzel, M. Lemay, F. Alföldi…) et la « colonisation » de ce terrain par la recherche académique. Cela signifie-t-il qu’ils n’ont rien à dire de légitime sur leur propre travail ? Faut-il réduire celui-ci à un art de « la relation éducative », rebaptisé « clinique éducative » pour lui donner un prestige… « venu d’ailleurs » ?
Car savons-nous vraiment comment les praticiens font face aux innombrables problèmes qu’ils rencontrent tous les jours, au moment décisif : « Qu’est-ce que je dis, qu’est-ce que je fais dans cette situation ? » Le cœur du métier n’est pas écrit, partagé publiquement. Nous n’avons pas à ce jour de repères communs concernant des questions évidentes et brûlantes : par exemple la sanction ; ou les difficultés du quotidien ordinaire (lever, coucher, toilette, repas…), qui peuvent susciter l’usure professionnelle, voire la violence. Nous n’avons pas de capital partagé concernant les jeux, les activités et leurs enjeux en rapport avec tel public, telle situation… etc. Il se fait dans tous ces domaines des choses passionnantes mais qui ne font pas trace.
Qu’est-ce que l’éducatif ? Autrement dit, quelle est la spécificité des métiers de l’accompagnement ? « Gérer » les situations difficiles est déjà un art : protéger, contenir, aider à la socialisation, ce n’est pas simple. Est-ce le tout de notre travail ? « Dominer la situation ce n’est pas résoudre le problème éducatif », disait E. Freinet . Il est admis comme une évidence dans ces métiers, que l’essentiel est affaire de « relation » (ou plus radicalement : simple affaire de qualités personnelles). On réduit l’éducatif à la « création d’un lien » et à un équilibre entre « distance » et « proximité ». Mais une relation, ça se construit, se structure avec des supports, des attitudes délibérées… Et puis l’expérience montre qu’on peut avoir « une bonne relation » avec quelqu’un et se trouver avec lui devant un problème majeur qu’on ne sait pas comment aborder : je travaille bien avec ce jeune qui a fait beaucoup de progrès, mais je découvre ce matin qu’il a volé le portable de la stagiaire ; j’ai une relation de confiance avec cet ancien SDF, mais pas moyen qu’il accepte de se laver… Il nous faut des stratégies pour nous aider à aider…
On ne pourra saisir l’éducatif que dans des moments-clés où manifestement la réponse a fait mouche, où on peut dire : il y a eu un avant et un après cette séquence. On ne pourra identifier la spécificité de l’accompagnement que si on regarde de façon systématique « ce que trouvent les éducateurs quand ils trouvent ». La première urgence devient alors qu’ils rendent publique leurs réponses aux problèmes qui sont les leurs sur le terrain particulier qui est le leur. L’enjeu n’est pas là un savoir abstrait : il s’agit, à partir de nos réussites en contraste avec nos échecs, de nous donner des repères pour agir plus consciemment. Nous avons créé une revue, Le Fil du Récit, et publié deux livres recueillant des récits précis et impliqués de « trouvailles », où l’acteur lui-même nous raconte le chemin intellectuel et personnel qu’il a fait pour humaniser une situation nouée : Petites histoires de grands moments éducatifs et Sortir de l’impasse. Chaque histoire est étayée par une analyse et par des citations en écho, centrées sur les stratégies silencieuses et pourtant bien réelles de l’éducateur (médiations, jeux, dispositifs, paroles et attitudes choisies…) et sur ce qu’il s’est joué alors pour la personne qu’il accompagnait. Il faut donner un nom à ces pistes en puisant chez des auteurs ou en inventant des notions opératoires qui peuvent baliser notre terrain. Se dessinent deux grandes directions, deux types d’approches pour une situation problème :
D’abord un langage d’action où les gestes concrets (de l’éducateur) et les expériences (proposées à l’autre) vont signifier des enjeux, acquérir une efficacité symbolique. Cet enfant, orphelin, déborde une éducatrice par sa demande affective : celle-ci lui propose un check « secret » créé ensemble, et l’enfant s’apaise, comme grandi ; cette enfant polyhandicapée refuse de manger chez nous : l’éducatrice « reprend la méthode de la mère », elle lui chante une berceuse de chez elle (l’Afrique de l’ouest) contenant son prénom, l’enfant se met à manger… On retrouvera cette symbolisation en acte quand on fait vivre à l’autre une expérience profonde : un voyage intense, une activité forte, parfois un simple jeu, qui représentent une aventure intérieure où la personne découvre quelque chose qu’elle ne soupçonnait pas. Ainsi, ces jeunes qui ont vécu une activité « escalade », et qui peuvent dire ensuite, s’adressant à un jeune imaginaire : « la nature ne te veut pas du mal, elle est belle et il y a toujours une prise pour toi ; tu vas te dépasser » S’énonce là clairement la portée « initiatique » de l’expérience. On pourrait multiplier les exemples où une activité prend un sens existentiel.
