A la recherche d'une pédagogie de l'éducation spécialisée
Nous parlons d’une crise du travail social ; elle se manifeste entre autres par une crise des recrutements qui affecte institutions et centres de formation. Difficile d’analyser les causes multiples de cette situation. Par ailleurs, des professionnels disent constater chez beaucoup d’éducateurs, même jeunes, une sorte de retour à des attitudes crispées sur « le cadre », au prix parfois de forçages éducatifs, comme si on ne savait quoi faire d’autre. Je crois que la difficulté de fond où nous sommes d’identifier la spécificité de nos métiers est au centre de ce malaise.
Car savons-nous vraiment ce que font les praticiens, comment ils font face aux innombrables problèmes qu’ils rencontrent ici et maintenant ? Le cœur du métier n’est pas écrit, partagé publiquement. Qu’est-ce qu’on apprendrait si on allait y voir ? La première urgence serait que les praticiens racontent comment ils cherchent déjà – la recherche éducative à chaud, au moment de la rencontre, et ce qu’ils trouvent sur le terrain particulier qui est le leur. « Qu’est-ce que je dis, qu’est-ce que je fais ici et maintenant ? » C’est le moment décisif, éthique : s’obliger à chercher une réponse humanisante exige un effort de réflexion, un plus d’engagement. A partir du récit écrit de ce cheminement, on pourra débattre pour de bon : lectures plurielles de l’évènement, limites de la « trouvaille », alternatives possibles… Nous commencerons à tenir un objet pour une recherche de deuxième niveau : une théorisation de l’action. Donnons-nous un corps de récits précis et impliqués de moments éducatifs et regardons ce qu’il s’y passe ; soumettons notre réflexion à des exemples circonstanciés où l’acteur raconte de l’intérieur le détour qu’il a fait pour sortir d’une impasse. On verra que chaque histoire trouve des échos dans d’autres et que des principes d’action se dessinent : au-delà de « la relation éducative », l’acteur a eu des stratégies silencieuses et pourtant bien réelles (médiations, jeu, dispositifs, mots et attitudes choisis…). Il faudra donner un nom à ces pistes, puiser chez des auteurs ou inventer des notions opératoires. J’ai longtemps, avec des collègues formateurs, pratiqué le Récit Commenté d’une Trouvaille Educative ; nous avons créé une revue, Le Fil du Récit, et publié deux livres qui recueillent et commentent de tels récits : Petites histoires de grands moments éducatifs et Sortir de l’impasse (L’Harmattan). J’ai écrit trois livres qui proposent de tirer les fils de telles « trouvailles » : Rencontrer l’autiste et le psychotique, Chemins de l’éducatif, et Le tarot de l’éducateur (Dunod).
Ce travail d’explication, d’explicitation, doit selon nous, déboucher sur une théorisation des pratiques éducatives à partir des pratiques elles-mêmes. Au-delà de savoir « gérer » des situations difficiles (ce qui est déjà un art !), les praticiens inventent des choses inédites, profondes. Qu’est-ce qui fait dans ces moments-là « l’efficacité » de leurs trouvailles ? On verra que le langage spécifique des éducateurs, c’est la symbolisation des enjeux en parole et surtout en acte, qui opère la reconnaissance de l’autre comme personne unique.
Nous nous plaignons d’être socialement invisibles, soumis à des procédures bureaucratiques d’évaluation, à des tâches d’organisation qui nous éloignent de notre cœur de métier... Certes ! Mais il reste de notre responsabilité de dire publiquement ce que nous inventons au cœur même de la rencontre. Nos décideurs verront ce qu’on fait… Et surtout, s’expliciteront des alternatives aux réponses réflexes qui nous viennent faute de recherche commune. Nous avons là le matériau qu’il faut faire venir au jour et penser ensemble ; donnons-nous des organes de partage des pratiques (livres, revue, site…) : nous tisserons enfin une carte de notre territoire.
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