Ainsi, qu’il s’agisse d’un geste significatif de l’éducateur envers la personne ou d’une expérience significative vécue par elle, on tient là le langage concret-symbolique propre à ceux qui accompagnent dans la vie : il s’agit d’inventer des rituels (souvent individualisés) via une mise en scène de micro-stratégies qu’il faudra nommer : création de « circonstances » (Deligny), appui sur les centres d’intérêt (Freinet) de la personne, jeux de places (pratique en ricochet de Fustier…), proposition d’authentiques réparations pour qui transgresse, choix de jeux, de chansons, d’activités qui « parlent »...
La deuxième direction est la parole : au-delà d’un « discours éducatif » unilatéral ou d’une vague discussion, la parole vraie vise une rencontre authentique qui demande qualité de l’écoute et implication, choix des mots, attitudes spécifiques. Une éducatrice en AEMO reçoit un père qui se montre d’emblée très agressif, la prévenant que c’est la première et la dernière fois qu’il vient ici, au service. L’éducatrice hésite à interrompre l’entretien, et finalement lui dit : « En fait, je ne sais pas quoi faire : je comprends que vous soyez en colère, mais cela m’empêche d’être sereine en face de vous. Je suis même plutôt stressée. » L’homme se sent entendu et il a devant lui une personne qui assume ses émotions sans l’accuser. L’entretien va se faire constructif. Il faudra là aussi nommer les façons d’écouter et de parler (reformulation, « messages-je », « recadrage » etc.), qui sont rarement spontanées, et donc se travaillent.
Les enjeux, dans tous les cas, tournent autour de la reconnaissance effective de la personne comme égale en humanité, unique parmi les autres, dans ses sentiments, dans ses centres d’intérêt profonds et ses compétences, dans ses liens fondamentaux (famille, culture)…
Dans notre contexte intellectuel et social actuel, la grande absente est la pédagogie, alors que c’est elle qui affronte le problème de la construction de la personne et du vivre-ensemble à l’aide de dispositifs, de gestes et d’expériences concrets mais significatifs, dans les situations d’enseignement, d’aide, d’éducation, de formation – d’accompagnement sur le chemin de la vie. Nous nous plaignons d’être socialement invisibles, soumis à des procédures bureaucratiques d’évaluation, à des tâches d’organisation qui nous éloignent de notre cœur de métier... Ce trop-plein envahissant remplit un vide : le silence des acteurs eux-mêmes sur leur action effective. Au-delà d’une posture défensive au nom de valeurs humanistes, il reste de notre responsabilité de partager publiquement nos pratiques vivantes. L’invisibilité de celles-ci, il ne tient qu’à nous d’en sortir. A nous de rendre des comptes à notre façon : dire à nos pairs ce que nous « trouvons », et inversement, apprendre d’eux. Dans ce partage, se dessineront des alternatives aux réponses réflexes pauvres qui nous viennent parfois faute d’identifier nos atouts propres. Nos « petites histoires », il faut enfin les prendre au sérieux pour apprendre ensemble : elles sont complexes, énigmatiques et précieuses. Donnons-nous les moyens de les faire circuler : revues, sites collectifs, chaînes vidéo… Notre travail de terrain deviendra notre recherche.
"Ce travail d’explication, d’explicitation, doit selon nous, déboucher sur une théorisation des pratiques éducatives à partir des pratiques elles-mêmes".
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